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Saga judiciaire du 15 mars 2002 : 9 à zéro pour les manifestants !

Anonyme, Jeudi, Novembre 27, 2008 - 16:28

alexandre popovic

Après six années et demie de bataille judiciaire, l'incroyable saga des procès des manifestants du 15 mars 2002 vient de connaître son dénouement avec l'acquittement des derniers groupes d'accusés par un jugement de la Cour supérieure du Québec qui n'a pas été porté en appel. Retour sur une saga judiciaire de longue haleine dont qui ne manque pas de rebondissements à couper le souffle.

Après six années et demie de bataille judiciaire, les derniers groupes d'accusés relativement à la manifestation du 15 mars 2002 ont récemment remportés une victoire définitive. Dans une décision datée du 24 septembre 2008, la juge Sophie Bourque de la Cour supérieure du Québec prononça l'acquittement des soixante-huit dernières personnes qui subissaient encore des procédures judiciaires découlant de l'arrestation de masse survenue lors de la manifestation de la Journée internationale contre la brutalité policière du 15 mars 2002.

Au moment d'écrire ces lignes, le délai d'appel était écoulé, ce qui signifie que la longue saga judiciaire du 15 mars 2002 s'est soldée par un échec cuisant pour la poursuite. Ainsi, malgré les immenses ressources et énergies qu'elle déploya, la poursuite n'a pas réussit à obtenir une seule condamnation au terme d'un des neuf procès différents qui se sont tenus à la Cour municipale de Montréal relativement à la manifestation du 15 mars 2002. Avec un score de 9 à zéro, il n'y a rien d'exagéré à parler de blanchissage pur et simple pour la poursuite !

La saga judiciaire du 15 mars 2002, c'est d'abord et avant tout l'histoire de dizaines de manifestants qui, avec l'aide inestimable d'une poignée d'avocats, décidèrent de se retrousser les manches et de se lancer à leur corps défendant dans une bataille longue et ardue, que ce soit en se représentant eux-mêmes en cour, en participant à d'innombrables réunions de stratégie ou en organisant des levées de fonds.

C'est l'histoire d'une bataille qui n'était pas gagnée d'avance et qui fut menée simultanément sur plusieurs fronts, amenant les accusés à s'adresser tantôt au Commissaire à la déontologie policière, tantôt au Conseil de la magistrature, et à intenter des recours extraordinaires devant les cours d'instance supérieures, en se rendant même jusqu'au plus haut tribunal de la province, la Cour d'appel du Québec.

La route vers la victoire fut longue et parsemée d'embûches. Les accusés se virent refusés massivement l'accès à l'aide juridique. On leur nia le droit d'entrer dans des salles de cour où se déroulaient des procédures qui concernaient leur dossier. Ils durent composer avec des juges lambineux qui prenait une éternité à rendre jugement. Ils furent confrontés à des procureurs de la poursuite si peu portés sur l'éthique qu'ils amélioraient leur preuve d'un procès à l'autre dans le but évident d'obtenir des condamnations.

Et malgré la quantité d'obstacles qui se dressèrent contre eux, malgré l'ampleur des moyens dont jouissaient leurs adversaires, malgré les défaites, les contretemps, les sautes d'humeur de certains juges, la mauvaise foi de certains procureurs de la poursuite, la lassitude, la frustration, l'écoeurement et le dégoût que leur inspirait parfois l'interminable succession de dénis de justice dont ils étaient victimes, il se trouvait encore des accusés qui étaient si convaincus de la justesse de leur combat qu'ils refusaient de s'avouer vaincus face à la machine judiciaire.

Dans cette rétrospective de la saga judiciaire du 15 mars 2002 qui suit ci-dessous, nous expliquerons comment et pourquoi les procédures traînèrent en longueur durant plus de six années. Voici donc sans plus tarder l'histoire incroyable mais vraie de cette bataille judiciaire épique qui ne manquera pas d'intéresser au plus haut point tous ceux qui se sentent amateurs de duel à la David contre Goliath.

Retour sur l'arrestation
de masse du 15 mars 2002

Depuis 1997, des groupes de défense des droits humains canadiens, américains, européens et latino-américains participent chaque année à la Journée internationale contre la brutalité policière, qui se tient le 15 mars. Plus particulièrement, à Montréal, une manifestation est organisée par le Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), un groupe autonome qui fait notamment la promotion des droits face à la police. En 2002, la manifestation annuelle du 15 mars en était alors rendue à sa sixième édition.

Lors des semaines précédent la tenue de la manifestation, la Section de la planification opérationnelle (SPO) du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) organisa des rencontres préparatoires au Quartier général du SPVM, situé au 1441 St-Urbain. Ces rencontres préparatoires réunissaient des officiers haut-gradés provenant de diverses branches du SPVM. Parmi elles, on retrouvait la Division du renseignement, qui avait pour tâche de recueillir des informations sur le COBP et de produire une évaluation du risque selon une échelle de un à cinq, cinq correspondant au niveau de risque le plus élevé. Lors d'un témoignage à la cour, le commandant adjoint de la SPO, Alain Tourigny, qui participa aux rencontres préparatoires, déclara que le niveau de risque pour la manifestation du 15 mars 2002 avait été établi à quatre sur cinq. (1)

Se basant sur cette analyse du risque, les officiers participant à ces rencontres préparatoires décidèrent de mettre en place un imposant dispositif policier en prévision de la manifestation du 15 mars 2002. Ce dispositif incluait la présence d'un panier à salade ainsi qu'une Force de réserve dirigée par le commandant Tourigny et composée d'une centaine de policiers, tous dotés d'un équipement de contrôle de foule, soit un bâton de vingt-quatre ou de trente-six pouces, un casque de protection et un bouclier. À cela s'ajoutait une équipe d'agent-dépisteurs, c'est-à-dire des policiers en civil dont le mandat consiste à se mêler à la foule afin d'identifier d'éventuels auteurs d'infractions criminelles ainsi que "d'identifier des personnes qui sont déjà connues auparavant pour d'autres manifestations", pour reprendre les propos tenus par le constable Francis Buteau lors d'un de ses témoignages. (2)

Le 15 mars 2002, vers 15h00, la SPO ouvrit le Centre de Commandement et de Traitement de l'Information (CCTI), avec à sa tête l'inspecteur Sylvain Brouillette. Précisons que le CCTI était l'organe décisionnel qui dirigeait l'ensemble de l'opération policière à partir d'une salle opérationnelle basée au 8e étage de l'édifice du Quartier général du SPVM. Vers 16h00, les pelotons de la Force de réserve se positionnèrent discrètement à divers endroits périphériques au point de rassemblement de la manifestation du COBP, soit le parc Émile Gamelin (mieux connu sous le nom de carré Berri), situé à l'angle des rues Ste-Catherine, Berri, de Maisonneuve et St-Hubert. Aux environs de 17h00, les premiers manifestants commencèrent à affluer au carré Berri.

Certains participants ne manquaient pas d'humour. Ainsi, l'un d'eux portait une tige de bois avec un beigne qui pendait au bout d'une corde, comme une sorte d'appât. Aussi, de délicieux biscuits en forme de cochon furent distribués aux participants en attendant le départ de la marche. Notons qu'aucun incident ne fut signalé au carré Berri, et ce, tout au long de la durée du rassemblement, comme l'attestait d'ailleurs une bande vidéo filmée par le sergent-détective Claude Roy qui fut déposée en preuve lors des procès subséquents. Or, vers 17h42, alors que la foule attendait calmement le départ de la marche, le commandant Tourigny discutait avec le CCTI de la possibilité d'empêcher les manifestants de prendre la rue en la confinant à l'intérieur du parc. "On ne voulait pas qu'ils quittent, on voulait les laisser manifester dans le parc", déclara le commandant Tourigny durant un témoignage à la cour. (3)

Vers 18h00, alors que lesdites discussions étaient toujours en cours, les manifestants prirent la rue avec à leur tête un camion de location blanc, équipé de haut-parleurs bruyants qui diffusèrent des slogans et de la musique pratiquement tout au long de la marche, ce qui donnait un certain caractère festif à l'événement. La foule s'élevait alors à plus de 400 personnes et se composait surtout de jeunes manifestants, dont plusieurs étudiants, mais comptait aussi d'enfants en bas âge ainsi qu'une personne handicapée se déplaçant en chaise roulante. Notons que la foule respecta scrupuleusement le sens de la circulation tout au long du trajet, qui s'étirait sur une distance totalisant 1.8 kilomètres. Du début à la fin de la marche, les quatre pelotons de la Force de réserve suivirent les déplacements de la foule en empruntant des rues parallèles de manière à ne pas être vus par les manifestants.

La foule emprunta d'abord le boulevard de Maisonneuve en direction ouest, jusqu'à la rue St-Urbain. Vers 18h13, la foule s'immobilisa devant le Quartier général du SPVM durant environ cinq minutes. À cet endroit, une manifestante se donna en spectacle en jonglant avec des espèces de nonchaku en feu. Soudainement, un manifestant se détacha de la foule qui était concentrée au milieu de la rue pour aller briser une fenêtre de l'édifice du Quartier général à coups de balais lave-vitre communément appelé squeegee. Un autre manifestant lança des billes dans les vitres à l'aide d'un lance-pierre. Des graffitis furent également peints, notamment sur une camionnette de l'escouade tactique qui avait été abandonnée sur place, malgré le fait que les policiers avaient reçut comme consigne de ne pas stationner de véhicules identifiables au SPVM devant des endroits susceptibles de recevoir la visite des manifestants, comme par exemple le Quartier général... (4) Au total, une douzaine de graffitis auraient été peints à différents endroits durant la marche.

Vers 18h20, le CCTI ordonna l'intervention de la Force de réserve afin de mettre fin à la manifestation. Le commandant Tourigny aurait souhaité procéder à l'encerclement de la foule lorsqu'elle se trouvait encore en face du Quartier général. "L'environnement s'y prêtait facilement", commenta-t-il durant un procès. (5) Mais il était trop tard car la foule avait déjà commencé à poursuivre son chemin en marchant en direction sud, sur la rue St-Urbain. À la hauteur du boulevard René Lévesque, le sergent Daniel Lemay procéda à la lecture d'un ordre de dispersion. L'agent-dépisteur Francis Buteau, qui était en retrait de la foule lors de la lecture de l'ordre de dispersion, déclara durant l'un de ses témoignages que les manifestants n'avaient rien entendu. "La foule ne pouvait pas l'entendre parce qu'il y avait trop de bruit", déclara le constable Buteau. (6)

Rendu à l'intersection des rues St-Antoine et St-Laurent, la foule s'arrêta de nouveau pour écouter des discours. Vers 18h38, la Force de réserve fut déployée à cet endroit. Les unités de policiers anti-émeute apparurent aux quatre coins cardinaux, piégeant ainsi la foule en l'encerclant à l'intérieur du stationnement situé à l'opposé du Palais de justice de Montréal. Seuls une cinquantaine de manifestants parvinrent à échapper à l'encerclement en prenant leurs jambes à leur cou avant que le déploiement policier ne parvienne à bloquer toute possibilité de fuite. Durant la manoeuvre, le commandant Tourigny ne cessait de hurler à ses troupes de "compacter la foule", (7) c'est-à-dire resserrer l'étau policier formé autour des manifestants, ce qui a eut pour effet de presser ceux-ci les uns contre les autres.

Il est à noter que la foule n'opposa aucune résistance physique tout au long du déploiement policier. D'ailleurs, le commandant Tourigny reconnut lui-même lors d'un témoignage qu'il avait affaire à "un type de foule qui justement ne cherche pas la confrontation directe." (8) En fait, ce furent surtout les policiers qui se montrèrent agressifs. Dans l'heure qui suivit l'encerclement, une des manifestantes arrêtée, soit Marie-Ève Chênevert, fut même frappée d'un coup de bâton à la tête par un policier qui était seulement identifiable par l'inscription du numéro no. 87 sur son casque. Marie-Ève perdit immédiatement connaissance, subissant une commotion cérébrale et des lésions au niveau du pariétal droit. Comme nous le verrons plus loin, le policier qui portait le casque no. 87 devra répondre de son geste devant le Comité de déontologie policière.

Vers 19h04, le sergent-détective Robin Ferland s'adressa à la foule captive avec un porte-voix. Les personnes encerclées furent alors informées qu'elles étaient en état d'arrestation pour attroupement illégal. Précisons que l'article 63 du Code criminel canadien définit un attroupement illégal comme étant la réunion de trois individus ou plus qui s'assemblent dans l'intention d'atteindre un but commun et se conduisent de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, à des personnes se trouvant dans le voisinage de l'attroupement qu'ils ne troublent la paix tumultueusement. En fait, il s'agit essentiellement d'une infraction à caractère préventif donnant aux policiers le pouvoir de mettre fin à une manifestation avant qu'elle ne devienne une émeute, laquelle est d'ailleurs définie dans le Code criminel comme étant un attroupement illégal qui a commencé à troubler tumultueusement la paix.

Bilan de l'opération policière : 374 arrestations, dont 102 personnes mineures. Comme le nota un article paru à la une du quotidien The Gazette, il s'agissait-là de la plus importante arrestation de masse à Montréal depuis l'épisode de la proclamation de la Loi des mesures de guerre à l'époque de Crise d'octobre, en 1970. (9) Fait particulier, les policiers se révélèrent complètement inefficaces au chapitre de l'arrestation et de l'identification de la poignée d'individus qui se livrèrent à des actes de vandalisme durant la marche, et ce, en dépit de la quantité importante d'effectifs du SPVM assignés à la manifestation, incluant la présence d'une équipe de huit agent-dépisteurs qui avaient précisément pour tâche d'identifier les auteurs d'actes criminels.

Ainsi, les policiers furent incapables de procéder à l'arrestation d'un individu qui, selon un rapport signé par deux dépisteurs, aurait commis à lui seul le trois quart de tous les graffitis de toute la manifestation. Ils furent tout autant incapables d'identifier le manifestant qui avait brisé une vitre du Quartier général à coups de squeegee. Enfin, aucun des huit agents dépisteurs qui participèrent à la marche ne remarquèrent qu'un manifestant avait lancé des billes avec un lance-pierre dans les vitres du Quartier général. En fait, si un manifestant fut inculpé pour ce geste, c'était uniquement parce qu'il avait été identifié par des policiers qui se trouvaient, non pas dans la rue avec les manifestants, mais bien à l'intérieur d'un local du Quartier général au moment où les billes furent lancées.

L'incompétence apparente du SPVM n'était pas nécessairement accidentelle. En effet, si l'accumulation des actes de vandalisme servit de prétexte au CCTI pour donner le feu vert à l'intervention de la Force de réserve, force est de constater que la véritable priorité du SPVM était de capturer un maximum de manifestants opposés à la brutalité policière plutôt que de sévir contre les auteurs des méfaits.

Les centaines de manifestants encerclés dans le stationnement n'étaient cependant pas au bout de leurs peines puisqu'un long et laborieux processus d'écrou et d'identification de chacun des prévenus débuta sur le site même de l'arrestation de masse. Dans un premier temps, les prévenus étaient retirées un à un de l'encerclement et se firent apposer des étreintes de plastique communément appelées "tie-wrap." Ces prévenus étaient ensuite soumis à une fouille sommaire, par palpation, et durent fournir leur nom et date de naissance aux policiers pendant qu'un enquêteur les prenait en photo.

Lorsque les policiers en avaient terminé avec un prévenu, celui-ci prenait place dans un véhicule affecté au transport des prévenus pour être éventuellement acheminés dans un centre de détention du SPVM. Cette première phase de la procédure d'écrou se prolongea au-delà de 1h du matin sur le site de l'arrestation de masse. Tout au long de cette période, la foule captive était totalement exposée aux rigueurs du climat hivernal, lesquelles se manifestèrent sous la forme de vents froids et même d'averses de pluie verglaçante. À un certain moment, des autobus de la Société de transport de Montréal furent même dépêchés sur les lieux parce que les conditions météorologiques rendaient la procédure d'écrou trop difficile pour les policiers, qui avaient de plus en plus de mal à remplir les fiches d'identification des prévenus à l'extérieur.

Une fois arrivés au centre de détention, les prévenus furent soumis à la deuxième phase de la procédure d'écrou et d'identification. Ils furent à nouveau fouillés et durent à nouveau fournir leur nom, date de naissance et adresse avant d'être escortés dans un bloc cellulaire. Une fois rendus en cellules, ils n'avaient alors plus qu'à attendre d'être convoqués par un enquêteur qui avait pour tache de vérifier à nouveau l'identité de chacun des prévenus avant de les remettre en liberté. Cette deuxième phase du processus d'écrou fut également excessivement longue et pénible. Les prévenus furent privés de leurs effets personnels, incluant les lunettes, et entassés comme du bétail dans des blocs cellulaires insalubres. Certains prévenus durent attendre jusqu'en fin d'après-midi du 16 mars, soit près de vingt-quatre heures après leur arrestation, avant de se retrouver à l'air libre.

Les prévenus âgés de dix-huit ans et plus furent tous libérés en signant une promesse de comparaître, à l'exception de six personnes qui comparurent détenues devant le juge Morton S. Minc de la Cour municipale de Montréal, le lendemain matin. Cette poignée de manifestants devaient répondre à des accusations additionnelles en plus de celle d'attroupement illégal, soit possession d'arme prohibée (en l'occurrence du poivre de cayenne), bris de condition (en contrevenant à une interdiction de manifester), voie de fait sur un agent de la paix (en frappant un policier avec ses bottes sur le chemin des cellules) et méfait (en lançant des billes sur les vitres du Quartier général). Notons toutefois que l'un d'eux n'était accusé que d'attroupement illégal et eut droit à ce traitement uniquement parce que le SPVM le considérait comme étant un "récidiviste notoire".

Les six furent libérés sous huit conditions, dont l'une d'elle leur interdisait de participer à une manifestation en ayant sur eux ou en leur possession "tout sac ou contenant pouvant dissimuler toutes choses susceptibles de servir d'arme." Par ailleurs, six autres manifestants qui faisaient eux aussi face à des accusations supplémentaires purent être libérés sans comparaître détenus et sans autres conditions que celle de se présenter à la Cour municipale à la date inscrite sur leur promesse de comparaître. L'un d'eux était accusé de voie de fait sur un agent de la paix (en crachant sur la visière d'un policier durant l'encerclement) et un autre de possession d'arme prohibée (en l'occurrence des colliers et des bracelets munis de pics et de vis).

Bienvenu dans la galère judiciaire

L'arrestation de masse représentait la partie la plus facile pour les autorités. C'est lorsque vint le moment d'intenter des procédures judiciaires contre toutes les manifestants du 15 mars 2002 que les choses commencèrent à se compliquer...

Précisons d'entrée de jeu que les manifestants âgés de moins de dix-huit ans au moment des faits échappèrent aux accusations d'attroupement illégal. En fait, plusieurs dizaines de personnes mineures qui furent arrêtées ce soir-là n'ont jamais eu à répondre de quelque accusation que ce soit. Dans le pire des cas, un certain nombre d'entre eux reçurent un constat d'infraction à un règlement municipal par la poste plusieurs mois après l'événement. Ils furent accusés en vertu de l'article 1 du Règlement concernant la paix et l’ordre sur le domaine public, c'est-à-dire d'avoir gêné ou entravé la circulation des piétons et des véhicules automobiles en se tenant immobile, en rôdant ou flânant sur les voies et places publiques, et d'avoir refusé sans motif valable de circuler à la demande d'un agent de la paix. Notons que tous ceux qui se donnèrent la peine de contester leur constat d'infraction furent acquittés par le tribunal.

Cela étant, il n'en demeurait pas moins qu'il restait 268 personnes accusées d'avoir prit part à un attroupement illégal, le 15 mars 2002, ce qui posait un défi logistique d'une ampleur inédite pour la Cour municipale de Montréal. Dans un premier temps, la poursuite dû remplir son obligation en matière de divulgation de la preuve. La Cour suprême du Canada a en effet établi qu'avant l'ouverture du procès, la poursuite a le devoir de communiquer à la défense tous les éléments de preuve qui sont pertinents au droit constitutionnel de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Compte tenu de l'ampleur de l'opération policière du 15 mars 2002 et du nombre important de policiers impliqués, il ne s'agissait pas là d'une mince affaire.

Ainsi, le rapport d'événement du SPVM qui fut remis individuellement aux accusés à leur première comparution comptait à lui seul une soixantaine de pages, en incluant les annexes. Et il ne s'agissait-là que d'un avant-goût. Les accusés durent attendre onze mois après leur arrestation avant d'avoir droit au gros de la preuve, c'est-à-dire deux cassettes vidéo, deux cassettes audio contenant les communications orales entre policiers et environ 200 photos gravés sur un CD-Rom. D'ailleurs, la décision de la poursuite de ne remettre à la défense que 120 copies de ces documents fera en sorte que plusieurs accusés n'auront jamais eu accès à cette preuve avant leur procès.

L'autre difficulté qui se posa était la capacité d'accueil des salles d'audience de la Cour municipale. En vérité, il s'agissait d'un faux problème dans la mesure où l'accusation d'attroupement illégal était de nature sommaire, c'est-à-dire appartenant à la catégorie des infractions les moins graves du Code criminel, de sorte que les accusés représentés par avocat n'avaient pas l'obligation de se présenter au tribunal à chacune des dates d'audition de leur cause. Évidemment, lorsque les accusés n'ont pas l'obligation de faire acte de présence à la cour, alors ils ont tendance à ne pas se bousculer aux portes du tribunal...

On en a eu la preuve lors de l'audition pro forma du 12 février 2003 (les auditions pro forma - terme latin signifiant "pour la forme" - sont des étapes procédurières lors desquelles les parties comparaissent devant la cour afin de prendre des décisions pouvant affecter le déroulement d'une cause, comme par exemple annoncer un changement de plaidoyer ou fixer une date de procès). Pour la première fois, les dossiers de toutes les personnes accusées d'attroupement illégal en rapport avec l'arrestation de masse du 15 mars 2002 avaient été fixés le même jour, à la même salle. Et comme de fait, seulement une cinquantaine d'accusés se présentèrent, ce qui représentait grosso modo un accusé sur cinq. Normalement, une telle affluence n'aurait pas dû causer problème puisque la Cour municipale disposait d'une salle pouvant facilement accueillir un tel nombre de personnes simultanément, soit la salle R.30.

Or, les responsables de l'administration de la Cour municipale choisirent plutôt de tenir cette audition pro forma à la salle R.40, qui avait une capacité d'accueil de seulement trente-deux places assises. De plus, des dossiers se rapportant à d'autres causes furent également fixés pro forma sur le rôle de la salle R.40 (le rôle désignant ici la liste sur laquelle sont inscrits les causes, avec leur numéro de dossier respectif, qui doivent être entendues dans une salle donnée). Résultat : environ la moitié des accusés du 15 mars 2002 qui avaient fait le déplacement pour recevoir la communication de la preuve se virent nier le droit d'entrer dans la salle R.40 et durent faire le pied de grue à l'extérieur pendant deux, voire trois heures de temps, avant de pouvoir être admis à l'intérieur.

Cette situation fut d'ailleurs dénoncée par des accusés qui se représentaient eux-mêmes lorsque leur dossier arriva devant le juge Antonio Discepola, qui siégeait à la salle R.40 ce jour-là. Ces protestations étaient d'autant plus nécessaires que le même scénario risquait de se répéter à la prochaine date d'audition, celle-ci ayant été fixée à la même salle. L'affaire n'en resta pas là puisqu'une plainte écrite fut ensuite envoyée au juge-président de la Cour municipale, Pierre Mondor, et à d'autres intervenants du système judiciaire. Des représentants du ministère de la Justice du Québec communiquèrent même avec les responsables de l'administration de la Cour municipale pour s'assurer qu'ils avaient été "sensibilisés" à la question. (10) Malheureusement, l'avenir prouvera au contraire que le pire était encore à venir...

Les accusés durent eux aussi composé avec des difficultés qui leur étaient propres, dont la plus importante était sans contredit les refus des demandes d'aide juridique qui étaient faites auprès du Centre communautaire juridique de Montréal (CCJM), un organisme relevant de la Commission des services juridiques. Lorsqu'il n'invoquait pas les critères d'admissibilité de nature financière, le CCJM basait ses refus en expliquant laconiquement que le service demandé était "non couvert" par la Loi sur l'aide juridique. Ces refus prirent par surprise les avocats au dossier. En effet, jusqu'à tout récemment, le CCJM émettait des mandats d'aide juridique dans les causes d'attroupement illégal.

Ces refus multiples furent contestés massivement devant le Comité de révision de la Commission des services juridiques. Après avoir pris la cause en délibéré pendant plus de six mois, les trois membres du Comité de révision, soit Pierre-Paul Boucher, Manon Croteau et Josée Ferrari, rendirent leur décision au début de l'été 2003. Dans sa décision, le Comité valida la politique de refus de demandes d'aide juridique appliquée par le CCJM en statuant que "la présente affaire ne soulève aucune circonstance exceptionnelle, notamment par sa gravité ou sa complexité, qui aurait pour effet de mettre en cause l'intérêt de la justice".

En d'autres mots, le Comité de révision était d'avis que l'infraction d'attroupement illégal était d'une telle simplicité que les accusés pouvaient facilement assurer leur défense au procès en se passant des services d'un avocat. Fait particulier, le juge Morton Minc exprima une opinion tout à fait contraire à celle du Comité l'année suivante. "Les défendeurs vont avoir un procès conjoint où les règles de procédure sont plus compliquées que dans un procès où il n'y a qu'un seul défendeur. Pour cette raison, l'assistance d'un avocat est précieuse pour eux et pour une bonne administration de la justice", déclara le juge Minc lors d'une audition à la Cour municipale après que la défense eut expliqué les problèmes d'accès à l'aide juridique. (11)

En fait, tout indiquait qu'il n'y avait pas que l'interprétation de la Loi sur l'aide juridique qui était en cause dans cette affaire. Sinon, comment expliquer le fait que les accusés du 15 mars 2002 habitant à l'extérieur de Montréal se virent accordé l'aide juridique sans aucun problème ? Ceux-ci faisaient pourtant face à la même accusation que les demandeurs montréalais qui avaient essuyés des refus. En fait, la seule différence tenait dans le fait que les accusés de l'extérieur de Montréal n'avaient pas adressé leur demande au CCJM. Comme nous le verrons ci-dessous, la question du paiement des honoraires des avocats de la défense fera à nouveau surface à l'ouverture de certains procès.

Entre-temps, la rareté des mandats d'aide juridique pour la cause du 15 mars 2002 eut pour effet de décimer les rangs des avocats de la défense. Ainsi, en date du 1er mai 2003, on dénombrait dix-sept avocats de la défense qui représentaient des accusés dans cette affaire. Après la décision du Comité de révision, seuls sept d'entre eux continuèrent à occuper au dossier, se partageant ainsi plus de 200 accusés entre eux. En fait, l'écrasante majorité des accusés étaient représentés par deux avocats qui avaient déjà acquis une certaine expérience dans les causes de manifestants, soit Me Denis Poitras et Me Pascal Lescarbeau.

Bien au fait des problèmes d'accessibilité à l'aide juridique et désireuse de faire fondre la masse d'accusés, la poursuite fit une offre de règlement quelques jours avant l'audition pro forma du 24 avril 2003. Ainsi, la poursuite communiqua avec les avocats de la défense pour les informer qu'elle proposait à la majorité des accusés une offre se résumant à plaider coupable à une infraction à un règlement municipal passible d'une amende de 100 $, plus 38 $ de frais, en échange de quoi l'accusation d'attroupement illégal serait retirée dans leur dossier. La poursuite s'était apparemment imaginé que les accusés seraient nombreux à vouloir à "acheter la paix" pour la "modique somme" de 138 $. Il s'agissait-là d'une grossière erreur de sa part car seul un petit nombre d'accusés succomba immédiatement à ce racket.

Mais une bien pire nouvelle attendait la poursuite. En effet, lors de l'audition du 24 avril, la défense annonça au tribunal qu'elle était prête à fixer des dates de procès pour l’ensemble des accusés. Tant le tribunal que la poursuite semblèrent quelques peu pris au dépourvu devant l'ampleur de la tache qui les attendaient. C'est pourquoi les avocats des parties se retrouvèrent au bureau du juge-président de la Cour municipale afin de trouver un terrain d'entente.

C'est alors qu'il fut convenu de procéder à la tenue d'une conférence préparatoire, le 1er mai suivant. Précisons que le Code criminel stipule que la conférence préparatoire vise à "favoriser une audition rapide et équitable" d'une cause qui se retrouve à procès. Obligatoires dans les procès devant jury, les conférences préparatoires sont monnaie courante au Palais de justice de Montréal. Pour la Cour municipale de Montréal, il s'agissait-là d'une grande première : jamais auparavant une conférence préparatoire n'avait été tenue à l'intérieur de ses murs. Comme nous le verrons ci-dessous, le résultat en sera pour le moins désastreux.

Le dérapage de la conférence préparatoire

Le 1er mai 2003, les noms de 245 accusés du 15 mars 2002 étaient inscrits sur le rôle de la salle 1.40 de la Cour municipale, où se tenait la conférence préparatoire. L'incident du 12 février précédent avait eut un effet démobilisateur chez les accusés, de sorte que seulement une vingtaine d'entre eux se présentèrent pour assister à la conférence préparatoire, dont plusieurs qui se représentaient eux-mêmes. Ce qui était en quelque sorte un mal pour un bien puisque la salle 1.40 était encore plus petite que la R.40. En fait, ceux qui avaient été choqués par l'attitude de la cour lors de l'audition du 12 février n'avaient rien vu encore...

Ainsi, les accusés réalisèrent assez vite que la modeste capacité d'accueil de la salle 1.40 n'avait aucune importance puisqu'ils se virent tous refuser le droit d'entrer par des agents de sécurité agissant sous les ordres du juge Jacques Ghanimé, qui présidait la conférence préparatoire. Le juge Ghanimé tenait tellement à s'assurer à ce qu'aucun accusé ne puisse assisté aux travaux de la conférence préparatoire qu'il alla jusqu'à faire verrouiller la porte de la salle d'audience, ce qui eut pour effet de séquestrer les avocats à l'intérieur.

C'est ainsi que le juge Ghanimé laissa poireauter les accusés toute la journée à l'extérieur de la salle d'audition sans leur fournir la moindre d'explication. Il ne les autorisa à entrer dans la salle seulement en fin de journée, après 17h, alors que le reste de l'édifice de la Cour municipale était pratiquement vide. Les accusés se firent alors imposer des dates de procès. Pour finir, le juge Ghanimé émit des mandats d'arrestation visés contre seize accusés qui n'avaient pas d'avocats et qui étaient absents au moment de l'appel du rôle. Parmi eux, il y en avait qui étaient présents à l'heure à laquelle ils avaient été convoqués à la cour, soit 9h30 du matin, mais qui avaient décidés en cours de route de retourner chez eux après avoir perdu plusieurs heures à attendre devant la porte close de la salle 1.40.

L'expérience de la conférence préparatoire fut également pénible pour les avocats qui se trouvaient à l'intérieur de la salle. D'abord parce que le juge Ghanimé traitait la conférence préparatoire comme s'il s'agissait d'un exercice qui ne servait qu'à entériner sa propre volonté, rendant ainsi toute discussion pratiquement impossible. De plus, durant la première partie de la conférence, le juge Ghanimé ne voulait s'entretenir qu'avec l'avocat de la défense qui représentait le plus d'accusés, soit Me Denis Poitras, ainsi qu'avec les deux procureures de la poursuite, Me Myrtho Adrien et Me Sophie Bénazet.

Me Poitras essaya tant bien que mal de faire valoir que les accusés avaient le droit d'assister à la conférence préparatoire et protesta contre le verrouillage de la porte de la salle d'audience. Mais Ghanimé ne tolérait aucun désaccord sur sa manière de procéder et répéta que la discussion devait se limiter strictement à la fixation de dates de procès. "Ce n'est pas vous qui allez diriger l'audition", lança le juge lors d'une prise de bec avec Me Poitras. "J'ai demandé que ce soit uniquement les avocats qui représentent les parties. Si ça ne fonctionne pas comme ça, on va s'occuper uniquement de vous, Me Poitras, je vais mettre les autres avocats dehors." (12)

En voyant l'orientation que la conférence était en train de prendre, deux avocats de la défense essayèrent à tour de rôle d'intervenir poliment auprès du juge Ghanimé pour lui signifier que la discussion qu'il était en train d'avoir avec Me Poitras aurait des répercussions sur leurs clients à eux. Mais Ghanimé se montra parfaitement intraitable. Il essaya de les enterrer en haussant la voix et en leur ordonnant de s'asseoir et de se taire. Et lorsque ces deux avocats insistèrent, alors Ghanimé les fit expulser purement et simplement de la salle d'audience.

Du côté de la poursuite, les procureures Adrien et Bénazet n'étaient pas du tout amusés par la tournure des événements. Lorsque Ghanimé fit savoir qu'il envisageait de limiter le nombre d'accusés à seulement cinq par procès, les deux procureures tentèrent désespérément de lui faire entendre raison. "Moi, ce qui m'apparaît, et ce qui apparaissait à tout le monde c'est que ça va être impossible pour bien des raisons", plaida Me Adrien. "Premièrement, monsieur le juge, il n'y a pas assez de juges disponibles pour entendre quarante-huit procès, parce que ça fait quarante-huit procès." (13)

En effet, la Cour municipale de Montréal ne disposait alors que de seize juges siégeant en matière criminelle. Or, la Charte canadienne des droits et libertés garanti à chaque accusé le droit d'être jugé par un tribunal impartial. Ainsi, on voyait mal comment un tribunal pouvait continuer à maintenir cette apparence d'impartialité lorsque le juge qui procédait à l'audition d'une cause avait déjà entendu les mêmes témoins témoigner sur les mêmes faits. En fait, la poursuite préconisait plutôt la tenue de quatre à cinq procès, ce qui donnait des groupes réunissant en moyenne une quarantaine d'accusés chacun. Pour sa part, Me Poitras parlait de réunir tous les accusés dans le cadre d'un procès conjoint.

"Je comprends qu'il va y avoir des requêtes en droit également puis que ces requête là, ça serait des requêtes communes dans chacun des dossiers", indiqua Me Bénazet. "Parce qu'à un moment donné, si on fait quarante procès différents, vous allez entendre quarante fois la même requête", ajouta-t-elle. "C'est beaucoup", reconnu Ghanimé. "Mais c'est trop de penser qu'on peut mettre devant un même juge 250 dossiers, ou 142 dossiers, avec des moyens de défense dans chacun des dossiers, ce sont des chiffres... des quantités trop importantes pour une seule personne. On peut bien penser que les juges sont... ont des aptitudes extraordinaires, mais il y a des limites (...) à la quantité de dossiers qu'un seul homme ou une seule femme peut entendre." (14)

"Moi, je comprends que les moyens de défense, ils ne seront pas bien, bien différents d'un défendeur à l'autre là. C'est les mêmes faits", répliqua la procureure Bénazet. "Il va falloir envisager ces procès là un à la suite de l’autre. Et c'est là que les délais entrent en ligne de compte à un moment donné", continua la procureure. "Si vous commencez un procès, on va le terminer avant d'en commencer un autre devant un autre juge. (...) Vous n'aurez pas assez d'avocats de la poursuite. Il va falloir tenir compte des limites tant de la salle que des avocats de la défense. Les avocats de la défense, ils ne pourront pas faire six procès de front devant six juges différents." (15) Tous ces arguments n'ébranlèrent nullement le juge Ghanimé. "Bien oui, mais qu'est-ce que vous voulez ? On fonctionne avec les limites de chacun", déclara-t-il.

Me Poitras intervint à nouveau. "Monsieur le juge, avec tout le respect que je vous dois, dans tous les dossiers de manifestation, ça fait trois, quatre ans que j'en faits, c'est toujours des procès conjoints. On ne divise jamais les procès. C'est un seul événement. C'est ça le principe de départ", plaida-t-il. Il mentionna ensuite certains procès de manifestants dans lesquels il avait été impliqué et qui avait réunit un nombre important d'accusés : cent-quarante-quatre pour le 1er mai à Westmount, cinquante-sept pour l'occupation du bureau du Conseil du patronat et soixante-dix pour la Journée internationale contre la brutalité policière de l'année 2000. La seule concession que le juge Ghanimé accepta de faire fut de hausser le nombre d'accusés de cinq à huit par procès.

C'est ainsi qu'en l'absence des personnes accusées et contre l'avis unanime des avocats des deux camps adverses, le juge Ghanimé décida unilatéralement de former des groupes ne dépassant pas huit accusés chacun et disposant seulement de deux journées et demi d'audition par procès. Cela signifiait un total de vingt-huit procès différents relativement à la même infraction pour le même événement ! La procureure Bénazet s'éleva contre cette décision. "Ça va coûter une fortune à l'État, pour la ville", s'indigna-t-elle. Elle en avait particulièrement contre la durée de deux jours et demi prévu par procès. "Il me semble qu'on est mieux de fixer un procès pour qu'on soit capable de le terminer," suggéra la procureure. (16) Mais le juge Ghanimé n'avait que faire des protestations qu'il entendit de part et d'autres. Les avocats durent donc se résigner à fixer des dates de procès. D'ailleurs, il avait tellement de dossiers devant la cour que l'exercice dû être poursuivi le 6 juin suivant.

Bien que la décision controversée de Ghanimé ne fit pas d'heureux ni chez les avocats de la défense, ni chez les procureurs de la poursuite, ce fut pourtant trois accusés se représentant eux-mêmes qui décidèrent de joindre la parole à l'acte. Le trio prit les grands moyens en se prévalant de certains recours extraordinaires prévus au Code criminel. L'objet des recours consistait ici à demander à la Cour supérieure d'ordonner la tenue d'une nouvelle conférence préparatoire où toutes les parties concernées pourraient faire valoir leur point de vue. C'est ainsi que des requêtes pour l'émission de brefs de certiorari et de mandamus furent déposées à la Cour supérieure pour s'attaquer à la fois à la manière de procéder du juge Ghanimé ainsi qu'à la nature même de sa décision.

(Au Canada, le mot bref représente l'équivalent du terme anglais "writ". Le bref est un ordre exceptionnel émanant d'un tribunal supérieur en vertu de la prérogative royale pour empêcher un abus de pouvoir ou de droit. Quant au terme latin certiorari, il signifie être mieux informé. Le recours en certiorari peut s'exercer, par exemple, dans le cas où le requérant prétend être lésé par une décision qui viole les règles de justice naturelle. L'ordonnance de certiorari est rendue par le juge d'une cour supérieure en vue de contrôler l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par un tribunal inférieur. Enfin, la requête en bref de mandamus consiste à demander à une cour supérieure d'enjoindre à un tribunal inférieur un devoir que la loi lui impose ou d'accomplir un acte auquel la loi l'oblige. (17))

Le juge Ghanimé fit également l'objet d'une plainte au Conseil de la magistrature que co-signée par douze accusés. Dans une décision rendue le 1er octobre, le Conseil prétendit ne pas voir de matière à blâme dans la décision de Ghanimé d'exclure les accusés de la conférence préparatoire et rejeta la plainte. "Il aurait mieux valu que le juge explique les motifs de sa décision aux personnes présentes, ce qui aurait sans doute pu rassurer les défendeurs et éviter la frustration d'une longue attente hors cour sans explication", indiqua le Conseil avant d'ajouter : "Il apparaît toutefois au Conseil que la décision du juge n'a pas mis en péril les droits des défendeurs et n'a pas eu pour effet de menacer l'intégrité du processus judiciaire." De plus, le Conseil fut d'avis que Ghanimé avait agit "avec fermeté mais sans manquer de courtoisie" lorsqu'il ordonna l'expulsion de deux avocats. "Même si elle peut sembler drastique, l'expulsion des avocats ne va pas, vu les circonstances particulières à l'espèce, à l'encontre du Code de déontologie", estimait le Conseil.

Quant aux requêtes en certiorari et en mandamus, elles furent entendues par le juge Fraser Martin de la Cour supérieure, le 18 novembre. Malgré les réserves qu'éprouvait la poursuite à l'égard du résultat final de la conférence préparatoire, ce fut pourtant un de ses procureurs, soit Me Louis Duguay (aujourd'hui juge de paix), qui justifia les décisions du juge Ghanimé, et ce, tant au niveau de l'exclusion des accusés que de la tenue des vingt-huit procès. De leur côté, les accusés-requérants plaidèrent notamment que leur exclusion de la salle contrevenait au paragraphe 625.1 (1) du Code criminel, qui stipulait que la conférence préparatoire doit être présidée par un tribunal et se tenir "entre les parties ou leurs avocats". Les accusés-requérants estimaient que le texte de loi rendait donc obligatoire la présence des parties à la conférence préparatoire, même lorsque l'une d'elle n'est pas représentée par un avocat.

Ces arguments n'eurent cependant aucun effet sur le juge Martin, qui rejeta les deux requêtes séance tenante. "Dans le meilleur des mondes il aurait été préférable que tous puissent être présents", affirma simplement le juge Martin, qui disait ne pas croire que les accusés avaient "le droit d'être tous présents durant toute la journée et durant la tenue de toute décision que le juge était obligé d'entreprendre cette journée-là." Le tribunal déclara également que la décision de "réduire le nombre de personnes impliquées dans chaque procès, soit cinq ou huit, est la seule qui aurait pu être prise dans les circonstances." "On n'est pas tenu de tenir un méga-procès dans une aréna de hockey ou au stade olympique", ajouta le juge Martin. (18) Les trois accusés-requérants décidèrent de contester cette décision décevante en s'adressant à la Cour d'appel du Québec.

Maintenant, il faut savoir que l'audition d'un pourvoi devant la Cour d'appel n'est pas automatique. Les appelants doivent en effet d'abord convaincre un juge de ce tribunal que leur cause vaut la peine d'être entendue. L'audition de la requête pour permission d'en appeler eut lieu au début de l'année suivante devant le juge André Forget. Durant l'audition, l'un des accusés-requérants se lança dans un réquisitoire très coloré lors duquel il dénonça notamment le fait que les accusés avaient dut attendre plus de huit heures avant d'être admis dans la salle d'audience où se tenait la conférence préparatoire. "C'est pire qu'à l'urgence", s'exclama-t-il, déclenchant ainsi un rire généralisé dans toute la salle, qui était bondée d'avocats. Seul le procureur-chef adjoint de la Cour municipale, Germain Tremblay, qui représentait la poursuite lors de cette audition, semblait ne pas la trouver drôle... Lorsque le juge Forget accorda l'autorisation d'en appeler, il s'agissait d'une petite victoire pour les trois accusés-requérants.

Malheureusement, les trois juges de la Cour d'appel qui entendirent l'appel, soit Michel Proulx, Thérèse Rousseau-Houle et Yves-Marie Morrissette, statuèrent unanimement en faveur du maintient de la décision du juge Martin. Bien que le juge Martin jugea qu'"il n'y a rien qu'il fût décidé à cette conférence qui aurait pu affecter le déroulement du procès", la réalité était tout autre. En fait, les conséquences de la décision du juge Ghanimé se feront sentir durant les années à venir puisqu'elle a eut pour effet d'alourdir considérablement le processus judiciaire pour les accusés du 15 mars 2002. Ainsi, en plus de multiplier les procès, la décision de Ghanimé rallongea également la durée des procédures. En effet, comme la plupart des procès ne purent se terminer à l'intérieur des deux journées et demie d'audition qui leur avait été alloués, de nouvelles dates durent être fixées pour la continuation de la cause, dans certains cas jusqu'à douze mois après l'ajournement des procédures. Chose certaine, quoiqu'en pensait les tribunaux supérieurs, la conférence préparatoire du 1er mai 2003 n'avait pas finit de faire couler à la fois encre et salive...

La première vague de procès

À quelques nuances près, la preuve de la poursuite offrait de nombreuses similarités d'un procès à l'autre. Bien que les procureurs de la poursuite n'étaient jamais les mêmes, à une exception près, un fait demeurait : les témoins policiers témoignèrent toujours dans le même ordre préétabli lors de la première vague de procès. Le premier témoignage que fit entendre la poursuite était celui d'un dépisteur, qui n'était toutefois pas toujours le même dans chaque procès. Ainsi, le sergent-détective Dominic Monchamp témoigna à titre de dépisteur dans le 1er procès du 15 mars 2002, la constable Nadia Taha fit de même dans le 2e procès alors que l'agent Francis Buteau fut entendu dans le 3e procès. La variation au niveau de la preuve tenait dans le fait que les dépisteurs n'étaient pas tous positionnés aux mêmes endroits durant la manifestation, de sorte qu'ils n'avaient pas tous vu les mêmes choses.

Ensuite, la poursuite fit entendre le commandant Alain Tourigny, qui racontait à la cour comment la Force de réserve qu'il dirigeait avait procédé à l'arrestation de masse des manifestants ainsi que la première phase de la procédure d'écrou qui s'ensuivit sur les lieux. Son témoignage était ensuite suivi de celui du sergent-détective Robin Ferland, qui expliqua au tribunal comment il a mit la foule en état d'arrestation à l'aide d'un porte-voix. Lorsqu'il terminait la partie narrative de son témoignage, le S-D Ferland procéda alors au dépôt des diverses pièces à conviction saisies sur certains manifestants et des objets sans propriétaires connus qui furent ramassés sur le lieu de l'arrestation de masse, incluant des ciseaux, des couteaux exacto, un tournevis et même une pelle à neige...

Le quatrième témoin était le constable Bruno Auger, qui témoignait à titre de photographe ayant été appelé à prendre des photos après la fin de l'événement, essentiellement des graffitis attribués aux manifestants. Ensuite, c'était au tour du S-D Claude Roy, qui avait agit à titre de caméraman pour le SPVM lors de l'événement. Notons que ce vidéo était de si piètre qualité qu'une procureure de la poursuite alla même jusqu'à lancer, en plein procès, qu'elle ne croyait pas que le S-D Roy allait "gagner un Oscar avec ça" ! (19) La poursuite concluait sa preuve en procédant à la preuve d'identification des accusés, en faisant témoigner brièvement des enquêteurs du SPVM qui avaient rencontrés individuellement les accusés avant de les faire libérer via une promesse de comparaître. Notons que quarante-deux sergent-détectives prirent part à cette procédure durant la nuit du 15 au 16 mars.

Le 1er procès du 15 mars 2002 réunissait un groupe de huit accusés représentés par deux avocats et eut lieu les 24, 25 et 27 novembre 2003 devant le juge Denis Laliberté. Les deux premières journées du procès furent consacrées à l'audition de la preuve de la poursuite, c'est-à-dire les témoignages de neuf policiers et le visionnement du vidéo filmé par le S-D Roy. Durant le contre-interrogatoire du commandant Tourigny, l'avocat de la défense Stéphane Beaudin tenta de mettre en doute la légitimité de l'arrestation de masse du 15 mars 2002, mais se buta au juge Laliberté, qui estimait qu'il n'avait "pas à décider de la pertinence du nombre d'arrestations". "À la limite, vous reprochez aux policiers d'avoir fait du bon travail, c'est-à-dire d'avoir arrêté tout le monde", lança le juge Laliberté à un certain moment durant la discussion. "Moi, je suis désolé mais je n'ai pas la même définition de bon travail", répondit alors Me Beaudin. (20)

Lorsque la poursuite déclara que sa preuve était close, la défense utilisa la dernière demi journée du procès pour plaider des motions de non-lieu. L'objet d'une motion de non-lieu consiste à demander au tribunal de déclarer qu'il y a absence de preuve au niveau des éléments constitutifs de l'infraction, ce qui, le cas échéant, entraîne l'acquittement des accusés. Dans ce cas-ci, la défense plaida que la poursuite n'avait pas réussit à faire la preuve que la manifestation du 15 mars 2002 était un attroupement illégal, ni fait la preuve que les accusés participèrent à un attroupement illégal et ni fait la preuve que les accusés avait l'intention criminelle de participer à un attroupement illégal. À l'ajournement des procédures, le juge Laliberté prit les motions de non-lieu en délibéré.

Le 2e procès réunissait un groupe de cinq accusés et et eut lieu les 8, 9 et 10 décembre 2003 devant le juge Evasio Massignani. Deux accusés seront vite soustraits de ce groupe : l'un évita le procès en plaidant coupable et l'autre fit l'objet d'un mandat d'arrestation parce qu'il était arrivé en retard à la cour. Ainsi, lorsque la poursuite procéda à l'audition de sa preuve, il ne restait donc plus que trois accusés se représentant eux-mêmes.

Durant le contre-interrogatoire du premier témoin, le juge Massignani engueula comme du poisson pourri un des accusés, et ce, pour une peccadille : il avait simplement demandé à consulter un document que le témoin, la constable Nadia Taha, avait utilisé durant son témoignage mais que la poursuite n'avait pas déposé en preuve. Le juge Massignani alla jusqu'à reprocher à l'accusé d'avoir décidé de se représenter lui-même à son procès. "Vous décidez de vous représenter et de faire un procès alors que vous ne connaissez pas le droit et vous y allez à peu près, c'est peut-être votre plus grosse erreur dans une cause comme celle-là", lança notamment le juge, qui ignorait à ce moment-là que l'aide juridique avait été pratiquement été refusée à l'écrasante majorité des accusés. (21)

À la deuxième journée du procès, le nombre d'accusés tomba à un seul, les deux autres ayant bénéficié d'un retrait de leur accusation après avoir contracté un engagement en vertu de l'article 810 du Code criminel. En gros, l'article 810 stipule que l'accusé doit reconnaître devant la cour qu'il a causé des craintes, en l'occurrence en participant à une manifestation, et ensuite s'engager à ne pas troubler l'ordre public pour une période de douze mois. Après avoir fait entendre cinq témoins, la poursuite annonça à la cour que sa preuve était close. L'unique accusé du procès décida alors de témoigner pour sa propre défense, qui consistait essentiellement à dire qu'il n'avait pas vu d'actes criminels durant la manifestation. Une fois les plaidoiries terminées de part et d'autres, le juge Massignani prit la cause en délibéré.

Le 3e procès réunissait également un groupe de cinq accusés et débuta les 11 et 12 décembre 2003 devant le juge Ronald Schachter. Toutefois, deux des accusés demandèrent une remise de date au tribunal, qui accepta de les joindre à d'autres groupes, de sorte qu'il ne restait plus que trois accusés se représentant eux-mêmes. Le tribunal commença par procéder à l'audition d'une requête qui avait été déposée par l'une des trois accusées. L'objet de la requête consistait à demander au tribunal d'exclure de la preuve des photos que les policiers avaiet pris de chacun des trois accusés lors de la première phase de la procédure d'écrou.

L'accusée-requérante témoigna dans le cadre de sa requête. Elle fit également entendre le sergent-détective Jean Lafontaine, qui avait pris sa photo. La poursuite fit aussi témoigner deux policiers, soit les S-D Robin Ferland et Claude Roy. Ce dernier tenta d'ailleurs de justifier la prise des photos en affirmant à la cour qu'il était arrivé par le passé que des manifestants changent d'accoutrements entre le moment de leur arrestation et leur arrivée au poste de police. Toutefois, l'explication tomba à plat lorsque le S-D Roy dû reconnaître que l'action de modifier son apparence était plus une affaire "de minutes que d'heures." Ainsi, il ne put nier que les manifestants auraient eu amplement le loisir d'échanger leurs vêtements durant les longues heures d'attente où ils furent encerclés dans le stationnement avant d'être pris en photo. "Je ne sais pas s'il y a du monde qui se sont changés ou non", reconnu le S-D Roy.

Il faut noter que ces photos avaient un poids considérable dans cette cause puisqu'elles constituaient le principal élément de preuve dont disposait la poursuite pour démontrer la présence de l'accusé sur les lieux de la présumée infraction. La poursuite tenait d'autant plus à ces photos qu'une certaine jurisprudence avait établi que la simple présence de l'accusé sur les lieux d'un attroupement illégal équivalait à une participation à l'infraction. Pour sa part, la défense plaida que la jurisprudence avait établi que les policiers ne pouvait contraindre un prévenu à fournir une preuve incriminante - en l'occurrence, une photo de lui-même - avant que celui-ci n'ait exercé son droit à communiquer avec un avocat.

Au début de la deuxième journée du procès, le juge Schachter annonça qu'il prenait la requête en délibéré. La poursuite a alors pu procéder à l'audition de sa preuve. Au moment de l'ajournement de la cause, la défense en était encore à contre-interroger le second témoin de la poursuite, soit le commandant Tourigny, de sorte que la cour dû fixer de nouvelles dates pour continuer le procès l'année suivante, au mois de juin 2004.

Le 4e procès réunissait huit accusés et débuta les 15, 16 et 17 décembre 2003 devant le juge Pierre D. Denault. Le seul accusé qui était représenté par un avocat demanda au tribunal de remettre l'audition de son procès à une date ultérieure, ce qui lui fut accordé. Un autre accusé préféra en finir avec sa cause en acceptant de se soumettre à un engagement en vertu de l'article 810. Ces changements portèrent le nombre d'accusés à six, dont seulement la moitié était présents devant le juge Denault à l'ouverture du procès. Le tribunal décida toutefois de ne pas émettre de mandat d'arrestation, et conclua simplement que les accusés absents avaient tacitement renoncé à leur droit d'être présent à leur procès.

L'un des accusés avait déposé deux requêtes : l'une en divulgation de la preuve et l'autre demandant l'arrêt des procédures pour cause d'atteinte aux libertés fondamentales, d'arrestation illégale et de détention arbitraire. Le juge Denault estimait qu'il était prématuré de procéder à l'audition de la requête en arrêt des procédures, jugeant qu'elle ratissait si large qu'elle équivalait à une "commission d'enquête" sur l'opération policière du 15 mars 2002. Il faut dire que le requérant-accusé n'y était pas allé de main morte en assignant huit témoins policiers qu'il souhaitait interroger dans le cadre de sa requête... Toutefois, le juge Denault affirma que rien n'empêcherait l'accusé-requérant d'invoquer une violation de ses droits fondamentaux durant l'audition de la preuve de la poursuite.

Le juge tribunal accepta par contre de procéder à l'audition de la requête en communication de la preuve. Le seul item que l'accusé-requérant parvint à obtenir au terme de cet exercice fut une vidéocassette de l'écrou au Centre opérationnel sud, où le requérant-accusé avait été détenu durant la nuit du 15 au 16 mars 2002. (Notons que toutes les vidéocassettes de l'écrou avaient été conservées par la police pour fins d'enquête.) La poursuite consentie à remettre cette vidéocassette lorsque le requérant-accusé informa la cour qu'il en avait besoin pour faire la preuve que ses conditions de détention contrevenaient à la Charte dans le cadre de sa requête en arrêt des procédures. Au moment de l'ajournement du procès, la défense en était encore à contre-interroger le premier témoin de la poursuite, soit le S-D Dominic Monchamp. De nouvelles dates durent donc être fixées pour la suite du procès, qui se tiendra dix mois plus tard, soit en septembre 2004.

Le 24 février 2004, les accusés remportèrent leur première grande victoire. Ce jour-là, le juge Laliberté rendit jugement relativement aux motions de non-lieu qu'il avait entendu lors du 1er procès, et acquitta les huit accusés. Dans une décision étoffée de dix-huit pages, le juge Laliberté écrivit qu'il était d'accord pour dire que la manifestation du 15 mars 2002 avait troublée la paix, mais pas au point de susciter des "craintes raisonnables" que la paix puisse être troublée "tumultueusement", ce qui est un élément essentiel de l'infraction d'attroupement illégal. "Le Tribunal est convaincu que les manifestants n'ont pas dépassé ce degré de perturbation de la paix et de la tranquillité publique que la société doit tolérer dans les circonstances de la présente cause", nota le juge Laliberté. (23)

"Le Tribunal conclut que le chahut des manifestants face au Quartier général du Service de police, même jumelé aux méfaits limités et isolés commis par les quelques têtes chaudes, ne pouvaient faire craindre raisonnablement à des personnes dans la foule ou dans l'entourage de la foule que cette manifestation avait le potentiel de dégénérer en émeute", continua Laliberté. "D'ailleurs, le déroulement pacifique de la suite du défilé leur a donné raison ultérieurement, puisque à part deux gestes isolés, à savoir un graffiti sur la banque et un dommage à une colonne publicitaire, gestes isolés qui ne peuvent faire conclure à l'existence d'une émeute, les manifestants ont défilé jusqu'au Palais de justice, lieu de leur arrestation, en troublant certes la paix, mais pas tumultueusement."

De plus le tribunal estimait que la poursuite n'avait pas fait la preuve que les actes de vandalisme avaient reçu la bénédiction des manifestants. "Ces méfaits limités sont des actes orphelins qui n'ont pas été adoptés, provoqués ou encouragés par d'autres membres de la foule dont l'extrême majorité des membres n'ont vraisemblablement pas vu ces gestes", écrivit le juge Laliberté. "En fait, le tribunal est convaincu que l'extrême majorité des manifestants n'ont pas eu et n'ont pas pu avoir connaissance de ces méfaits isolés et n'ont certes pas eu l'intention de participer à une assemblée pouvant conduire à une émeute", ajouta-t-il. (24) Enfin, le juge Laliberté était d'avis que la poursuite n'avait pas fait la preuve que les accusés avaient participé à un attroupement illégal. "Quant à l'élément de participation, la preuve ne démontre qu'une chose : les défendeurs étaient présents sur les lieux de l'arrestation", conclua le tribunal. Bref, la poursuite n'avait rien prouvée du tout.

Mais la poursuite ne l'entendait pas ainsi et décida d'en appeler du jugement Laliberté. Dans son avis d'appel, la poursuite souleva cinq motifs d'appel. Elle reprocha au juge Laliberté de ne pas avoir appliqué le bon critère en matière de motion de non-lieu, qui est l'absence de preuve et non la suffisance de preuve. Elle allégua que le tribunal avait erré en divisant la manifestation en cinq étapes correspondant à cinq lieux différents au lieu de l'évaluer dans sa totalité. Elle prétendit que le juge Laliberté avait erré "en ayant considéré qu'un certain nombre d'actes de violence et de vandalisme pouvaient être tolérés lors de la tenue d'une manifestation, sans que celle-ci ne devienne de ce fait un attroupement illégal." Enfin, elle affirma que le tribunal avait erré au niveau de la notion de participation à un attroupement illégal et erré quant à l'intention requise pour la commission de cette infraction. La poursuite demanda donc à la Cour supérieure d'annuler les acquittements et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès devant un autre juge que le juge Laliberté.

Entre-temps, le jugement Laliberté fut suivi par une seconde victoire pour les accusés du 15 mars 2002. Dans un jugement rendu le 8 avril suivant, le juge Massignani décida en effet de prononcer l'acquitter de l'unique accusé du 2e procès. Le juge Massignani ne se contenta pas d'accorder le bénéfice du doute à l'accusé, il alla jusqu'à parler d'une "manifestation pacifique à l'intérieur de laquelle certains actes isolés sont commis face au Quartier général par trois ou quatre personnes." "Ces méfaits ne sont pas suffisants pour faire craindre raisonnablement à une personne se trouvant dans le groupe de manifestants que l'assemblée allait dégénérer en émeute", conclua le tribunal. Enfin, le juge Massignani nota que s'il fallait conclure à un "attroupement illégal" à chaque fois que survenait un méfait, cela aurait pour effet "d'empêcher toute manifestation", ce qui "irait à l'encontre des droits primordiaux reconnus par les tribunaux." (25) Contrairement au jugement Laliberté, la décision du juge Massignani ne fut jamais portée en appel.

Les 1er procès et 2e procès s'étant tous deux soldés par des acquittements, le moins que l'on puisse dire, c'est que c'était plutôt mal parti pour la poursuite. Pourtant, ces deux défaites consécutives ne semblèrent pas ébranler la détermination de la poursuite à continuer à aller de l'avant avec cette affaire de toute évidence boiteuse. Au contraire même. À ce moment-là, la seconde vague de procès n'avait toujours pas débutée, ce qui signifiait qu'il était encore temps pour la poursuite de tenter de tirer des leçons de ses échecs afin de renverser la vapeur.

La seconde vague de procès

En principe, la deuxième vague de procès du 15 mars 2002 devait s'amorcer en février 2004. À ce moment-là, le calendrier établi par la conférence préparatoire présidée par le juge Ghanimé prévoyait une cadence d'environ un procès par semaine entre la fin du mois de février et la mi-juin de la même année. Au lieu de cela, l'audition des causes furent plutôt remis les unes après les autres.

Le principal problème tournait autour de l'épineuse question des refus des demandes d'aide juridique. Cette situation posait évidemment des inconvénients aux principaux intéressés mais aussi à l'avocat Denis Poitras, qui représentait alors à lui seul plus d'une centaine d'accusés, lesquels étaient dispersés à travers environ dix-huit groupes, tous composés de huit à dix personnes chacun. Les clients de Me Poitras étaient, pour la plupart, à la fois inadmissibles à l'aide juridique et insuffisamment fortunés pour pouvoir s'offrir les services d'un avocat au tarif usuel.

En fait, les rares mandats d'aide juridique dont disposait Me Poitras avaient tous été émis par des bureaux d'aide juridique situés à l'extérieur de Montréal. Cependant, Me Poitras était prêt à aller jusqu'à représenter des accusés gratuitement, en autant qu'il compte au moins un mandat d'aide juridique par groupe. Or, comme l'écrasante majorité de ses clients résidaient à Montréal, Me Poitras se retrouva souvent avec des groupes entièrement composés d'accusés qui n'étaient pas en mesure d'obtenir de mandat d'aide juridique.

L'une des solutions mise de l'avant consistait à fusionner un tel groupe d'accusés à un autre groupe dans lequel Me Poitras disposait d'un mandat d'aide juridique, ce qui entraînait nécessairement une remise de procès. Toutefois, les juges préférèrent de loin cette approche comparativement à l'autre alternative, qui consistait à ce que Me Poitras se retire carrément de tous les groupes où il ne comptait aucun mandat d'aide juridique...

À cela s'ajoutèrent des situations imprévues qui entraînèrent elles aussi leur lot de remises. Par exemple, des accusés se représentant eux-mêmes demandèrent des remises lorsqu'ils apprirent la journée même du procès qu'ils n'avaient pas reçu la divulgation de la preuve dans sa totalité. Ou encore un juge d'une autre ville imposant des dates de procès dans une autre affaire à un avocat représentant des accusés du 15 mars 2002, créant ainsi un conflit d'agenda nécessitant de nouvelles remises.

Résultat : le nombre de groupes d'accusés diminuait de semaine en semaine tandis que la taille des groupes grossissait peu à peu. Plus le temps avançait, plus il apparu clair que le scénario tordu des procès à la chaîne conçu par Ghanimé était devenu impraticable. D'ailleurs, dans une lettre adressé au juge-président de la Cour municipale, Pierre Mondor, Me Poitras fit remarquer "que rien n'interdit dans le Code criminel, la tenue d'une deuxième conférence préparatoire."

Du côté de la poursuite, la procureure responsable de la gestion des dossiers du 15 mars 2002, Me Myrtho Adrien, fit un constat semblable. "On s'est rendu compte qu'à chaque semaine, les procès ne débutaient pas tel qu'il était convenu de le faire. Ils étaient, de toute façon, reportés à des dates ultérieures, à des dates qui étaient déjà fixées pour d'autres procès", raconta la procureure Adrien lors d'un témoignage. (26) La procureure Adrien rencontra Me Poitras pour tenter de résoudre le problème. "On a décidé de s'asseoir ensemble et de voir ce qu'on pouvait faire pour corriger la situation", indiqua Adrien. Ils en arrivèrent à la conclusion que la meilleure chose à faire était de dissoudre les dix-neuf groupes d'accusés encore en attente de procès pour les remplacer par cinq grands groupes, dont un réunissant tous les accusés anglophones. Voilà qui ressemblait à s'y méprendre à la formule préconisée par la poursuite lors de la conférence préparatoire.

Le projet fut soumit pour fin d'approbation au juge-président Mondor, "On a pris les dossiers, les groupes en fait, tels qu'ils étaient, tels qu'ils existaient et on est allés voir monsieur le juge Mondor et on lui a déposé, en fait, un projet de cinq gros groupes", expliqua la procureure Adrien. "Ce que monsieur le juge Mondor a décidé, c'est qu'étant donné que la conférence préparatoire avait été présidée par monsieur le juge Ghanimé, il ne voulait pas avoir l'odieux, si vous voulez, de rejuger sa décision. Alors, ce qu'il a décidé, c'est de demander à monsieur le juge Ghanimé de siéger lors d'une deuxième conférence préparatoire." (27)

C'est ainsi qu'une seconde conférence préparatoire fut tenue devant le juge Ghanimé, le 29 mars 2004. Notons que cette fois-ci, les portes de la salle d'audience n'étaient pas verrouillées et que le séance était ouverte aux accusés et aux membres du public. Lors de l'audition, le juge Ghanimé accepta à contre-coeur, mais sans trop rouspéter, la suggestion commune mise de l'avant par la défense et la poursuite. Seule ombre au tableau : le nombre de jours d'audition par groupe demeura inchangé, soit trois jours pour chaque procès. La deuxième vague de procès du 15 mars 2002 pouvait donc enfin débuter...

Le 5e procès réunissait un groupe de quarante accusés, lesquels étaient tous représentés par avocat à l'exception de deux d'entre eux, et débuta les 19, 20 et 21 avril 2004 devant le juge Denis Boisvert. La première journée du procès fut entièrement consacrée à de longs débats portant sur la responsabilité de l'État d'assumer les frais de représentation juridique des accusés qui s'étaient vus refuser l'aide juridique. Me Poitras, qui représentait à lui seul trente-deux accusés mais ne disposait que d'un seul mandat d'aide juridique dans ce groupe, avait décidé d'attaquer de front la question de ses honoraires en déposant cinq requêtes en suspension des procédures de type Rowbotham. (28)

Précisons que l'objet d'une requête de type de Rowbotham est de demander au tribunal de suspendre les procédures jusqu'à ce que le gouvernement accepte d'assumer la rémunération d'un avocat pour les fins de représenter un accusé se trouvant dans une situation d'"indigence", c'est-à-dire étant incapable financièrement d'assumer les frais de représentation lié à sa défense. La jurisprudence a toutefois établi que la requête de type de Rowbotham n'est accordée que dans les cas exceptionnels où l'absence d'avocat aurait vraisemblablement pour effet de rendre le procès nettement inéquitable pour l'accusé.

Étant donné que le gouvernement du Québec se trouvait à être directement mis en cause par les requêtes de Me Poitras, le Procureur Général du Québec (PGQ) envoya un de ses avocats, Me Patrice Pelletier-Rivest, pour plaider devant le juge Boisvert. L'avocat du PGQ contre-attaqua en déposant cinq requêtes en irrecevabilité demandant au tribunal de rejeter les cinq requête de type Rowbotham sans même donner la chance à Me Poitras de faire entendre les cinq accusés-requérants qu'il représentait.

Me Pelletier-Rivest plaida notamment qu'aucun tribunal n'avait accordé de requête de type Rowbotham dans des causes où l'accusé faisait face à une infraction de nature sommaire. Il mit en garde le tribunal en prédisant que des avocats des quatre coins de la province du Québec déposeraient à leur tour des requêtes de type Rowbotham dès le lendemain matin si les clients de Me Poitras avaient gain de cause. Pour sa part, Me Poitras attira l'attention du juge Boisvert sur une décision qu'avait récemment rendue un de ses collègues, soit le juge Minc, déjà évoquée ci-haut. Rappelons que le juge Minc s'était dit d'avis que l'assistance d'un avocat s'avérait "précieuse" pour les accusés du 15 mars 2002 ainsi que "pour une bonne administration de la justice."

Après de longs débats, le juge Boisvert rendit un jugement qui fut lui aussi très long au terme duquel il décida d'accorder les requêtes en irrecevabilité du représentant du PGQ, rejetant ainsi en bloc les requêtes de type Rowbotham de Me Poitras. Le juge Boisvert appuya sa décision en déclarant notamment que l'accusation d'attroupement illégal n'était pas "de la plus grave catégorie" du Code criminel, que "les faits allégués sont relativement simples, ils réfèrent à un seul chef d'accusation et ce chef-là réfère à une seule date d'infraction", que "la communication de la preuve n'est pas particulièrement complexe" et enfin que "le juge du procès pourra éventuellement aider chacun des défendeurs à faire valoir leurs droits complètement devant le Tribunal." (29)

Me Poitras réagissa à cette décision en annonçant à la cour qu'il entendait cesser de représenter les trente-et-un accusés pour lesquels il n'avait reçu aucun mandat d'aide juridique. Mais le juge Boisvert ne l'entendit pas ainsi. Il refusa à Me Poitras le droit de se retirer de quelque dossier que ce soi. En d'autres mots, le tribunal ordonna à Me Poitras de continuer à représenter des clients qui se trouvaient dans l'incapacité de le payer ! La décision du juge Boisvert ne fut pas sans conséquence chez les accusés. Huit d'entre eux jugèrent qu'ils avaient eu leur dose d'avocasseries et acceptèrent séance tenante les offres de règlement de la poursuite. Trois autres décidèrent d'assurer leur propre défense, portant désormais à cinq le nombre d'accusés se représentant eux-mêmes. Après toutes ces péripéties, le 5e procès pouvait maintenant commencer pour de vrai...

Le tribunal a d'abord eut droit au témoignage du dépisteur Dominic Monchamp, son troisième depuis le début des procès du 15 mars 2002. Toutefois, il y avait une différence notable dans le témoignage qu'il offrit dans le 5e procès. Contrairement à ses témoignages antérieurs, S-D Monchamp attribuait désormais un rôle beaucoup plus actif à la foule, en particulier lorsqu'il décrivait l'ambiance qui régnait devant le Quartier général. "Les cris de la foule s'amplifiait lorsqu'il y avait des méfaits de commis", affirmait Monchamp. "La comparaison est boiteuse, mais c'est un peu comme lorsqu'il y a un club de hockey qui compte un but", ajouta-t-il. (30) "À chaque fois que quelqu'un frappe," déclara Monchamp, la foule réagissait "en criant, en hurlant. Pas en applaudissant, mais comme si on approuvait." (31)

Notons que la connivence de la foule avec les méfaits avait été l'un des éléments qui avaient fait défaut dans la preuve de la poursuite qui avait été présentée devant le juge Laliberté. La poursuite semblait donc bien décidée à remédier aux lacunes qui contribuèrent à l'acquittement des huit accusés du 1er procès. Mais ce n'était pas tout. Lorsque le S-D Monchamp termina son témoignage, la poursuite fit entendre deux policiers qu'elle n'avait encore jamais fait témoigner lors de la première vague procès du 15 mars 2002, soit les constables François Clavel et François Pelbois.

Ainsi, pour la première fois depuis le commencement des procès, la poursuite dérogea à l'ordre habituel dans lequel elle faisait entendre ses témoins. La poursuite continuera à faire témoigner les constables Clavel et Pelbois immédiatement après le témoignage du dépisteur dans tous les autres procès qui suivront, et ce, incluant dans le 3e procès et le 4e procès, qui avaient tous deux commencés en décembre 2003 mais qui n'en étaient encore qu'à l'audition des premiers témoins de la poursuite. Pourtant, les constables Clavel et Pelbois n'avaient eut qu'un aperçu plutôt limité de la manifestation.

Au moment des faits, le constable Clavel se trouvait à l'intérieur d'un local du Quartier général du SPVM pour y suivre un cours avec d'autres policiers. Son témoignage consistait à rapporter les observations qu'il a faite lorsque la foule resta stationnaire devant l'édifice pendant quelques minutes. "Lorsque la manifestation était vraiment rendu vis-à-vis nous, là il y a eu des fracas de vitre. C'était les vitres qui se trouvaient dans notre local, alors là, ça nous a énervé, ça nous a stressé", affirma-t-il. (32) Notons que c'était la première fois que l'incident des billes fut mis en preuve lors d'un procès du 15 mars 2002. Fait particulier, le constable Clavel fut aussi le premier témoin de la poursuite à s'attarder au rôle qu'aurai joué un manifestant en particulier qui, selon lui, "tenait un sling shot" et "avait l'air d'alimenter la foule", voire de "contrôler la foule", en scandant des slogans contre la police dans un porte-voix. (33)

L'utilité du témoignage du constable Clavel tenait essentiellement dans le fait qu'il était probablement mieux placé que les autres témoins policiers pour se faire passer pour une victime craintive. Le constable Clavel fut également le premier témoin de la poursuite à évoquer ouvertement le risque d'émeute durant son témoignage. "Ça aurait vraiment pu éclater en émeute", lança-t-il lors de son témoignage sans que personne ne lui ait posé la question. (34) Il était difficile de croire qu'une telle affirmation puisse être fortuite quand on savait que l'existence de "craintes raisonnables" que la paix ne soit "troublée tumultueusement", ce qui est synonyme d'émeute dans le Code criminel, était l'un des éléments constitutifs de l'infraction d'attroupement illégal. On se rappellera d'ailleurs que l'absence de craintes que la manifestation ne prenne la forme d'une émeute figurait parmi les motifs du jugement Laliberté. Décidément, la poursuite avait pensée à tout !

Quant au constable Pelbois, son contact visuel avec la foule fut encore plus limité que Clavel, ce qui ne l'empêcha toutefois pas décrire la manifestation comme étant un "genre de chaos". Au moment des faits, le constable Pelbois patrouillait en véhicule dans le secteur lorsqu'il fut informé via un message radio que des vitres avaient été brisées au Quartier général. Lorsqu'il arriva sur les lieux, plusieurs véhicules de police se trouvaient déjà sur place à plusieurs pieds de distance de la foule qui était massée devant le Quartier général. Pelbois demeura à l'intérieur de son véhicule, à une distance de cinquante ou soixante pieds de la foule, et ne sortit seulement qu'après le départ des manifestants. C'est alors qu'il procéda à la saisie de billes qui se trouvaient sur le trottoir face au Quartier général. À la fin de la troisième journée d'audition, le 5e procès fut ajourné jusqu'au mois d'octobre suivant.

Le 6e procès réunissait trente-neuf accusés, qui étaient alors tous représentés par avocat, et débuta les 3, 4 et 5 mai 2004 devant le juge Gérard Duguay. Siégeant à la Cour municipale de Montréal depuis 1990, le juge Duguay avait fait parler de lui dans les médias lorsqu'il fut arrêté pour ivresse au volant. En septembre 1997, le juge Duguay plaida coupable à l'infraction prévue aux articles 253 (b) et 255 (1,c) du Code criminel. La Cour du Québec l'avait alors condamné à payer une amende de 500 $, en plus d'ordonner la confiscation de son permis de conduire a été confisqué et lui interdire de conduire pour une période de trois mois. (35) Maintenant que nous nous sommes quelque peu familiarisés avec le juge Duguay, revenons au 6e procès du 15 mars 2002.

Comme toujours, il y avait un certain nombre de questions à traiter avant que la poursuite ne puisse procéder à l'audition de sa preuve. Me Poitras, qui représentait la plupart des accusés de ce groupe, expliqua d'abord au tribunal la situation à laquelle il avait été confronté lors du procès précédent. Il informa le juge Duguay qu'un seul de ses clients de ce groupe avait réussit à obtenir un mandat juridique. Puis, il annonça qu'il cesserait dorénavant de représenter tous les autres clients qu'il avait dans ce groupe, à l'exception des accusés qui étaient absents. Les seize accusés présents prirent alors chacun la parole à tour de rôle pour informer le tribunal qu'ils allaient désormais se représenter eux-mêmes. Par la suite, sept accusés décidèrent d'accepter l'offre de règlement de la poursuite tandis que quatre autres accusés furent transférés dans d'autres groupes. Une fois que toutes ces détails furent réglés, le nombre d'accusés avait chuté de trente-neuf à vingt-huit.

Durant le procès, la défense décida d'admettre l'identification de la plupart des accusés. En clair, cela signifiait que la défense ne contestait pas le fait que les accusés qui étaient devant le juge Duguay étaient les mêmes personnes qui avaient été arrêtées dans le stationnement en face du Palais de justice. Ces admissions, qui furent également faites dans la plupart des autres procès, étaient avantageuses pour les deux parties. D'une part, elles permirent à la poursuite de libérer un nombre considérable de témoins policiers qui devaient témoigner dans le cadre de la preuve d'identification. Et par le fait même, elles firent en sorte que les procès puissent se terminer plus rapidement que prévu. Les seuls cas où il ne fut pas possible de procéder aux admissions fut ceux des accusés envers lesquels l'avocat n'avait aucun contact, ce qui faisait en sorte que la défense ne pouvait consentir à admettre leur identification.

Les deux premières journées du procès furent entièrement consacrées au témoignage de la dépisteure Nadia Taha. Si le processus fut particulièrement long et fastidieux, c'est en bonne partie parce que les procureurs de la poursuite eurent l'étrange idée de faire jouer le vidéo filmé par le S-D Claude Roy pendant que la constable Taha témoignait, ce qui occasionna à la fois des difficultés techniques et des objections de la défense. Naturellement, le fait que la plupart des seize accusés se représentant eux-mêmes posèrent des questions à la policière Taha, en plus des deux avocats, ne contribua pas à alléger le processus. Au moment d'ajourner le procès, la poursuite en était rendue à son quatrième témoin, soit le S-D Roy.

Le 7e procès réunissait quarante-et-un accusés, dont deux se représentant eux-mêmes, et débuta les 17, 18 et 19 mai 2004 devant le juge Richard Chassé. Encore une fois, Me Poitras ne disposait que d'un seul mandat d'aide juridique dans ce groupe. Il fit donc la même chose qu'il a faite dans le procès précédent, c'est-à-dire qu'il annonça à la cour qu'il cessait d'agir au nom de tous les accusés pour lesquels il n'avait reçut aucun mandat d'aide juridique, à l'exception de ceux qui brillaient par leur absence ainsi que de deux clientes qu'il souhaitait représenter dans le cadre de l'audition de requêtes de type Rowbotham. Conséquemment, le nombre d'accusés se représentant eux-mêmes grimpa à quinze. Par ailleurs, l'offre de règlement de la poursuite fut moins populaire dans ce groupe-ci puisqu'elle fut acceptée par seulement deux accusés.

Une fois ces questions réglées, le juge Chassé dû décider comment il allait procéder avec les différentes requêtes que lui soumit la défense. Me Pascal Lescarbeau, qui représentait deux accusées dans ce groupe, avait déposé une requête en arrêt de procédures pour abus de procédure. À cela s'ajoutait une requête en arrêt des procédures pour cause d'atteinte aux droits fondamentaux que déposa un accusé se représentant lui-même. Un autre accusé se représentant lui-même voulait quant à lui présenter une requête en communication de la preuve. Pour sa part, Me Poitras demanda au juge Chassé de remettre à une date ultérieure l'audition de ses deux requêtes de type Rowbotham, question de ne pas alourdir davantage les procédures. Là-dessus, le juge Chassé se retira dans son bureau pour "prendre connaissance de toutes les requêtes."

Une heure plus tard, le juge Chassé revint sur le banc. Le tribunal annonça alors qu'il rejetait à la fois la demande de remise de Me Poitras ainsi que ses deux requêtes de type Rowbotham. Le juge Chassé motiva sa décision en disant simplement que l'infraction reprochée aux accusés n'était "pas vraiment complexe." Le fait que le juge Chassé décida de rejeter les deux requêtes de type Rowbotham sans offrir à Me Poitras une réelle opportunité de se faire entendre avait toutefois de quoi surprendre puisque ce dernier avait été le seul à avoir signifié au tribunal qu'il souhaitait remettre à plus tard l'audition de ses requêtes. D'ailleurs, Me Poitras ne tarda pas à informer le juge Chassé de son intention d'attaquer sa décision devant la Cour supérieure via une requête pour l'obtention d'un bref de certiorari.

Ensuite, le juge Chassé s'est dit prêt à entendre toutes les autres requêtes de la défense, à commencer par la requête en arrêt des procédures pour abus de procédures de Me Lescarbeau. Initialement, la requête avait été faite au nom des deux clientes de Me Lescarbeau, mais tous les autres accusés qui étaient présents acceptèrent de s'y joindre. En gros, il s'agissait d'une requête alléguant que la poursuite des procédures à l'encontre des accusés ne pouvait être "qu'oppressive et vexatoire" en raison du fait que "deux juges de la Cour municipale ont conclu que le crime reproché n'avait pas eu lieu", en l'occurrence les juges Laliberté et Massignani. Par sa conduite, la poursuite "viole la présomption" à l'effet qu'elle est "censé ne pas avoir de cause à gagner", alléguait au surplus la requête.

En soutien à ses allégations, Me Lescarbeau joignit notamment à sa requête une lettre qu'il avait fait parvenir à la procureure de la poursuite Aryanne Guérin une semaine avant l'ouverture du 7e procès. Dans sa lettre, Me Lescarbeau demanda à la procureure Guérin de lui indiquer qu'est-ce qui distinguait la preuve qui avait été entendue devant les juges Laliberté et Massignani de celle qui allait être présenté contre ses deux clientes dans le cadre du procès présidé par le juge Chassé. Ladite lettre demeura sans réponse.

Évidemment, ce n'était pas tout d'alléguer : encore restait-il à présenter une preuve devant le tribunal. Et pour y arriver, Me Lescarbeau avait besoin de faire témoigner des gens susceptibles de soutenir les allégations de sa requête. Comme premier témoin, il décida de faire entendre le sergent-détective Denis Champagne. Notons que le S-D Champagne était un personnage-clé dans la saga judiciaire du 15 mars 2002. À titre d'enquêteur au dossier, il était toujours présent aux côtés des procureurs de la poursuite dans chacun des procès reliés à cette affaire. Les tâches du S-D Champagne consistaient à assister les procureurs de la poursuite, notamment au niveau de la communication de la preuve et de la gestion des témoins.

Bien entendu, le S-D Champagne n'avait pas nécessairement intérêt à aider la défense dans ses efforts visant à obtenir l'arrêt des procédures. Toutefois, compte tenu du fait que le S-D Champagne avait été présent à tous les procès du 15 mars 2002, il devenait par la force des choses un témoin bien placé pour étayer l'allégation à l'effet que la poursuite cherchait à améliorer sa preuve de procès en procès. Me Lescarbeau souleva ce point en questionnant le S-D Champagne au sujet de l'ajout de deux nouveaux témoins lors du 5e procès, soit les constables Clavel et Pelbois qui, comme on le sait, n'avaient pas été entendus lors de la première vague de procès.

Dans sa réponse, le S-D Champagne ne nia pas que la poursuite avait aujourd'hui "une meilleure preuve à offrir" comparativement aux procès antérieurs qui s'était tenus devant les juges Laliberté et Massignani. Cependant, il affirma que les constables Clavel et Pelbois figurait depuis le début sur la liste des témoins de la poursuite. Or, le nombre de témoins avait dû être révisé à la baisse à la suite de la première conférence préparatoire lors de laquelle le juge Ghanimé avait convenu de tenir près de trente procès différents. Selon le S-D Champagne, il y avait alors un souci "de faire une preuve quand même avec le nombre de policiers minimum pour ne pas que ça coûte trop cher." (36)

Puis, le nombre de témoins de la poursuite fut revu à la hausse lorsque la seconde conférence préparatoire aboutit à la fusion des groupes d'accusés, réduisant ainsi le nombre de procès. "On pouvait se permettre un petit peu plus", expliqua le S-D Champagne. "C'est plus facile de présenter un témoin que l'entendre dans trente procès", ajouta-t-il. Fait intéressant, le S-D Champagne concéda que les accusés de la première vague de procès s'étaient trouvés à être avantagés par ces décisions. "On peut dire dans le fond qu'ils étaient un peu chanceux qu'il y avait moins de policiers avant", affirma-t-il.

Ensuite, Me Lescarbeau fit témoigner quatorze accusés. Pour la première fois, des manifestants du 15 mars 2002 racontèrent à un tribunal l'expérience qu'ils vécurent lors de leur arrestation. Certains affirmèrent s'être sentis "désillusionnés", "abasourdis", "désabusés", tandis que d'autres ont trouvés ça "choquant", "injuste" et "très violent." "Je suis allée à la manifestation en croyant avoir des droits et je ne suis pas allée pour être extrémiste dans un attroupement illégal" (Sylvia) (37) "J'ai été assez bouleversée par ce que j'ai vécue puis ce dont j'ai été témoin. (...) Je pensais que ça se passait juste dans les autres pays, mais ce n'est pas le cas." (Marie-Ève). (38)

Dans leur témoignage, certains accusés parlèrent de l'encerclement par les effectifs anti-émeute du SPVM. "On a été encerclé, ça je trouvais ça humiliant, je dirais comme si c'était une gang de moutons encerclés dans un enclos" (Manuel) (39) "Quand on a été encerclé, il y a une personne en chaise roulante qui se trouvait dans la foule, qui a dû attendre au moins une heure ou deux avant d'être sortie, alors qu'on tombait sur elle pendant qu'on nous serrait dans l'étau. Une personne a été sortie à coups de bouclier, on a entendu crier pendant cinq minutes, de douleurs." (Pascal) (40)

Plusieurs des accusés parlèrent aussi de la longue attente qu'ils vécurent. "J'ai passé environ cinq heures sous la pluie, sous le verglas et dans le froid" (Hugo) (41) "On a été dehors très longtemps, c'était froid, mes orteils étaient gelés, j'avais des picotements dans mes orteils, je ne les sentais plus vraiment vers la fin." (Karina) (42) "Sous la pluie, environ quatre heures, quatre à cinq heures, puis j'avais vraiment envie d'aller faire des besoins, puis ç'a été impossible. Ensuite, j'ai été dans un autobus de la STCUM, je suis resté environ une heure, puis après ça j'ai resté environ quinze heures au poste de police, détenu." (Martin) (43) "Ils ont pris ma photo, ils nous ont mis douze dans un panier à salade qui en contient huit, pendant au moins une heure et demie, pas d'aération, pas de lumière, j'ai eu la chienne de ma vie, c'est la pire arrestation que j'ai eue pour une manifestation." (Yan) (44)

La plupart des accusés profitèrent de leur témoignage pour dénoncer leurs conditions de détention. "On était à peu près soixante-dix dans des cellules qui avaient une capacité de dix personnes. (...) Ça puait, il faisait froid, puis la nourriture, c'était vraiment dégueulasse." (Gabriel) (45) "Au niveau des conditions d'hygiène, c'est vraiment épouvantable, pas de papier de toilette, ça sentait très mauvais." (Manuel) (46) "On était peut-être une cinquantaine dans un petit nombre de cellules, il y avait des gens partout. (...) Si tu décidais de faire tes besoins, il aurait fallu que tu le fasses quasiment dans la figure de quelqu'un." (Philippe) (47) "On était quarante filles, toutes mouillées, dans une petite cellule, puisqu'il y avait seulement trois places pour s'asseoir." (Vanessa) (48) "Quand ils nous ont emmené dans la cellule de prison, ils ont enlevé mes lunettes et je suis vraiment aveugle sans elle." (Karina) (49)

Certains accusés déclarèrent à la cour qu'ils ressentaient encore aujourd'hui des séquelles de cette pénible expérience. "Je suis toujours en état d'insécurité quand j'exerce mon droit de manifester suite à l'encerclement du 15 mars 2002." (Joël) (50) "Cela a affecté mon intérêt à participer dans d'autres manifestations depuis ce temps." (Kurt) (51) "J'ai un peu perdu confiance en la justice, il me semblait, on dirait une tactique pour faire taire les gens, les intimider, faire en sorte qu'ils arrêtent de manifester." (Philippe) (52)

Enfin, les accusés furent aussi appelés à commenter l'impact des procédures judiciaires sur leur vie personnelle. "Je perds beaucoup d'argent, j'habite à Granby, il faut que je vienne ici payer mes repas, où est-ce que je dors, je perds des journées de travail." (Gabriel) (53) "Je suis avec quelqu'un présentement, cette personne-là se trouve à vivre le stress que je vis, à tout me voir préparer la défense" (Hugo) (54) Certains n'hésitèrent pas à faire savoir le fond de leur pensée sur toute cette affaire. "Je me sens extrêmement choqué et irrité par l'ensemble des procédures que je comprends plus ou moins. (...) Je sens qu'il y a un acharnement sur le cas, sur la cause, que je ne comprends pas." (Pascal) (55)

Tous les accusés qui témoignèrent expliquèrent que leur décision de se représenter eux-même était dû aux refus à l'aide juridique. Certains décrivirent ce que représentait le fait de se représenter soi-même dans une telle cause. "C'est la première fois que je me retrouve accusé devant un tribunal, à avoir à assurer une défense. Je dois éplucher des documents qui sont assez volumineux, on parle d'un rapport de police de plusieurs dizaines de pages, de toutes les photos, les transcriptions qu'on a des procès précédents, et au niveau du droit aussi il y a toute la question de qu'est-ce que j'ai le droit de faire comme requête, c'est quoi mes possibilités, c'est quoi les stratégies de défense possible, ça fait que c'est difficile à gérer de ce côté-là" (Hugo) (56) "Je vois comment ça fonctionne et tout, mais en même temps, je me lance un peu dans le vide, parce que je veux dire, je peux peut-être bien connaître la preuve, ce que les témoins ont dit, mais j'ai aucune notion sur comment interroger, contre-interroger, les objections, ça, je suis complètement dépourvue." (Marie-Ève) (57)

Enfin, certains évoquèrent les craintes que suscite la possibilité d'être déclaré coupable à l'issue du procès. "Au niveau de mon emploi. je suis intervenant de formation, et il y a certains milieux que, avant d'engager un intervenant il y a des 'backgrounds checks' qui sont faits, des enquêtes, et si je devais être reconnu coupable et avoir des antécédents judiciaires, ça pourrait me fermer des portes plus tard. Puis j'aimerais voyager un jour, puis encore une fois, si on a un casier judiciaire à la frontière c'est pas nécessairement évident de rentrer dans certains pays." (Hugo) (58)

La majeure partie de la deuxième journée de procès fut consacrée à l'argumentation sur la requête de Me Lescarbeau. Lorsque les plaidoiries furent terminées, le tribunal prit alors la requête en délibéré. En fin de journée, le juge Chassé entendit la requête en communication de la preuve d'un des accusés se représentant lui-même. L'accusé-requérant interrogea brièvement deux témoins, soit le S-D Champagne, ainsi qu'un accusé se représentant lui-même dans le 4e procès qui avait lui aussi plaidé une requête en communication de la preuve. Ce second témoignage visait plus particulièrement à établir que cet accusé avait réussit obtenir la vidéocassette de sa détention dans la nuit du 15 au 16 mars 2002, qui était l'un des items demandé par l'accusé-requérant. Cette deuxième requête fut prise en délibéré elle aussi.

Lors de la troisième journée de procès, le juge entendit une troisième requête en autant de jours, soit la requête en arrêt des procédures pour cause d'atteinte aux droits et libertés fondamentales d'un autre accusé se représentant lui-même. Cette requête alléguait que l'arrestation de masse du 15 mars 2002 avait été préméditée d'avance lors des rencontres préparatoires organisées par le SPVM et que les conditions de détention du requérant-accusé constituaient un traitement cruel, inhumain et inusité. En cours de route, onze autres accusés décidèrent de se joindre à la requête. Le requérant-accusé avait assigné deux témoins pour les interroger, soit l'inspecteur Sylvain Brouillette et le commandant Alain Tourigny.

L'interrogatoire du premier témoin, soit le commandant Tourigny, dura toute la journée et se déroula à un rythme assez lent, compte tenu du temps consacré à débattre des nombreuses objections de la poursuite. À un certain moment, le juge Chassé décida d'interdire toute question portant sur les événements précédents l'arrestation, ce qui incluait les rencontres préparatoires. Puis, l'interrogatoire fut suspendu pour permettre à la poursuite de procéder à certaines admissions sur certains allégués de la requête. Lors de la discussion qui s'ensuivit, le tribunal ordonna à la poursuite de communiquer à l'accusé-requérant la vidéocassette de sa détention, ainsi qu'à sept autres accusés qui souhaitaient eux aussi en avoir une copie. Au moment d'ajourner le procès, l'interrogatoire du cmdt Tourigny n'était toujours pas terminé et la poursuite n'avait pas eu l'opportunité de commencer à présenter sa preuve. La suite du 7e procès fut fixée en mai 2005, soit douze mois plus tard.

Le 8e procès réunissait cinquante-et-un accusés, dont neuf se représentant eux-mêmes, et débuta les 14 et 15 juin 2004 devant la juge Lison Asseraf. (En fait, une troisième journée de procès avait été prévue mais dû être annulée en raison d'un autre engagement qu'avait pris la juge.) Le nombre d'accusés baissa à quarante-et-un après que sept d'entre eux acceptèrent l'offre de règlement de la poursuite et trois autres obtinrent d'être joints à un autre groupe parce qu'ils souhaitaient un procès en français. En effet, comme il s'agissait d'un groupe composé d'accusés anglophones, l'anglais fut désigné comme étant la langue du procès.

Me Lescarbeau, qui représentait seize accusés dans ce groupe, avait prévu faire entendre une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures similaire à celle qu'il avait été faite devant le juge Chassé. Une surprise de taille attendait toutefois la défense : pour la première fois depuis le début des procès du 15 mars 2002, le S-D Denis Champagne, que Me Lescarbeau avait fait témoigné dans le cadre de sa requête lors du procès précédent, n'était pas présent à la cour. De son côté, la juge Asseraf fit savoir qu'elle préférait débuter le procès en procédant d'abord à l'audition de la preuve de la poursuite.

Après discussion, la défense informa la cour qu'elle acceptait d'intégrer le contenu de sa requête au procès. Autrement dit, la défense entendait soulever des questions liées aux allégués de sa requête durant l'audition de la preuve de la poursuite. Le temps consacré aux discussions et autres procédures (appel du rôle, tiré au clair qui représente qui, l'acceptation des offres de règlement, etc.) fit en sorte qu'il ne restait plus qu'une journée et demie pour procéder à l'audition de la preuve de la poursuite, qui débuta par le témoignage de la constable Nadia Taha.

Le témoignage de Taha fut marqué par des difficultés au niveau de la traduction, qui était assurée par une interprète qui cherchait à dissimuler son manque de compétence en inventant carrément des mots qui n'existait pas en anglais. Cette performance lamentable fut d'ailleurs portée à l'attention de la cour par certains accusés. À cela s'ajoutait les propres inventions du témoin, qui a contredit l'un de ses témoignages antérieurs en déclarant avoir entendu l'ordre de dispersion qu'avaient donné les policiers lors de la manifestation. À force de contre-interroger, la défense pu finalement établir que Taha avait en fait confondu l'ordre de dispersion avec l'allocution prononcé par le S-D Ferland lorsqu'il mit la foule encerclé en état d'arrestation. Lorsque le procès ajourna, le contre-interrogatoire du premier témoin n'était toujours pas terminé. La suite du 8e procès fut fixée au mois d'août suivant et en janvier 2005.

Enfin, le 9e (et dernier) procès réunissait trente-huit accusés, dont un seul se représentant lui-même, et débuta les 7, 8 et 10 septembre 2004 devant le juge Morton Minc. L'offre de règlement de la poursuite ne trouva qu'un seul preneur dans ce groupe, ce qui porta le nombre d'accusés à trente-sept. Bien que la défense n'avait aucune requête à présenter cette fois-ci, il n'en demeurait pas moins que la question de la bonification de la preuve de la poursuite occupa une place non-négligeable durant la première journée d'audition du 9e procès.

D'entrée de jeu, Me Lescarbeau informa la cour qu'il venait d'apprendre que les procureurs de la poursuite voulaient faire entendre les mêmes témoins policiers qui avaient témoignés devant le juge Laliberté lors du 1er procès, qui, comme on le sait, s'était soldé par l'acquittement des accusés sur des motions de non-lieu. Me Lescarbeau avisa ensuite le juge Minc qu'il a proposé à la poursuite de tout simplement déposer les notes sténographiques des témoignages entendus lors du 1er procès pour qu'elles fassent preuve de leur contenu au lieu de faire ré-entendre les mêmes témoins sur le même événement. Mais la poursuite opposa une fin de non-recevoir à l'offre de la défense. "On aurait pu économiser deux jours de procès", déplora alors Me Lescarbeau.

Qu'à cela ne tienne, Me Lescarbeau se servira des notes sténographiques du 1er procès lorsqu'il procédera au contre-interrogatoire du S-D Dominic Monchamp, qui en était alors à son quatrième témoignage dans un procès du 15 mars 2002. Le but de Me Lescarbeau consistait à faire ressortir que le témoignage de le S-D Monchamp s'améliorait de procès en procès. Me Lescarbeau s'attarda plus particulièrement au fait que le S-D Monchamp avait déclaré plus tôt, lors de l'interrogatoire, que "la foule acclamait" lorsqu'il y avait des méfaits sur le quartier général du SPVM. "C'est un peu quand il y a un but au hockey, la foule acclame, c'est un peu la même chose", commenta Monchamp. (59)

Me Lescarbeau confronta Monchamp sur le fait qu'il n'avait jamais fait de telles affirmations lorsqu'il témoigna pour la première fois dans un procès du 15 mars 2002. Cette ligne de questionnement ne faisait évidemment pas l'affaire de la poursuite, qui s'objecta et exigea que le témoin Monchamp puisse relire les notes sténographiques de son premier témoignage. Or, Monchamp avait lui-même déclaré plus tôt en contre-interrogatoire qu'il avait déjà relu son premier témoignage peu avant l'ouverture du 9e procès. Malgré tout, le tribunal acquiesça à la demande de la poursuite et le contre-interrogatoire du S-D Monchamp fut suspendu pendant près d'une heure le temps de permettre au témoin de lire une deuxième fois les notes sténographiques de son premier témoignage.

À la reprise de l'audience, Me Lescarbeau demanda au S-D Monchamp si, après avoir relu l'entièreté de son premier témoignage, il était maintenant d'accord pour dire qu'il n'avait jamais mentionné à ce moment-là que les manifestants encourageaient ceux qui commettaient des méfaits. Le témoin Monchamp répondit : "Je ne l'ai pas dit dans les mêmes mots, j'ai utilisé des mots différents. À un certain moment donné dans mon témoignage, je dis que je ne sais pas comment l'exprimer exactement et je l'exprime dans d'autres mots." (60) Monchamp indiqua ensuite à quel passage de son premier témoignage il faisait alors référence, soit celui où il déclara : "J'ai de la misère à l'exprimer, mais on sentait que ça s'envenimait puis qu'il allait se produire quelque chose."

"Je cherchais une façon de l'exprimer puis je ne l'ai pas trouvée", reconnut alors le témoin Monchamp. "Les mots que j'ai utilisé aujourd'hui, je vous disais j'ai trouvé une image, c'est un peu comme quand il y a un but au hockey, le monde s'esclaffe ou sont contents, c'est dans ce sens-là. C'est des mots différents, mais qui veulent dire, dans mon sens à moi, la même chose", ajouta-t-il. Monchamp dû ensuite admettre qu'à aucun moment durant son premier témoignage il n'avait évoqué l'analogie qu'il fit dans son témoignage d'aujourd'hui entre le comportement de la foule et la partie de hockey. "Non, ça ne m'est pas venu à ce moment-là", déclara Monchamp. (61) Au moment de l'ajournement du procès, la défense en était rendu au contre-interrogatoire du septième témoin de la poursuite. De nouvelles dates d'audition furent donc fixées pour la suite du 9e procès, en avril et en mai 2005.

À la remorque de la Cour d'appel

Le 2 décembre 2004, les accusés apprirent une fort mauvaise nouvelle. Le juge Kevin Downs de la Cour supérieure du Québec décida de renverser le jugement Laliberté qui avait été rendu à l'issue du 1er procès. Conséquemment, les huit accusés qui avaient été acquittés sur des motions de non-lieu neuf mois plus tôt reçurent l'ordre de revenir devant la Cour municipale pour y subir un nouveau procès. Pour de nombreux autres accusés qui subissaient leur procès devant d'autres juges, la petite lumière qui s'était allumée au bout du tunnel venait subitement de s'éteindre...

Dans sa brève décision, qui tenait en deux pages, le juge Downs écrivit que "l'ensemble des faits mis en preuve" démontrait "l'existence d'un attroupement illégal." (62) Selon le tribunal, la manifestation du 15 mars 2002 était "un attroupement improvisé où se déroulent des actes illégaux sur une courte période de temps avec appréhension raisonnable que la paix publique soit troublée de façon tumultueuse." Le juge Downs se dit également d'avis que les huit accusés devaient être considérés comme "des participants présumés" à l'attroupement illégal. Bien entendu, les avocats des huit accusés n'étaient pas du tout du même avis. Aussi, la défense convint d'attaquer la décision de Downs devant la Cour d'appel du Québec.

Comme nous le verrons ci-dessous, l'impact de cette défaite alla bien au-delà des huit du 1er procès. Ainsi, entre le moment où Downs rendit son jugement et celui où la Cour d'appel procéda à l'audition de l'appel de sa décision, des motions de non-lieu furent plaidées dans cinq procès du 15 mars 2002. Or, la plupart des juges de la Cour municipale qui entendirent les motions de non-lieu se montrèrent très hésitants à se prononcer avant que la Cour d'appel ne statue sur l'appel logé contre le jugement Downs. Ces juges justifiaient leurs atermoiements en invoquant le principe de stare decisis, une règle de droit stipulant que les tribunaux inférieurs sont liés par les décisions rendues par les cours d'instance supérieure.

Les premiers accusés qui furent confronté à cette situation particulière furent ceux du 3e procès. Le 6 janvier 2005, lorsque le dixième et dernier témoin de la poursuite termina son témoignage, le procureur Louis Duguay annonça que la preuve de la poursuite était close. La défense, qui était composée de deux accusés qui se représentaient eux-mêmes, informa alors le tribunal de son intention de présenter des motions de non-lieu, ce qui suscita une petite discussion entre le procureur Duguay et le juge Ronald Schachter, qui avait été informé de la décision rendue par la Cour supérieure relativement au jugement Laliberté.

Voyant l'incertitude du juge Schachter, le procureur Duguay essaya de le convaincre qu'il pouvait procéder à l'audition des motions de non-lieu. Me Duguay insista sur le fait que la preuve de la poursuite présentée dans le 3e procès n'était "pas nécessairement la même" que celle qu'avait entendu le juge Laliberté. "Ce n'est pas nécessairement le même dépisteur", indiqua le procureur. (63) À un certain moment, le juge Schachter déclara qu'il aimerait prendre connaissance du jugement Downs. Le procureur Duguay l'informa alors que la décision de la Cour supérieure n'avait pas encore été transcrite par un sténographe officiel. Notons que Me Duguay était bien au fait de la situation parce qu'il faisait parti de l'équipe des procureurs qui s'occupait des appels.

Bien qu'il ne niait pas que les faits mis en preuve dans le 1er procès et dans le 3e procès étaient "grosso modo sensiblement les mêmes", le procureur Duguay invita néanmoins le tribunal à permettre à la défense d'aller de l'avant avec les motions de non-lieu. "S'ils sont sensiblement pareils, le jugement du juge Kevin Downs devient très, très pertinent", rétorqua alors le juge Schachter. En bout de ligne, le tribunal accepta d'entendre les motions de non-lieu des deux accusés. Le lendemain, les deux parties avaient terminés leurs plaidoiries. Le juge Schachter déclara alors qu'il était "plus judicieux" d'attendre que le jugement Downs soit prêt à lire avant qu'il ne rende sa décision sur les motions de non-lieu. (64) La cause fut reportée au 17 février suivant.

Entre-temps, la requête en autorisation d'en appeler du jugement Downs fut entendue par le juge Pierre J. Dalphond, le 9 février. Lors de l'audition, les avocats des accusés-appelants firent valoir plusieurs arguments. Ils plaidèrent que la Cour supérieure avait errée en droit en n'identifiant pas les erreurs de droit du jugement Laliberté. Selon eux, le juge Downs n'aurait fait que substituer son appréciation de la preuve à celle du tribunal de première instance. Enfin, ils soulevèrent que les principes énoncés par la Cour supérieure pourraient avoir des répercussions importantes sur plus d'une centaine d'accusés qui avaient été arrêtés lors du même événement et dont les procès étaient en cours de route.

Fait particulier, en écoutant les avocats relater les faits de la cause, le juge Dalphond réalisa que l'arrestation de masse du 15 mars 2002 était un événement qui ne lui était pas totalement étranger. Ainsi, au beau milieu de l'audition, le juge Dalphond mentionna que ce jour-là, il avait lui-même eut l'opportunité d'observer, à partir de la fenêtre de son bureau, la foule encerclée par les policiers dans le stationnement situé à l'opposé du Palais de justice Montréal. Le magistrat ajouta même qu'il trouvait que les gens ainsi interpellés avaient l'air d'être "plutôt tranquilles." Le tribunal prit ensuite la requête en délibéré.

Le 17 février, le juge Schachter siégea à nouveau. Il annonça d'entrée de jeu qu'il était prêt à rendre sa décision sur les motions de non-lieu, mais chercha d'abord à savoir si le jugement Downs avait été porté en appel. "Ça peut peut-être changer les affaires," indiqua Schachter. Il alors été mis au parfum. "Je pense que ça vaudrait peut-être la peine d'attendre le jugement du juge Dalphond", déclara Schachter, qui décida de reporter de nouveau son jugement sur les non-lieu. (65) Puis, s'adressant au procureur Duguay, le juge affirma qu'il avait bien apprécié qu'il lui ai envoyé le jugement Downs. "J'imagine que la poursuite va faire la même chose, elle va m'envoyer une copie du jugement du juge Dalphond ?", demanda Schachter. "Oui, oui", répondit alors le procureur. (66) La cause fut ainsi remise au 4 avril suivant.

Le 4 mars, le juge Dalphond décida d'accorder la requête pour autorisation d'appeler du jugement Downs. (67) Cette décision eut pour conséquence de suspendre l'ordonnance émise par la Cour supérieure à l'effet de tenir un nouveau procès pour le groupe de huit accusés. Évidemment, la partie était encore loin d'être gagnée pour la défense : encore lui fallait-elle convaincre un banc de trois juges de la Cour d'appel qu'un juge de la Cour supérieure avait rendu une décision qui était à ce point mal fondée quelle méritait d'être renversée.

Le 4 avril, le juge Schachter rendit jugement sur les motions de non-lieu. Le tribunal commença par déclarer que "le principe de stare decisis s'applique dans ce cas ici" avant d'annoncer qu'il rejetait les motions de non-lieu. Schachter motiva sa décision en déclarant que "la preuve essentiellement est pareille comme l'autre cause où le juge Laliberté a rendu un jugement, qui a été renversé par le juge Kevin Downs" et en s'appuyant sur "les raison indiquées dans le jugement du juge Kevin Downs." Puis, le tribunal ajouta : "indépendamment du jugement de l'honorable Kevin Downs de la Cour supérieure, indépendamment de ça, la preuve jusqu'à date indique qu'il y a au moins une preuve prima facie sur chacun des éléments. Donc, étant donné qu'il n'y a pas une absence totale de preuve sur sur les éléments essentiels de l'infraction" (68)

Puis, le juge Schachter demanda des nouvelles de la Cour d'appel. Cela signifiait qu'au moment où il rejetait les motions de non-lieu, le tribunal ignorait que le juge Dalphond avait accordé à la défense la permission d'en appeler du jugement Downs. Cela voulait également dire que le procureur Duguay n'avait pas communiqué la décision de la Cour d'appel au juge Schachter comme il avait dit qu'il ferait lors de l'audition précédente...

Bien entendu, on ne saura jamais avec certitude si le juge Schachter aurait agit de la même façon s'il avait eut en main la décision du juge Dalphond. Cependant, à voir l'importance que le tribunal accordait aux procédures en Cour d'appel, on pouvait se risquer à dire qu'il y avait de très bonnes chances que Schachter aurait été très tenté d'attendre l'issue du pourvoi en Cour d'appel avant de statuer sur les motions de non-lieu qu'il avait devant lui. Mais comme le juge Schachter avait déjà rendu jugement, il était trop tard pour revenir arrière. Cela étant, tout n'était pas perdu pour les deux accusés du 3e procès, ceux-ci ayant encore le loisir de présenter une défense et/ou de tenter de se faire acquitter en soulevant le doute raisonnable.

Ce fut ensuite au tour des quatre accusés du 4e procès d'être confrontés à une situation analogue. Après huit journées d'audition, la preuve de la poursuite était maintenant terminée. La défense, qui était entièrement constituée d'accusés se représentant eux-mêmes, informa la cour de son intention de présenter des motions de non-lieu lors de la prochaine date d'audition, soit le 6 avril. Cette annonce suscita alors une discussion entre le juge Pierre Denault et la procureure de la poursuite Renée Rioux. Le juge Denault voulut d'abord s'assurer que personne n'ignorait que la cause du 1er procès était désormais rendue au niveau de la Cour d'appel.

Surtout, le tribunal informa la procureure Rioux de ses inquiétudes quant au risque que la tenue de procès multiples concernant l'affaire du 15 mars 2002 puisse offrir à la poursuite l'opportunité d'améliorer sa preuve d'un procès à l'autre. Il faut dire que le juge Denault avait eut l'occasion de se sensibiliser à cette problématique lorsqu'un des accusés chercha à mettre le S-D Dominic Monchamp en contradiction avec certaines des déclarations qu'il avait faite dans les trois autres procès du 15 mars 2002 où il avait témoigné. De son côté, la procureure Rioux insista sur le caractère distinct de la preuve qui a été entendue dans le cadre du 4e procès. Le juge Denault mit fin à la discussion en disant : "Si je suis inspiré, je pourrai me prononcer tout de suite également sur la motion de non-lieu, peu importe le résultat qui pourrait en arriver, mais je le répète, il y a un intérêt à ce qu'on sorte de cette histoire-là aussi, un jour." (69)

Lors de l'audition des motions de non-lieu, la procureure Rioux essaya de répondre aux préoccupations soulevées par le juge Denault en invitant celui-ci à agir comme un tribunal impartial et indépendant. "Ce qui s'est passé dans la salle de cour du juge Schachter, du juge Laliberté, ce n'est pas ce qui s'est passé devant votre cause. Alors, le tribunal indépendant doit rendre sa décision", plaida-t-elle. (70) Après une journée complète d'argumentation de part et d'autres, le juge Denault se lança dans une longue "déclaration" lors de laquelle il passa brièvement en revu les étapes qu'avait traversée la saga judiciaire du 15 mars 2002 jusqu'à présent, de la "décision controversée" du juge Ghanimé jusqu'au jugement rendu par le juge Schachter deux jours plus tôt en passant par la décision du juge Dalphond.

Répondant aux arguments de la poursuite, le juge Denault se dit incapable de faire abstraction de ce qui se passait dans les autres procès du 15 mars 2002. "Je me vois très mal ne pas tenir compte de cette situation particulière et de simplement mener cette petite barque ici à travers toutes les autres barques qui s'en vont vers le même destin et en arriver à m'entêter à faire semblant que je suis seul dans la barque avec les accusés et la poursuite et ne pas tenir compte de tout ce qui se brasse dans les flots qui nous entourent. Le même événement est sous la loupe de la Cour d'appel du Québec, et la décision que la Cour d'appel du Québec va rendre relativement à ces événements, il m'apparaît que cela aura une importance définitive, quant à moi, sur le sort des causes dont je suis saisi présentement."

Le juge Denault se montra particulièrement cinglant à l'égard de la formule des procès multiples. "Je ressens un certain malaise devant cette procédure exceptionnelle qui permet et qui a fait en sorte que peut-être une dizaine de juges différents de cette même Cour vont se pencher chacun de leur côté sur le même problème juridique, avec les mêmes événements, pour simplement une question d'accommodement de salle, de n'importe quoi, mais qui n'a rien à voir avec le concept supérieur, quant à moi, d'un procès juste et équitable. Je continue à croire qu'il n'est pas une bonne justice que dix juges différents puissent en arriver à rendre dix jugements contradictoires sur les mêmes faits et que cela amène également des appels contradictoires devant plusieurs juges également de la Cour supérieure, le cas échéant", affirma le juge.

Le tribunal ajouta ensuite : "Donc, il s'est développé quant à moi, à ce stade-ci, et sans préjudice à toute décision que je pourrais rendre, une atmosphère que je n'ose pas qualifier d'anarchique, mais qui constitue, pour moi, un certain désordre dans la procédure criminelle, qui ne rencontre pas l'esprit de la loi, quant à moi, non plus, ni l'esprit de la Charte, en particulier quand la Charte, et ce n'est pas pour rien dire, veut qu'on ait droit à un procès juste et équitable, une défense pleine et entière. Est-ce qu'il est juste et équitable que la poursuite ayant perfectionné sa preuve, ayant bonifié par des nouveaux témoins qui pourront lui avoir manqué dans les premières causes, la présentation de sa preuve en fasse payer le prix au cent quatre-vingt-unième accusé qui va comparaître dans ces affaires-là ?" (71)

Le juge Denault conclua en annonçant qu'il allait "attendre que la Cour d'appel du Québec se prononce dans l'affaire dont elle est saisie pour les même événements" avant de rendre son propre jugement sur les motions de non-lieu qui venait d'être plaidées. "Le sort de notre cause se décide à la Cour d'appel", déplora avec fatalisme un des accusés en s'adressant à la cour. Cette décision avait en effet prit complètement par surprise les accusés, qui venaient d'être mis devant un fait accompli. En effet, à aucun moment, le juge Denault n'avait laissé entrevoir qu'il adopterait une telle position.

En fait, lors de l'audition précédente, le juge Denault avait même soulevé la possibilité qu'il rende son jugement sur le champ, en exprimant son désir d'en finir une fois pour toutes avec cette cause qui en était maintenant rendue à sa troisième année. Soulignons qu'à ce moment-là, la Cour d'appel n'avait toujours pas fixée de date pour l'audition du pourvoi, qui pouvait autant avoir lieu dans six mois que dans un an. Aussi bien dire que la décision du juge Denault sur les motions de non-lieu était repoussée aux calendes grecques... Le juge Denault ne fut toutefois pas le seul à agir ainsi.

Dans le 5e procès, le juge Denis Boisvert avait entendu des motions de non-lieu durant la journée d'audition du 2 novembre 2004 et n'avait toujours pas rendu de décision depuis ce temps-là. Lors de l'audition pro forma du 5 mai, le juge Boisvert fit connaître sa position sur la question. "Je pense que pour l'harmonie de la justice et aussi une compréhension logique, il m'apparaît tout à fait pertinent qu'à ce stade-ci, puisque la question qui sera traitée par la Cour d'appel porte exactement sur la question qui m'est soumise et que je devais rendre ma décision ce matin (...) que je reporte ma décision, le temps nécessaire pour la Cour d'appel de se prononcer sur cet élément essentiel", déclara le juge Boisvert. (72) Le tribunal chercha ensuite à connaître la position des parties à ce sujet.

Me Poitras s'exprima alors au nom de la défense. "C'est vrai qu'il y a une question identique et la question : est-ce que c'était un attroupement illégal ou pas ? Il y a une chose qui n'est pas identique du tout et qui ne le sera jamais, c'est l'identification des personnes, la connaissance des personnes à l'égard de cet attroupement illégal-là. Et dans chacun des dossiers, il n'y a aucune preuve qui a été faite par la poursuite", rappela-t-il. "Même si on en viendrait à la conclusion que oui, il y a eu un attroupement illégal qui a duré trois, quatre minutes devant le quartier général de la police sur la rue St-Urbain (...) il n'en demeure pas moins qu'il n'y a aucune preuve que la connaissance de chacune des personnes qui ont été arrêtées au coin de St-Antoine et St-Laurent peut avoir des événements." (73)

"Il n'en demeure pas moins que je dois traiter de l'autre élément : y a-t-il attroupement, même si la personne était là ?", répondit alors le juge. "Ne serait-ce que l'uniformité des décisions dans un cas semblable, il m'apparaît, parce qu'il n'est jamais utile pour la société canadienne à ce que les tribunaux rendent des décisions qui risque d'être contradictoires. Je pense que l'uniformité des décisions, lorsqu'on peut le faire, c'est dans l'intérêt du système de justice lui-même et des citoyens canadiens qui subissent cette justice. Or, dans les circonstances, ma proposition, à moins d'argumentation additionnelle, qui deviendra ma décision, s'il n'y a pas d'argumentation additionnelle, c'est de reporter ma décision après la date qu'on pense que raisonnablement la Cour d'appel pourrait se prononcer sur cet élément essentiel. On me dit peut-être en septembre ?" (74)

Comme les parties n'avaient apparemment plus aucun argument à soumettre au juge, la discussion porta alors sur la prochaine date d'audition qui serait la plus appropriée. Le juge Boisvert chercha alors à s'informer de l'état des procédures qui avaient été entamées devant la Cour d'appel. "Écoutez, les mémoires des appelantes ne sont même pas déposés", expliqua alors Me Poitras. "Je ne m'attends pas à des auditions avant septembre ou octobre là-dedans." (75) La cause fut alors reportée au 20 octobre.

Enfin, un scénario similaire se répéta dans le 8e procès, qui était présidé par la juge Lison Asseraf et qui regroupait les accusés anglophones. La preuve de la poursuite, qui avait nécessitée un total de sept journées d'audition avait été terminée le 6 avril. Le lendemain, la défense plaida des motions de non-lieu. La juge Asseraf annonça d'abord qu'elle rendrait jugement le 13 juin avant de se raviser et d'adopter une position identique à celle des juges Denault et Boisvert, c'est-à-dire qu'elle attendra elle aussi l'issue du pourvoi devant la Cour d'appel avant de statuer sur les motions de non-lieu. Notons que la défense ne s'objecta pas de manière explicite à la décision de la juge Asseraf.

Le problème était que la Cour d'appel devait limiter son analyse au jugement Downs. Ce n'était donc pas à ce tribunal que revenait de déterminer si la preuve que la poursuite avait soumise aux juges Denault, Boisvert ou Asseraf était suffisante ou non. Mais comme ces trois juges préféraient apparemment abdiquer leurs responsabilités, cela signifiait que la décision que rendrait la Cour d'appel allait avoir une incidence directe sur le sort d'au moins soixante-dix accusés. À l'inverse, ces accusés ne pouvaient eux-mêmes espérer influer sur la décision qu'allait rendre la Cour d'appel puisque ce n'était pas leur dossier, à proprement parler, qui était inscrit devant le plus haut tribunal du Québec, seulement celui des huit du 1er procès dont la cause était à l'origine du pourvoi. Bref, les accusés étaient en train de subir un nouvel effet pervers découlant de la décision du juge Ghanimé de tenir des procès multiples relativement à la manifestation du 15 mars 2002.

C'est ainsi que le 4e procès, le 5e procès et le 8e procès du 15 mars 2002 devinrent à la remorque du 1er procès, désigné comme une "cause type". Un peu comme des wagons remorqués derrière une même locomotive. Quand la locomotive s'arrête, alors tous les wagons qui la suivent s'immobilisent à leur tour eux aussi. Et si la locomotive a le malheur de dérailler, alors elle entraînera nécessairement tous les wagons dans son embardée ferroviaire.

Un juge de la Cour municipale décida toutefois de faire bande à part. En effet, le juge Morton Minc qui présidait le 9e procès ne semblait pas partager la crainte qu'éprouvaient ses collègues quant au risque de jugements contradictoires. Après avoir entendu la défense plaider des motions de non-lieu, le juge Minc refusa de céder à la tentation de la procrastination et rendit jugement sur les motions de non-lieu sans attendre la décision de la Cour d'appel. Le 10 mai, le juge Minc rejeta les motions de non-lieu en invoquant les éléments suivant de la preuve de la poursuite :

"une manifestation organisée contre la brutalité policière qui se déplace sur la voie publique; un noyau d'environ 300 personnes dont un tiers des personnes est masqué et certaines personnes scandent des slogans et brandissent des pancartes; des personnes acclament chaque fois qu'un méfait est commis; des graffitis sur des immeubles; une ou des poubelles sont lancées; un incident avec une automobiliste; des bruits très forts qui sortent des haut-parleurs; la circulation automobile arrêtée; un désordre total sur la rue; un tumulte indescriptible; un policier (Clavel) en civil qui témoigne qu'il a eu peur pour sa sécurité; un cours interrompu parce que des projectiles, lancés par les manifestants, ont brisé les fenêtres d'une salle de cours; une personne a craché sur un policier qui a témoigné." (76)

Décès, désertion et défaite

Alors que la saga judiciaire entrait dans sa troisième année, deux procès du 15 mars 2002 connurent des péripéties pour le moins inattendues. D'abord, le juge Gérard Duguay qui présidait le 6e procès rendit l'âme le 4 février 2005. Le juge Pascal Pillarella qui lui succéda siégea pour la première fois à la date qui avait été prévue pour la reprise du procès, soit le 25 avril. Maintenant, lorsqu'un juge décède ou "devient incapable d’assumer ses fonctions", le paragraphe 669.2 (3) du Code criminel prévoit que le nouveau juge doit "recommencer le procès comme si aucune preuve n'avait été présentée". Bref, il s'agissait d'un retour à la case départ. Notons qu'à ce moment-là, le 6e procès était bien avancé puisqu'il y avait déjà eu six journées d'audition. En fait, seuls deux témoins de la poursuite n'avaient pas encore été entendus.

Bien entendu, le fait de tout recommencer le procès de A à Z aurait été de nature à porter préjudice tant à la défense qu'à la poursuite. Les deux parties en arrivèrent donc à un compromis pour éviter un tel scénario : ils donnèrent leur consentement pour que la preuve de la poursuite qui avait été entendue lors des six premières journées d'audition soit versée dans tous les dossiers des accusés faisant parti de ce groupe. Grâce à une telle entente, le juge Pillarella aurait dû être en mesure de pouvoir continuer le procès là où il en était rendu au moment du décès du juge Duguay. Or, il y avait un problème.

Le juge Duguay avait refusé de son vivant d'ordonner la transcription des procédures, et ce, en dépit des demandes répétées de la défense en ce sens. Il fut d'ailleurs le seul juge présidant un procès continue du 15 mars 2002 à s'entêter à maintenir une telle position, qui, il faut le dire, bénéficiait de l'appui du procureur de la poursuite Normand Labelle. Le juge Duguay avait justifié sa décision en affirmant notamment que les notes sténographiques étaient "excessivement onéreuses" et appartenaient au "monde du passé." (77)

Résultat : le juge Pillarella ignorait ce qui s'était passé dans le procès dont il venait d'hériter. Pour éviter de repartir le procès à zéro, le nouveau juge devait donc ordonner lui-même la confection des notes sténographiques. Comme les transcriptions ne seraient pas prêtes avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, il devenait impossible de continuer le procès aux dates qui avaient été fixées précédemment. Le juge Pillarella allait donc devoir être obligé d'annuler les six journées d'audition qui étaient prévus pour la continuation du procès, au printemps 2005, occasionnant ainsi un délai supplémentaire. C'est ainsi que six nouvelles journées d'audition durent être fixées, en novembre et en décembre. Mais ce n'était pas là le seul pépin qui apparut lors de cette même journée d'audition.
En effet, un nouveau problème survint lorsqu'une discussion s'engagea sur la position que la cour devrait adopter à l'égard des accusés absents qui n'étaient pas représenté par avocat. "À mon avis, vous n'avez pas beaucoup d'options, c'est tout simplement d'émettre des mandats d'arrestation contre ces personnes-là", déclara le procureur Labelle à l'attention du juge Pillarella. (78) Ces propos firent réagir Me Poitras, qui s'adressa à son tour au juge. "Les gens qui se représentent seuls devant vous, ce sont des gens qui doivent manquer du travail, qui doivent manquer des études, des choses comme ça, et ça arrive fréquemment que je vais comparaître, même en l'absence d'un mandat explicite, pour éviter qu'il y ait un mandat d'arrestation quand le dossier démarre, et même pendant le cours d'un procès quand les gens ne peuvent pas s'absenter, soit pour leur travail ou leurs études", expliqua-t-il. (79)

"Quand je comparais, même en l'absence de mandat, ça fait l'affaire de tout le monde. Ça coûte moins cher à la Ville de Montréal, ça coûte moins cher partout parce que ça évite des mandats", continua Me Poitras. Et comme de fait, depuis le début des procès, outre le juge Massignani, aucun juge n'avait émis de mandats d'arrestation contre les accusés absents, dont les rangs ne cessaient de grossir dans chacun des groupes au fur et à mesure que le temps avançait. "Ceux qui ont procédé par défaut parce qu'ils étaient absents, je ne vois pas pourquoi qu'on émettrait des mandats là", plaida Me Poitras. "Surtout qu'ils n'ont pas été avisés qu'il y avait un changement de procédure ou quoi que ce soit parce que ces personnes-là, il faut qu'elles donnent leur consentement. Elles ne pourront pas s'adjoindre au groupe plus tard. Parce qu'en vertu de 669.2 (3), tout le monde doit recommencer." (80)

Me Poitras prit également le temps de brosser un petit historique des dossiers du 15 mars 2002 pour le bénéfice du nouveau juge. "Dans ce dossier-ci que vous avez devant vous, il y a eu trois cent soixante et onze arrestations. Votre collègue, le juge Ghanimé avait scindé les groupes en vingt-huit procès séparés", indiqua Me Poitras. "Là, ça a descendu à une douzaine de groupes", précisa-t-il ensuite. Puis, Me Poitras envoya un message on ne peut plus clair à l'attention du procureur Labelle. "Si mon collègue maintient sa position pour ça, moi, je vais faire en sorte de retirer mon consentement, pour au moins un client, puis je vais faire en sorte de le joindre puis on fera un autre groupe puis on fera un autre procès. Puis je le représenterai, c'est par voie sommaire, puis il ne sera pas obligé d'être présent." (81)

"L'objectif de mon collègue, c'est uniquement de leur faire accepter de plaider coupable à un règlement municipal", lança ensuite Me Poitras. En demandant au tribunal d'émettre des mandats d'arrestation contre les absents, la poursuite ne chercherait qu'à "mettre de la pression sur eux autres pour accepter des règlements à la baisse", allégua-t-il. "S'il maintient sa position pour faire émettre des mandats, je vous le dis, c'est ça que je vais faire", insista l'avocat, qui n'ignorait pas que la poursuite était peu chaude à l'idée de devoir se taper un 10e procès du 15 mars 2002.. Naturellement, les propos de Me Poitras ne plurent pas beaucoup au procureur Labelle. "Je ne sais pas si c'est par menace que mon confrère veut fonctionner en disant : bien, on va faire un autre groupe", s'interrogea-t-il. "Ce n'est pas une question de rendre une décision en fonction du statut social de quelqu'un qui est étudiant, qui travaille. Il y a eu un désintéressement au dossier", plaida le procureur. (82)

Une fois que les deux parties eurent terminées, le juge Pillarella rendit sa décision sur la question des accusés absents. "Les personnes dont il est question aujourd'hui savaient la date du procès, donc il n'est pas question de dire : bien là, la mort d'un juge change la date", déclara le juge pour commencer. "Que le juge soit décédé ou pas, ils auraient dû être présents", continua-t-il. "Ils n'y sont pas pour des raisons que j'ignore", nota le juge. "Je vais émettre des mandats comme pour toute personne qui ne se présente pas devant le tribunal alors qu'il le sait. Quant à l'administration de ces dossiers-là, ce n'est pas de mon ressort. En temps et lieu, il pourrait y avoir des regroupements ou pas, ce n'est pas moi qui vais les obliger." (83)

La cour était maintenant prête à procéder à l'appel du rôle. Le procureur Labelle avisa alors le tribunal de son intention de demander d'émettre des mandats d'arrestation visés ou non visés en fonction des antécédents judiciaires que pourraient avoir certains accusés absents, le cas échéant. Précisons qu'avec un mandat visé, les pouvoirs de la police se limitent à arrêter et détenir l'accusé fautif le temps de lui faire signer une nouvelle promesse de comparaître. Dans le cas d'un mandat d'arrestation non-visé, l'accusé sera détenu jusqu'à temps qu'il comparaisse devant un juge, qui pourra alors aller décider de le garder détenu ou le remettre en liberté sous conditions.

Lorsque la greffière en arriva au vingtième nom sur la feuille de rôle, Me Poitras fit savoir "ne consent pas à ce que la preuve soit versée". "Là, on est rendu à dix mandats, alors à dix on est capable de faire un autre groupe", précisa Me Poitras. "On va recommencer le procès au complet", déclara alors le procureur Labelle. "On ne fera pas demander l'ordonnance des notes sténographiques, on va recommencer à nouveau". (84) C'est alors qu'intervint Me Denis Barrette, qui représentait deux accusés dans ce groupe. "J'ai un petit problème avec ça, monsieur le juge", indiqua-t-il. "Bien, ce n'est pas moi qui l'ai allumé le problème là, il vient de mon confrère Me Poitras", rétorqua la poursuite. "Je ne vous demanderai pas à ce moment-là de faire le dépôt des notes sténographiques, qui va coûter de l'argent inutilement, si dans un autre dossier connexe on repart avec les témoins", de dire le procureur Labelle.

"Moi, j'ai compris qu'il y avait une entente qu'on déposerait les transcriptions", affirma Me Barrette, qui disait comprendre "très mal" ce soudain changement de position de la part de la poursuite "parce qu'il y a un client de Me Poitras, qui lui, à une autre position que les personnes présentes." "Je comprends, mais ça prend le consentement de tout le monde", répondit le juge. "Pour danser le tango, il faut être deux", ajouta le procureur Labelle. "Alors ça n'adonne pas là, il n'y a pas d'admission, ça fait qu'on va recommencer à neuf." (85) Les parties poursuivirent leurs discussions à l'extérieur de la salle de cour, ce qui permit d'en arriver à un ultime compromis. Ainsi, Me Poitras leva son opposition au dépôt des notes sténographiques, en échange de quoi la poursuite consenti à ce que les mandats d'arrestation ne soit pas exécutables avant la prochaine d'audition, en novembre. Plusieurs accusés ne le savait pas, mais ils venaient de l'échapper belle...

Ensuite, le 7e procès fut l'objet d'un coup de théâtre plutôt inusité. Cinq journées consécutives avaient été fixées dans la semaine du 9 mai pour continuer ce procès qui était le moins avancé de tous. En effet, la poursuite n'avait toujours pas commencée l'audition de sa preuve. En fait, les trois premières journées d'audition qui s'étaient tenus un an plus tôt avaient été monopolisées par l'audition de requêtes de la défense envers lesquelles le juge Richard Chassé n'avait pas encore rendu jugement. À la reprise du procès, la situation se corsa encore davantage. Au lieu de reprendre le procès dans l'état où il l'avait laissé, le juge Richard Chassé annonça plutôt qu'il abandonnait la cause et qu'il retournait l'ensemble des dossiers au juge-président de la Cour municipale.

C'était un jugement de la Cour supérieure rendu relativement à des requêtes pour l'émission d'un bref de certiorari qui était à l'origine du retrait spectaculaire du juge Chassé. On se rappellera qu'à l'ouverture du 7e procès, en mai 2004, le juge Chassé avait rejeté deux requêtes de type Rowbotham dont Me Poitras voulait remettre l'audition à une date ultérieure. Par la suite, Me Poitras s'adressa à la Cour supérieure pour faire casser le jugement interlocutoire du juge Chassé. Le 20 septembre 2004, le juge André Denis de la Cour supérieure rendit une brève décision, dont voici un extrait :

"De façon évidente, et sans mettre en doute la bonne foi de quiconque, il y a eu quiproquo qui a mené à incompréhension. Le juge d'instance a tenté avec courage de bien cerner les requêtes qu'on lui présentait et s'est retiré pour délibérer croyant que le procureur de la requérante n'avait aucune représentation à faire. Ce qui fait que le premier juge est revenu et a expliqué pourquoi il rejetait les deux requêtes. Il apparaît de façon claire aujourd'hui que le procureur de la requérante entendait plaider ces requêtes et il se plaint par requête en certiorari d'avoir été privé de la règle de justice naturelle de l'audi alteram partem. Tout cet imbroglio est dû à des circonstances exceptionnelles. L'intérêt de la justice et celui de la requérante veut qu'elle ait l'occasion d'être entendue." (86)

La Cour supérieure avait beau avoir mit ses gants blancs, il n'en demeurait pas moins que le juge Chassé se révéla incapable de digérer sa décision. C'est ainsi que le juge Chassé quitta le 7e procès, un peu comme le juge Jean-Guy Boilard avait abandonné un méga-procès des motards en cours de route, deux ans plus tôt. Comme le juge Chassé était semble-t-il devenu "incapable d'assumer ses fonctions", le paragraphe 669.2 (3) du Code criminel trouvait son application. Ainsi, la question de savoir s'il fallait recommencer à nouveau le procès ou plutôt déposer les notes sténographiques se posait également aux parties impliquées dans le 7e procès, mais de manière différente que dans le 6e procès.

En effet, contrairement au 6e procès, la poursuite n'avait toujours pas commencé à procéder à l'audition de sa preuve. On se rappellera que les trois premières journées d'audition du 7e procès avaient été monopolisées par l'audition de trois requêtes, dont les deux premières avaient été prises en délibéré par le juge Chassé et la troisième n'avait pu être terminée avant l'ajournement de la cause, en mai 2004. Pour cette raison, la poursuite n'était pas prête à procéder immédiatement, ce qui eut pour effet d'entraîner l'annulation de la journée d'audition du 9 mai.

Le lendemain, le juge Denis Laberge remplaça son collègue qui avait déserté le banc. Au début de la séance, le procureur Jose Costa annonça au tribunal que la poursuite consentait au dépôt des notes sténographiques de l'audition des deux premières requêtes, soit celle en arrêt des procédures pour abus de procédures de Me Lescarbeau et celle en communication de la preuve d'un accusé se représentant lui-même. Quant à la dernière requête, il s'agissait de celle en arrêt des procédures pour cause d'atteinte aux droits fondamentaux d'un accusé se représentant lui-même. "Alors, pour cette requête-là, hier, on en a discuté moi et à ma consoeur ainsi qu'on a demandé aussi au procureur chef adjoint de l'équipe criminelle ce qu'on devait faire et après avoir discuté avec la défense, on en est venus à la conclusion qu'on devrait recommencer cette requête-là", déclara le procureur Costa. (87) Il justifia cette décision en expliquant que plusieurs accusés s'étaient joints à la requête, ce qui aurait pour effet de modifier certains des allégués.

Puis, le procureur Costa avisa alors le nouveau juge qu'il n'était pas envisageable de commencer le procès sans que le tribunal n'ait d'abord statué sur la requête en communication de la preuve qu'avait présenté l'un des accusés. Sa collègue, la procureure Aryanne Guérin, suggéra au juge Laberge de prendre la journée pour prendre connaissance des notes sténographiques des trois premières journées de mai 2004. Du côté de la défense, Me Poitras abonda dans le même sens, en insistant toutefois sur la nécessité que la cour rende également jugement sur la requête en arrêt des procédures pour abus de procédures que le juge Chassé avait pris en délibéré. Me Poitras expliqua au juge Laberge qu'il était impensable que le procès soit terminé d'ici la fin de la semaine, nécessitant un nouvel ajournement de sorte que le procès ne reprendra pas avant l'année prochaine.

"Je veux dire en 2006, on ne se fera pas d'illusions, c'est clair qu'il va y avoir une requête sur les délais déraisonnables", affirma l'avocat. "Ce n'est pas la faute des accusés tous ces délais-là. On va être rendus à quatre ans", ajouta Me Poitras. "Alors, vous voulez que je vous donne d'autres délais pour faciliter votre requête en délais déraisonnables, non ?", répondit le juge Laberge. (88) Le ton venait d'être donné... Ce commentaire était symptomatique de la fixation que le juge Laberge développa autour de la nécessité de faire passer le 7e procès à la vitesse supérieure. Mais, comme le découvrira rapidement le juge, il existe aussi un risque à trop vouloir appuyer sur l'accélérateur et c'est de se retrouver dans le fossé.

Après s'être retiré pour réfléchir, le juge Laberge revint siéger à nouveau. "Sur la requête en divulgation de preuve, je comprends que ça a été une question qui a été examinée à quelques reprises par des collègues", affirma le juge. (En fait, le seul autre procès du 15 mars 2002 où une requête de ce genre avait été débattue était le 4e procès présidé par le juge Denault, qui la rejeta en rendant un jugement oral.) Puis, le tribunal annonça qu'il rendrait une décision sur la requête en communication de la preuve le lendemain. "Alors, c'est une vieille affaire", continua le juge Laberge. "J'ai l'intention que l'on procède. Maintenant, ces requêtes-là peuvent très bien être traitées aussi en même temps que la preuve elle-même. C'est toute la même question. Alors, vous ne me ferez pas faire deux ou trois exercices continuels sur les mêmes questions." (89)

Appelé à réagir la position adoptée par le tribunal, Me Poitras dit la chose suivante : "Je trouve ça intéressant de savoir qu'il y a des jugements déjà rendus sur la requête en divulgation parce que moi, sur les sept groupes que je fais, c'est la seule que j'ai vue." Le juge Laberge précisa alors qu'il n'avait pas encore lu les jugements, mais qu'il avait l'intention de s'y mettre, Puis, il ajouta : "Je n'entre pas de ce dossier-là pour me perdre dans les procédures et vous savez vous m'avez fait perdre une journée hier." Cette petite pointe lancé par le juge fit bondir Me Poitras "Mais, monsieur le juge, je vous ferai remarquer que la défense n'a demandé aucune journée, rien", protesta Me Poitras. "Non, vous m'avez demandé ça de consentement", répondit le juge. "Non, c'est faux", corrigea Me Poitras. (90)

Le juge Laberge se tourna ensuite vers la poursuite, en demandant si elle était prête à procéder. La procureure Guérin répondit qu'elle avait besoin d'une demi-heure parce que ses témoins étaient sur appel. Puis, un accusé se représentant lui-même s'adressa au juge Laberge pour l'informer que l'interprète n'était pas capable de faire la traduction. "Monsieur, trouvez-vous un interprète, on procède ce matin à 11h30. Débrouillez-vous", répliqua sèchement le juge, en coupant la parole à l'accusé. "On ne remettra pas les causes parce que vous, vous ne trouvez pas d'interprète", ajouta-t-il, en oubliant que c'était la cour, et non l'accusé, qui avait la responsabilité de fournir les services d'un interprète compétent. (91) Une demi-heure plus tard, le juge siégea de nouveau et fut informé que le premier témoin de la poursuite, soit le constable Francis Buteau, n'était pas disponible avant 14h30.

Me Poitras en profita alors pour s'adresser au juge. "Compte tenu de ce que vous avez mentionné avant la pause, j'ai discuté avec les accusés puis tout, j'ai l'intention de vous demander de vous récuser", lui dit-il. Le juge Laberge demanda alors à connaître le motif. "Vous avez imputé à la défense le retard de tout ça", indiqua alors Me Poitras. "J'ai rien imputé à la défense", se défendit le juge. "On peut faire entendre la cassette", proposa alors Me Poitras, en faisant référence à l'enregistrement mécanique à l'intérieur des salles de la Cour municipale. "Non, non, j'ai dit que c'était de consentement des parties que vous m'aviez demandé une journée hier", insista le juge. "Ce n'est pas le consentement des parties, monsieur le juge. Ils ont pris la journée pour prendre position, la poursuite", répliqua Me Poitras. "Ce n'est pas nous autres qui avons pris des délais lundi matin puis l'article 669 du Code est clair, le nouveau doit recommencer tout. Bon ! Là, écoutez, les clients vous ont vu aller puis ils ne pensent pas qu'ils auraient droit à un procès équitable." (92)

Mais le juge Laberge fit aussitôt qu'il n'avait aucune intention de se récuser. "Écoutez, ce n'est pas parce qu'on a certains échanges sur la façon de procéder et que je désire que l'on procède que ça vous donne un motif pour demander ma récusation. Soyons un peu sérieux quand même", lança le juge Laberge. Il continua en déclarant n'avoir aucun préjugé envers quiconque, mais insista sur la nécessité de procéder à l'audition de la cause. Le juge termina en revenant sur la demande d'interprète. "Qu'on fasse tout le nécessaire pour trouver un interprète pour ce monsieur-là", ordonna-t-il. (93) Un accusé se représentant lui-même demanda à être entendu sur la question de la récusation, mais le juge Laberge fit savoir qu'il n'avait nullement l'intention d'entendre de requête à ce sujet.

À la reprise de la séance, plusieurs accusés se représentant eux-mêmes prirent la parole à tour de rôle pour divers motifs. L'un d'eux déplora la volonté du tribunal de "précipiter le procès pour que ça ait lieu le plus vite possible" et évoqua la difficulté à suivre les procédures pour quelqu'un qui n'est pas avocat. "Je trouve que ça complexifie les choses pour des néophytes comme moi d'arriver à présenter une requête et une défense en même temps", ajouta l'accusé. (94) Un autre revint sur le fait que la cour n'avait toujours rendu jugement relativement à la requête en arrêt des procédures pour abus de procédures. "Je voulais savoir quel remède la Cour prévoyait pour compenser le fait que cette décision-là soit encore retardée alors qu'elle a été plaidée il y a un an ?", demanda-t-il. "Mais le remède c'est de procéder le plus rapidement possible dans les meilleurs délais sur toutes ces questions-là", répondit le juge Laberge. (95)

Le même accusé souleva ensuite la question de la requête en récusation. "Si vous refusez d'entendre la requête, alors c'est quoi les procédures qu'on va devoir entamer pour que cette requête-là soit entendue ailleurs ?", demanda-t-il, "Écoutez, je n'ai pas de conseils à vous donner là-dessus", répondit alors le juge, qui ajouta ensuite qu'il s'était demandé sur l'heure du dîner si une requête formelle lui serait présenté. "Compte tenu de la décision que vous avez déjà rendue avant d'entendre ma requête, je comprends que c'est inutile", déclara alors Me Poitras. "Vous savez je perçois ces demandes-là comme, bon, de nature à étirer inutilement des débats qui n'ont pas à avoir lieu sur cette question-là", trancha le juge. (96)

Enfin, l'accusé qui avait commencé à procéder à l'audition de sa requête en arrêt des procédures pour cause d'atteinte aux droits fondamentaux au moment de l'ajournement du procès, l'année précédente, demanda une remise au tribunal. Il expliqua qu'il s'était préparé en vue de continuer l'audition de sa requête et non pas faire le procès. "Moi, je ne suis pas prêt à procéder", fit-il valoir. "Bien, là, écoutez, vous prenez notre temps et je n'accorderai pas votre demande de remise", répondit le juge. (97) Peu après, la poursuite fit entendre son premier témoin, le constable Francis Buteau.

Le lendemain, la première chose que fit le juge Laberge fut de rendre jugement sur la requête en communication de la preuve. Il passa au travers de chacun des items demandés dans la requête, et les rejeta un après l'autre. "Ce n'est pas le mandat de ce tribunal d'aller fouiller dans l'administration des services de police", conclua la juge. (98) "Tout ce qui s'appelle organisation interne préalable, ce n'est pas pertinent à la cause." (99) Lors de cet exercice, le tribunal apprit que des accusés n'avaient toujours pas reçu certains éléments de la preuve de la poursuite, en particulier une série de photos qui avaient copiés sur des CD. Me Poitras expliqua que la poursuite n'en avait pas fait des copies en nombre suffisant. "J'en ai reçu à peu près une copie par quatre accusés que j'ai distribué à toutes les personnes qui m'en demandaient tant que j'en avais", affirma-t-il. (100) Comme il n'est jamais trop tard pour bien faire, des copies furent distribuées aux accusés qui n'en avaient pas.

D'occasionnelles anicroches survinrent entre la défense et le juge durant les deux dernières journées d'audition. L'impatience du juge Laberge et son intolérance par rapport à tout ce qu'il percevait comme était du gaspillage du temps y était pour beaucoup. "Vous savez, le contre-interrogatoire, ce n'est pas uniquement un exercice pour que ça prenne du temps", lança le juge à une accusée pendant qu'elle contre-interrogeait un témoin. (101) Cette accusée se plaignit par la suite qu'elle se sentait sous pression et essaya d'expliquer qu'elle avait parfois besoin qu'on lui laisse le temps de consulter des documents avant de poser certaines questions, mais le juge ne cessait de lui couper la parole. "Vous savez, on est tout ce monde-là à attendre après ça là", lui dit-il. "Si vous avez des questions, posez-les, c'est tout ce que j'ai à vous dire puis je ne veux pas de réplique", ajouta-t-il. (102) Au moment de l'ajournement, trois témoins de la poursuite avaient été entendus. La suite du procès fut fixée en novembre.

Puis, le 6e procès connut un nouveau rebondissement abracadabrant. On se rappellera que l'audition de la preuve avait été interrompue dans ce procès suite au décès du juge Gérard Duguay et à l'ordonnance de production des notes sténographiques que rendit son successeur, le juge Pascal Pillarella. Le 14 novembre, l'audition de la preuve de la poursuite devait reprendre là où elle en était rendue, un an plus tôt. Mais un nouveau problème survint lorsque l'avocat de la défense Denis Barrette décida d'informer le juge Pillarella d'un malaise qu'il éprouvait.

Me Barrette expliqua au juge Pillarella qu'il représentait la Coalition internationale pour la surveillance des libertés civiles, un organisme ayant reçu le statut d'intervenant devant la commission royale d'enquête qui avait été instituée pour faire la lumière sur le rôle du Canada dans l'affaire Maher Arar, du nom d'un citoyen canadien d'origine syrienne qui fut emprisonné sans accusation dans une prison syrienne, où il fut soumis à la torture. "Un des témoins importants, un des témoins clés que l'on critique vertement, c'est l'ancien ambassadeur canadien en Syrie, monsieur Pillarella", déclara Me Barrette. "J'ai écris des représentations écrites au nom des intervenants où je critique sévèrement le comportement d'un ambassadeur canadien en Syrie, en disant que le comportement de monsieur Pillarella est teinté d'aveuglement volontaire quant à la torture et tout ça." (103)

"Je pointe monsieur Franco Pillarella de plus en plus personnellement dans le processus d'enquête. Alors, je vous soumets ça, je ne sais pas s'il y a un lien de parenté", continua Me Barrette. "Oui, c'est mon frère", répondit alors le juge Pillarella. * "À ce moment-là, monsieur le juge, j'ai un énorme problème", affirma alors Me Barrette. "Je sais que bon, il y a une commission d'enquête là-dessus. Est-ce que ça me nuit, moi, ça c'est autre chose", indiqua le juge. "Non, ce n'est pas vous, répliqua Me Barrette, mais je dois vous dire que j'ai le mandat (...) de critiquer votre frère, monsieur Pillarella, et de l'associer à un (...) comportement quasi-criminel. Alors, je ne sais pas si vous comprenez un peu le malaise ?" (104) "Oui, je comprends un peu. Moi, je n'étais pas au courant, donc vous me mettez au courant", répondit le juge.

"Le procès n'est pas commencé tel quel, sauf que j'ai lu tout ça", ajouta le juge Pillarella en faisant référence aux notes sténographiques des six premières journées d'audition, qui totalisait plus de mille pages. "Ça fait beaucoup d'ouvrage", reconnut Me Barrette. "Ç'aurait pu être fait un peu avant", suggéra ensuite le juge avant de suspendre l'audience pour réfléchir à la position qu'il allait prendre suite à cette révélation. (105) À la reprise de l'audience, le juge Pillarella annonça sa décision. "J'ai l'intention de me récuser personnellement à cette cause", déclara-t-il sans même que la défense n'eut présenté formellement de requête en récusation. "Il y a déjà un juge qui attend que je sorte de la salle pour commencer le procès cet après-midi même. Ça va se faire, il va certainement y avoir un changement de juge", précisa Pillarella. (106)

Me Barrette a alors tenu à expliquer pourquoi il avait attendu jusqu'à ce jour pour faire part de son malaise. "On s'est vus en avril dernier et en avril dernier, l'ex-ambassadeur en Syrie n'avait pas encore témoigné, il a témoigné le 14 et 15 juin. J'ai préparé le mémoire et déposé, je crois que c'était le 2 septembre et j'ai fait mes représentations écrites le 13 septembre", déclara-t-il. "Personnellement, je n'ai aucun problème avec ça, je pourrais procéder", indiqua le juge. "Sauf que je suis conscient que j'ai devant moi des accusé qui sont probablement des gens plus politisés que le commun des mortels et je tiens compte de ce genre d'accusation qui est porté", ajouta-t-il. "On va sûrement parler de l'autorité policière et de brutalité policière et là on va faire le lien avec des supposées tortures en Syrie, je ne suis pas intéressé à m'embarquer là-dedans." (107)

"Personnellement, je n'aurais aucune objection, je me sentirai très à l'aise de vous entendre, mais je ne suis pas sûr que les gens pourraient penser de la même façon compte tenu des accusations qui sont portées. Peu importe, même si vous m'aviez dit: Monsieur le juge, je ne présente rien, je n'aurai pu continuer, compte tenu que moi, je n'étais au courant de rien, on m'annonce ce matin, alors j'ai réfléchi à ça et j'en ai parlé avec le juge président et le juge Joly m'attend, je peux traverser, moi je prends sa salle et elle va prendre ma salle", continua le juge. "Même si personnellement je me sentirai à l'aise avec la cause, je ne suis pas sûr de penser que les accusés ou le public en général n'y verrait pas un lien malsain. C'est strictement là-dessus que je me récuse. Même s'il n'y avait pas de requête, je me serai récusé. Alors, je vais vous laisser, je vais vous envoyer quelqu'un d'autre" (108)

C'est ainsi que la juge Dominique Joly devint la troisième juge à siéger dans le 6e procès. D'entrée de jeu, la juge Joly voulut savoir si les parties croyaient qu'il était nécessaire qu'elle lise les notes sténographiques du procès avant d'entendre les prochains témoins ou si elle pouvait procéder à l'audition de la preuve dès maintenant et remettre sa lecture à plus tard. À ce moment-là, seuls deux témoins de la poursuite n'avaient pas encore été entendus, soit le constable Bruno Auger et le sergent-détective Robin Ferland. Or, le constable Auger n'était pas en mesure de témoigner en raison d'une intervention chirurgicale et la poursuite ignorait quand il serait suffisamment rétabli pour pouvoir être entendue. Quant au S-D Ferland, la défense prévoyait s'objecter au dépôt de certaines pièces à conviction qu'il allait produire durant son témoignage. Pour cette raison, la défense estimait que la juge pourrait avoir de la difficulté à trancher des objections si elle n'avait pas d'abord prit connaissance de l'ensemble de la preuve.

Enfin, la poursuite sembla avoir renoncé à demander l'exécution des mandats d'arrestation visés qui avaient fait l'objet de laborieux débats lors de la date d'audition précédente. En effet, les procureurs de la poursuite restèrent silencieux sur cette question tandis que la juge Joly accorda aux deux avocats de la défense la permission de représenter leurs clients qui sont absents. Les cinq autres journées d'audition qui avaient été fixées pour continuer le procès en novembre et en décembre finiront toutes par être annulées. De nouvelles dates furent fixées pour le mois de mai suivant.

La même journée où le juge Pillarella s'auto-récusa, c'est-à-dire le 14 novembre, le juge Minc, rendit son verdict à l'égard des trente-sept accusés du 9e procès, lesquels n'avaient présenté aucune défense après le rejet des motions de non-lieu, six mois plus tôt. Notons qu'il s'agissait du premier verdict rendu dans un procès où la poursuite avait eut l'opportunité de présenter une "meilleure preuve", pour reprendre l'expression utilisée par le S-D Denis Champagne. Cette "meilleure preuve" donna d'ailleurs de meilleurs résultats pour la poursuite puisque le juge Minc prononça un verdict de culpabilité à l'encontre des trente-sept accusés.

D'entrée de jeu, le tribunal souligna que la preuve de la poursuite reposait "essentiellement sur le témoignage du sergent-détective Monchamp", qui avait déjà témoigné dans trois autres procès du 15 mars 2002 avant d'être entendu par le juge Minc. Le tribunal a notamment retenu la prétention du S-D Monchamp voulant que "les manifestants acclament chacun des méfaits", même si le contre-interrogatoire avait fait ressortir que ce dernier n'en avait jamais fait mention lors de son premier témoignage dans un procès du 15 mars 2002. Le juge Minc s'appuya également sur les témoignages des constables François Clavel et François Pelbois, les deux policiers qui avaient été ajoutés lors de la seconde vague de procès du 15 mars 2002. Le juge Minc prit bonne note de "la peur ou la crainte pour leur sécurité que le tumulte, le chaos, le désordre et les actes violents ont inspiré à plusieurs témoins", incluant les constables Clavel et Pelbois. (109)

"À la question : Y a-t-il eu attroupement illégal? La Cour répond sans hésitation : OUI", écrivit le juge. "La Couronne a fait la preuve au delà de tout doute raisonnable de l'attroupement illégal grâce aux témoignages précis et crédibles de ses témoins qui se sont corroborés de façon très complémentaire. Chacun a vu la manifestation sous un angle différent selon sa fonction, donnant ainsi à la Cour une vue très précise de la situation qui a prévalu surtout à partir du Quartier général de la police jusqu'au Palais de Justice", Ainsi, la conclusion à laquelle arriva le juge Minc était à l'opposé de celle de ses collègues Laliberté et Massignani. Le risque de jugements contradictoires, qui était une conséquence prévisible de la tenue de procès multiples pour le même événement, était maintenant en train de se matérialiser.

Le juge Minc se montra tout aussi convaincu que les accusés savaient que la manifestation était devenue un attroupement illégal. Le fait que le groupe des manifestants a "toujours été décrit comme homogène, stable, jamais séparé en sous groupes" et "le niveau de bruit et de désordre" de la foule ne pouvaient faire autrement que chaque personne avait "directement connaissance qu'elle se trouvait au sein d'un attroupement illégal", estimait le juge. "Le lien et la connivence" qui régnaient "entre les auteurs de méfaits et la foule des manifestants" constituait "la preuve d'une connaissance et d'une participation active des manifestants", ajouta Minc. "À moins d'un aveuglement volontaire, à moins d'être dépourvu de capacité intellectuelle normale (preuve que la Cour n'a pas eu), toute personne qui a suivi cette manifestation et l'a alimenté par sa présence active, participait à la manifestation", conclua le juge.

Naturellement, le jugement Minc a été porté en appel par la défense devant la Cour supérieure. Les moyens d'appel soulevés par les appelants dans leur avis d'appel se résumaient de la façon suivante : le juge erra en droit dans son analyse tant sur le plan de la notion de participation à un attroupement illégal qu'au niveau de l'intention criminelle requise pour commettre l'infraction en question ; le juge a erré en droit quant à l'identification des appelants ; le juge erra en droit et a "commis une erreur de faits manifestement déraisonnable dans son analyse de la valeur probante, de la crédibilité et de la fiabilité des témoignages notamment en ne considérant pas les contradictions entre les multiples témoignages des témoins dans des procès antérieurs reliés au même événement" ; et enfin, le juge a commis une erreur de droit en considérant des faits qui n'ont pas été mis en preuve.

Des policiers sur le banc des accusés

Pour les accusés du 15 mars 2002, l'année 2005 aura été caractérisée par une série de contre-temps frustrants et de revers décevants. D'une part, le jugement Minc n'était pas de nature à remonter le moral. D'autre part, la décision de trois juges d'attendre l'issue du pourvoi en Cour d'appel avant de statuer sur des motions de non-lieu, de même que les changements de juges dans deux autres procès, entraînèrent des délais supplémentaires dont les accusés auraient bien pu se passer.

Seule exception : une victoire inattendue devant le Comité de la déontologie policière, qui donna raison à Marie-Ève Chênevert, une manifestante du 15 mars 2002 qui avait portée plainte contre plusieurs policiers, en juillet 2002. La genèse de la plainte de Marie-Ève était un incident qui survint lorsque la foule de manifestants était déjà encerclée depuis plus de trois-quart d'heure par un cordon policier dans le stationnement à l'opposé du Palais de justice.

Bien que la foule était résignée à son sort, les policiers qui l'entourait ne cessait de resserrer le cordon autour d'elle, pressant les manifestants les uns contre les autres. Plusieurs des manifestants demandèrent à plusieurs reprises aux policiers de cesser leur avancée, dont David, un copain de la plaignante. En guise de réponse, celui-ci reçut un coup de bouclier à l'estomac, provoquant de sa part un cri de douleur. Dégoûtée et révoltée par ce geste qu'elle estimait tout à fait gratuit, Marie-Ève dévisagea un policier corpulent qui se trouvait devant elle et lui donna un coup avec son avant-bras sur son bouclier. Le policier n'offrit aucune réaction. Alors qu'elle s'apprêtait à frapper de nouveau, le policier lui assena un coup de bâton PR-36 à la tête. Marie-Ève s'effondra et perdit connaissance.

Lorsqu'elle retrouva ses esprits quelques instants plus tard, elle saignait de la tête, ressentait un bourdonnement dans les oreilles et souffrait d'une vive douleur au cou. Des manifestants identifièrent un policier portant le numéro 87 sur son casque de protection comme étant l'auteur du coup de bâton. Une jeune fille demanda au policier de décliner son identité, mais sa requête demeura sans réponse. Par ailleurs, bien qu'alertés quant à l'état de santé inquiétant de la plaignante, les policiers restèrent de glace. Le seul soutien que reçu Marie-Ève fut celui de manifestants qui la soutenait, dont un qui appuya sur le foulard qu'elle portait sur sa tête pour arrêter le saignement.

Environ trois heures plus tard, Marie-Ève fut escortée par des policiers à l'extérieur de l'encerclement. L'un des enquêteurs l'avisa qu'il allait devoir lui retirer son capuchon et son bandeau, qui lui faisait alors office de pansement, afin de prendre sa photo. Marie-Ève lui demanda de faire attention en l'informant de sa blessure à la tête. L'enquêteur la regarda avec un sourire mesquin, tira trois petits coups délibérément inefficaces sur le derrière du capuchon avant de le tirer brusquement, ce qui eut pour effet de raviver la douleur autour de la plaie. Lorsqu'elle demanda à l'enquêteur de s'identifier celui-ci répondit à la blague qu'il s'appelait "Michel Sarrazin", qui était le nom du directeur du SPVM de l'époque. L'autre enquêteur qui avait prit la photo disait quant à lui s'appeler "Jacques Duchesneau", qui était le nom d'un des prédécesseurs de Sarrazin au poste de directeur.

Environ deux heures plus tard, Marie-Ève arriva au Centre opérationnel Nord, situé sur le boulevard Crémazie. Elle informa alors une policière qu'elle souffrait de douleurs à la tête et au cou, ainsi que de nausées et d'étourdissements. La policière jugea la situation suffisamment préoccupante pour la soumettre à l'attention du sergent en poste au C.O. Nord, Daniel Marcoux. Le sergent se contenta de dire : "Y a rien là, y a un bon roulement, tu vas sortir." Lorsqu'elle se rendit dans une clinique médicale le lendemain, le médecin affirma que la blessure à la tête aurait nécessité un suivi médical immédiat. La copie du rapport médical joint à la plainte fit état d'une commotion cérébrale ainsi que d'une entorse cervicale, toutes deux légères.

La plainte de Marie-Ève était si étoffée que le Commissaire à la déontologie policière décida d'ouvrir trois dossiers d'enquête distincts pour la traiter. Le premier dossier se rapportait à la période où la plaignante se trouvait en captivité avec la foule encerclée et portait principalement sur le coup de bâton qu'elle reçut à la tête. Le second dossier se rapportait au moment où la plaignante était escortée par des policiers à l'extérieur de l'encerclement pour y subir la première phase de la procédure d'écrou et portait notamment sur le comportement des deux sergent-détectives lors de la prise de photo. Enfin, le troisième dossier se rapportait à l'insouciance à l'égard de sa condition dont fit preuve le sergent responsable de l'écrou lors de sa détention au C.O. Nord.

L'enquête déontologique menée dans le cadre du premier dossier prit plus de deux années avant d'aboutir parce que le Commissaire éprouva des difficultés persistantes à identifier le policier qui avait donné le coup de bâton, qui était l'allégation la plus grave que contenait la plainte. Ainsi, il fallut attendre jusqu'en novembre 2004 avant que le Commissaire à la déontologie policière, Paul Monty, ne soit en mesure de statuer quant à la suite à donner dans chacun des trois dossiers.

Dans le premier dossier, le Commissaire décida de citer l'agent Yves Dubé, du Groupe Intervention Sud, devant le Comité de déontologie. Membre du SPVM depuis 1994, l'agent Dubé dû répondre de trois chefs d'actes dérogatoires au Code de déontologie des policiers du Québec, soit : 1) avoir "abusé de son autorité en utilisant la force" contre la plaignante ; 2) avoir omis ou négligé "de s'identifier alors que des personnes lui en faisaient la demande" ; 3) et s'être montré "négligent ou insouciant à l'égard de la santé ou de la sécurité" de la plaignante.

Dans le second dossier, le Commissaire décida de citer les sergent-détectives Michel Lessard et George Widz, du Centre d'enquête sud, pour avoir omis et/ou refusé de s'identifier ou pour s'être identifié faussement à la plaignante. Le Commissaire n'a toutefois pas jugé bon retenir l'allégation d'utilisation abusive de la force que la plaignante avait portée à l'égard du S-D Widz pour avoir tiré brusquement sur le bandeau recouvrant sa blessure. Bien que le Commissaire se disait d'avis qu'il était "possible de qualifier d'indélicat le comportement du policier", il jugea qu'une citation pour force excessive contre le S-D Widz était vouée à l'échec.

Dans le troisième dossier, le Commissaire en vint à la conclusion qu'il n'y avait pas matière à citation contre le sergent Daniel Marcoux, qui était le responsable à l'écrou des prévenus au C.O. Nord dans la nuit du 15 au 16 mars 2002. "Il faut tenir compte qu'un policier n'est pas un professionnel de la santé et qu’on ne peut évaluer la conduite de celui-ci selon les normes de la profession médicale", écrivit notamment le Commissaire. "Bien qu'en l'espèce la plaignante précise avoir décrit à l'intimé des signes d'une blessure nécessitant des soins, rien ne permet de soupçonner que cette blessure nécessitait une consultation immédiate."

Le procès de l'agent Dubé eut lieu les 16, 17 et 18 mars 2005 devant le Comité de déontologie policière présidé par l'avocat Richard W. Iuticone. Durant l'audition, le Commissaire à la déontologie policière était représenté par Me Christian Reid. De son côté, l'agent Dubé était représenté par l'avocat Michel Canuel. Le procureur du Commissaire fit entendre trois témoins, incluant la plaignante, qui étaient tous trois des manifestants qui furent arrêtés le 15 mars 2002.

Le contre-interrogatoire de Marie-Ève par Me Canuel fut long et fastidieux. L'avocat du policier posa notamment une série de questions sur l'implication de la plaignante dans le COBP (110) ou dans les manifestations contre la brutalité policière. (111) Ni Marie-Ève, ni le second témoin du Commissaire ne virent le policier assené le coup de bâton. Toutefois, dans les secondes qui suivirent, ils virent les manifestants pointer du doigt l'agent Dubé et entendirent crier à plusieurs reprises : "C'est 87." Le troisième témoin du Commissaire affirma qu'il avait vu le policier portant le numéro 87 sur son casque lever son bras et donner un coup de bâton sur la tête de la plaignante.

En défense, Me Canuel fit témoigner quatre policiers, incluant le S-D Denis Champagne, enquêteur principal dans les procès d'attroupement illégal à la Cour municipale. Au témoignage des quatre policiers s'ajoutait celui du docteur Paul Décarie, expert en orthopédie. Durant son témoignage, le S-D Champagne affirma au Comité de déontologie que les manifestations contre la brutalité policière tournaient souvent "au vinaigre." (112) Il brossa également un portrait peu flatteur des manifestants qui prirent la rue le 15 mars 2002, en prenant bien soin d'énumérer les actes de vandalisme qui ont été commis durant la marche. Enfin, le S-D Champagne apporta une vidéocassette contenant des reportages de réseaux télévisés, comme TQS et CFCF, sur les événements du 15 mars 2002 qui fut visionnée par le Comité de déontologie et déposée en preuve au dossier.

Me Canuel fit aussi entendre le policier cité, soit le constable Yves Dubé, ainsi que deux de ses collègues, soit l'agent Stéphane Chamberland et le sergent Richard Massé, qui dirigeait une trentaine de policiers du Groupe Intervention Sud au moment des faits. Ceux-ci racontèrent une histoire à dormir debout au Comité de déontologie. Les policiers du Groupe Intervention Sud participèrent à l'encerclement des manifestants dans le stationnement, qui fit office de lieu de détention. Selon la version policière, les agents Dubé et Chamberland auraient tous deux montés sur un muret de deux ou trois pieds de haut qui délimitait une partie du terrain de stationnement. L'agent Dubé aurait été dans la ligne qui faisait face à la ruelle située à l'ouest du boulevard St-Laurent et l'agent Chamberland, dans celle qui faisait face aux manifestants dans le terrain de stationnement.

À un certain moment, un manifestant aurait agrippé la jambe gauche de l'agent Chamberland. Celui-ci aurait alors réagit en donnant un coup de bâton à l'épaule de son assaillant. Le manifestant ne voulant pas lâcher prise, l'agent Chamberland aurait porté un coup à la tête, et perdit l'équilibre et chuta du muret par la même occasion. Il se serait ensuite été retiré de la ligne pour reprendre son souffle. L'agent Jean Laforce, qui n'a pas été appelé à témoigner et occupait une fonction supérieure au moment des faits, aurait alors décidé de remplacer l'agent Chamberland par l'agent Dubé. Ceux-ci affirmèrent n'avoir vu aucune personne être blessée.

Le Comité de déontologie policière rendit sa décision le 29 avril suivant. Dans sa décision, Me Iuticone nota que la description du policier mise en cause par les témoins du Commissaire ne faisait pas l'unanimité. Ainsi, les trois témoins du Commissaire avaient affirmé que l'agent Dubé tenait un bouclier, ce que nia ce dernier. Deux témoins du Commissaire avaient aussi déclaré que l'agent Dubé portait une passe-montage, ce qu'il réfuta également. Enfin, dans sa déclaration à l'enquêteur du Commissaire, la plaignante avait mentionné que l'agent Dubé portait une barbichette, ce qui était contesté par ce dernier qui prétendit n'en avoir jamais porté. Toutefois, Me Iuticone n'en fit pas grand cas. "Pour le Comité, ces divergences de la part des témoins portent sur des éléments accessoires ou collatéraux qui ne rendent pas leurs versions des faits moins probante", écrivit-il. (113)

"Un fait demeure indéniable, les témoins du Commissaire et les policiers Dubé, Chamberland et Massé, ont tous entendu des manifestants crier à plusieurs reprises : "C'est 87", souligna Me Iuticone. "En défense, les policiers Dubé, Chamberland et Massé expliquent que ces cris surviennent après que l'agent Chamberland ait été remplacé par l'agent Dubé. Or, de façon étonnante, aucun des trois témoins du Commissaire n'ont constaté ce remplacement. De plus, comment expliquer qu'aucun d’entre eux n'ait vu non plus l'agent Chamberland donner deux coups de bâton à la personne qui agrippait sa jambe, ni vu l'agent Laforce retirer l'agent Chamberland de la ligne pour le remplacer par l'agent Dubé ? L'agent Laforce n'est pas venu appuyer ses confrères sur ce point."

Dans sa décision, le Comité de déontologie se montra très critique à l'égard des témoins policiers. "Pour le Comité, le comportement des policiers Chamberland et Massé lors de l'enquête du Commissaire est troublant et jette du discrédit sur leurs versions", estimait-il. "Si l'agent Chamberland avait réellement donné deux coups de bâton à cette personne en légitime défense comme il le prétend, pourquoi ne pas l'avoir dit à l'enquêteur ? Il avait tout intérêt à lui divulguer cette information qui était essentielle aux fins de l'enquête, d'autant plus qu'elle le disculpait. Puisqu'il ne l'a pas fait, le Comité n'accorde aucune crédibilité à son témoignage qui, selon lui, constitue une version récemment inventée aux fins de venir en aide à son confrère", jugea Me Iuticone. "L'agent Chamberland a donc manqué à son devoir en ne collaborant pas à l'enquête du Commissaire et en retenant des informations essentielles. En agissant ainsi, il a trompé l'enquêteur."

Ensuite, Me Iuticone s'attarda au cas du sergent Massé. "Pour le Comité, le comportement du sergent Massé est tout aussi troublant car sachant qu'une enquête se déroulait et que des policiers de son groupe d'intervention étaient rencontrés par un enquêteur du Commissaire, il ne s'est pas manifesté pour lui donner sa version des faits", déplora-t-il. "Il était en autorité sur les agents Chamberland et Dubé et, ce faisant, lui aussi avait l'obligation de collaborer. Le sergent Massé avait le devoir de divulguer cette information à l'enquêteur du Commissaire. En choisissant de ne pas le faire, le Comité est convaincu de l'invention récente de son témoignage pour le bénéfice de son confrère Dubé. Pour ces motifs, le Comité ne peut accorder foi aux témoignages de l'agent Chamberland et du sergent Massé."

Enfin, le Comité commenta la version offerte par l'agent Dubé. "Avant de conclure, le Comité désire également traiter du témoignage de l'agent Dubé. Ce dernier savait que les manifestants l'identifiaient en criant les deux derniers chiffres de son numéro de matricule inscrit sur son casque. Malgré cela, il ne se pose pas de questions, ne va pas rencontrer le sergent Massé ou l'agent Chamberland même après avoir appris lors de la séance de "debriefing" que l'agent Chamberland disait être celui qui avait donné un coup de bâton à cette personne. Malgré son droit de ne pas collaborer, le Comité s'explique difficilement qu'un agent n'ayant rien à se reprocher refuse d'en faire part à l'enquêteur, jetant ainsi un lourd discrédit sur son témoignage."

Le Comité de déontologie policière n'y alla pas de main morte pour dire le fond de sa pensé à l'égard de la version policière. "Selon le Comité, le scénario décrit par l'agent Dubé devant le Comité, avec la connivence de l'agent Chamberland et du sergent Massé, n'est qu'un tissu de mensonges et constitue l'exemple typique d'une fabrication récente de preuve", écrivit Me Iuticone. "Le Comité ne croit pas les policiers et ne retient pas leurs versions des faits." Conséquemment, le Comité en arriva à la conclusion que le Commissaire avait démontrée, par une preuve prépondérante, que l'agent Dubé avait dérogé à l'article 6 du Code de déontologie des policiers du Québec en utilisant la force à l'égard de Marie-Ève.

L'agent Dubé fut toutefois acquitté des deux autres chefs, soit avoir omis de s'identifier et avoir fait preuve de négligence à l'égard de la santé de la plaignante. Me Iuticone s'appuya sur le fait que "la preuve est à l'effet que personne n'a demandé à l'agent Dubé de s'identifier." Le Comité nota également qu'aucun des témoins ne disait avoir entendue Marie-Ève se plaindre de douleurs. La décision du Comité de déontologie fut ensuite portée appel, comme c'est généralement le cas lorsqu'un policier est trouvé coupable d'avoir dérogé à leur Code de déontologie.

Le 17 mai, le Comité entendit les représentations sur sanction lors d'une conférence téléphonique. À cette occasion, le procureur du Commissaire recommanda l'imposition d'une suspension sans traitement d'une durée de cinq jours. De son côté, Me Canuel demanda au Comité de tenir compte de l'absence d'antécédents déontologiques du policier Dubé et proposa une suspension de deux jours. "Mme Chênevert ne posait aucun geste pouvant menacer la sécurité du policier", nota le Comité dans sa décision sur sanction, datée du 9 juin. "En la présente affaire, ce n'est certes pas le comportement de Mme Chênevert qui autorisait l'agent Dubé à se servir de son bâton pour lui en donner un coup sur la tête. Ce geste a été posé de façon exagérée, gratuite et irréfléchie", écrivit Me Iuticone. "Vu l'absence de remords par l'agent Dubé, ce dernier perd le bénéfice de la clémence qui aurait pu en résulter", ajouta-t-il. Le Comité décida donc d'imposer une suspension sans solde d'une durée de quinze jours. (114)

Dans le second dossier, les sergent-détectives Michel Lessard et George Widz subirent leur procès le 8 septembre devant le Comité de déontologie policière présidé par Me Louise Rivard. La plaignante Marie-Ève fut la seule témoin du Commissaire. Durant son témoignage, elle raconta avoir demandé à deux reprises au S-D Widz de s'identifier mais que ce dernier ignora ses demandes. Lorsqu'elle insista en invoquant l'obligation d'identification prévue au Code de déontologique, le S-D Widz aurait alors dit s'appeler Michel Sarrazin. Puis, Marie-Ève demanda au S-D Lessard de décliner son identité et celui-ci aurait répondu Jacques Duchesneau.

Les deux policiers témoignèrent à leur tour et nièrent toute inconduite de leur part. "Si on m'avait demandé de m'identifier, j'aurais donné mon nom car c'est mon devoir de le faire. Si on me l'a demandé, je ne l'ai pas entendu", déclara le S-D Lessard lors de son témoignage. Celui-ci indiqua qu'il ne se souvenait pas de la plaignante et affirma l'avoir vue pour la première fois lors de l'audition. Il prétendit également qu'il n'avait "jamais eu connaissance qu'une personne était blessée dans tous les gens photographiés." Quant au S-D Widz, il réfuta à son tour les allégations de la plaignante, ajoutant qu'il était toujours en possession de sa carte d'identité qu'il exhibe sur demande.

Me Rivard rendit sa décision le 19 octobre suivant. "Le Comité est donc confronté à deux versions contradictoires et plausibles de part et d'autre", écrivit-elle. "Mme Chênevert témoigne de façon posée, assurée, sans hésitation et sans hargne contre les sergents-détectives. D'autre part, quant aux policiers, rien dans la preuve ne permet au Comité de rejeter leurs versions. Placé devant deux versions également vraisemblables, le Comité doit conclure à l'absence de prépondérance de preuve et faire succomber la partie sur qui repose le fardeau de la preuve." Pour ces motifs, le Comité acquitta les deux sergent-détectives. (115)

Le 10 mai 2006, le juge Gilson Lachance de la Cour du Québec, chambre civile, procéda à l'audition de l'appel dans la cause du policier Yves Dubé. Dans une décision étoffée rendue le 20 juillet suivant, le juge Lachance décida de maintenir la décision du Comité de déontologie et de rejeter le pourvoi de l'agent Dubé. Le juge Lachance donna raison à l'avocat Canuel sur un point seulement, à savoir que le Comité avait commis une erreur de droit en reprochant au policier Dubé d'avoir exercé son droit au silence auprès de l'enquêteur du Commissaire. "Dubé avait le privilège de refuser de répondre aux questions de l'enquêteur et c'est à lui que revient la décision de le faire ou non", écrivit le tribunal. Par contre, le juge Lachance fit écho aux critiques que formula le Comité à l'égard de l'agent Stéphane Chamberland. "La Cour considère que Chamberland a pour le moins trompé l'enquêteur par réticence", indiqua le juge. "Il est clair que dans sa déclaration, il n'a pas dévoilé son rôle et il n'a donc pas respecté l'obligation prévue à l'art. 190 de la Loi sur la police." (116)

Du reste, le juge Lachance partagea les conclusions du Comité. "La décision du Comité n'est pas déraisonnable. Les motifs de cette décision considérés globalement sont soutenables comme assises", peut-on lire. Enfin, Me Canuel demanda aussi à la Cour du Québec de réviser la sanction prononcée contre l'agent Dubé. Selon l'avocat, le Comité ne pouvait sortir des balises suggérées par les parties lors des représentations sur sanction. Mais le juge Lachance ne voyait pas là de motif justifiant l'intervention de la Cour. "La sanction est peut-être sévère, mais n'est pas déraisonnable", écrivit-il dans sa décision." Dans les circonstances, la Cour considère que le Comité a usé de sa discrétion et a bien apprécié la preuve. Il y a lieu de respecter l'expertise de ce Comité."

Les procès se suivent mais
ne se ressemblent pas

En 2006, la saga judiciaire du 15 mars 2002 entrait dans sa quatrième année. À ce moment-là, l'audition de la preuve de la poursuite qui était présentée contre les vingt-huit accusés du 6e procès et les trente-deux accusés du 7e procès n'était toujours terminée, mais elle tirait à sa fin. De leur côté, les six accusés du 4e procès, les vingt-cinq accusés du 5e procès et les trente-neuf accusés du 8e procès étaient encore en attente de jugement relativement aux motions de non-lieu tandis que les juges qui présidaient chacun de ces trois procès étaient toujours en attente de la décision de la Cour d'appel du Québec relativement au pourvoi contre le jugement Downs.

Il n'y avait pas que les décisions sur les motions de non-lieu qui se faisaient attendre. Dans le 3e procès, le juge Ronald Schachter n'avait pas l'excuse d'attendre après la Cour d'appel pour reporter continuellement son jugement sur le fond car il avait déjà rejeté, au mois d'avril l'année précédente, les motions de non-lieu que la défense lui avait plaidé. Après avoir entendu le témoignage d'un des accusés en défense, le juge prit la cause en délibéré à partir du 19 septembre 2005. C'est alors qu'une longue attente commença pour les deux accusés qui s'étaient représentés eux-même durant toute la durée du 3e procès.

Quant aux trente-sept accusés du 9e procès en étaient rendus à la dernière étape du processus judiciaire. Comme ils avaient tous été trouvés coupables de participation à un attroupement illégal par le juge Morton Minc, il ne leur restait plus qu'à recevoir leur sentence, en attendant l'issue de l'appel logé en Cour supérieure par leurs avocats. Mais, comme on le sait, rien n'est jamais simple dans les procès 15 mars 2002. Le processus de détermination de la peine se prolongea en effet durant presque toute l'année 2006, devenant en lui-même une véritable saga dans la saga.

Le juge Minc avait ordonné la présence de tous les accusés lors de la première journée d'audition consacrée aux représentations sur sentence, le 24 janvier 2006. Or, plusieurs d'entre eux manquèrent à l'appel, de sorte que treize mandats d'arrestation furent émis avant la fin de la journée. Bien entendu, le tribunal ne parvint pas à entendre tous les accusés qui étaient présents devant le juge Minc lors de cette première journée d'audition. Les accusés qui avaient déjà été entendus n'avaient à revenir devant le tribunal qu'au moment où le juge prononcera ses sentences, à une date qui n'avait pas encore été déterminée à ce moment-là.

Quant aux autres accusés qui avaient perdu une journée complète à la cour à attendre leur tour, le tribunal ordonna leur présence lors de dates précises, soit le 23 février, le 26 avril ou le 5 mai, le cas échéant (deux autres dates durent être ajoutées en cours de route au mois de mai). Le juge Minc accorda toutefois à certains accusés la permission de s'absenter lors du prononcé de la sentence. Parmi ceux qui bénéficièrent de cette exemption, on retrouvait une accusée habitant à Vancouver qui avait dû débourser 600 $ pour l'achat d'un billet d'avion pour assurer sa présence au tribunal et un accusé vivant en Alberta qui dépensa 300 $ en billets d'autobus pour se déplacer jusqu'à Montréal.

Soulignons que la détermination de la peine n'est pas nécessairement un exercice simple en soi. Le tribunal appelé à prononcer une sentence doit en effet tenir compte d'une foule de facteurs, incluant le degré de participation de l'accusé à l'infraction, ses condamnations antérieures, ses revenus, son comportement à l'intérieur de la salle de cour, le nombre de personnes à sa charge, son niveau de scolarité, l'impact d'un casier judiciaire sur ses chances de réhabilitation, etc. Toutefois, dans le cas spécifique des accusés du 9e procès, divers facteurs contribuèrent à rendre le processus encore plus laborieux.

D'abord, le juge Minc décida dès le début qu'il voulait imposer toutes les sentences la même journée, et ce, par souci d'harmonisation des peines relativement au même événement. Les accusés devaient donc attendre que l'ensemble des représentations sur sentence soient terminées avant de recevoir leur peine. Ensuite, il y a l'attitude acharnée dont fit preuve la procureure de la poursuite, Lorraine Barabé. Celle-ci avait annoncée d'entrée de jeu qu'elle allait demander au tribunal d'imposer une amende minimale de 300 $ à chacun des accusés, tout en se réservant le droit de réclamer que ceux qui avaient déjà des antécédents judiciaires soient condamnés à verser des sommes d'argent plus élevés.

Lorsque les accusés témoignèrent dans le cadre des représentations sur sentence, la procureure Barabé mena des contre-interrogatoires pointilleux à l'extrême, déployant un zèle méticuleux à essayer de faire ressortir les moindres contradictions dans l'espoir de miner la crédibilité des accusés. On aurait dit qu'elle s'était imaginée qu'elle avait affaire à des criminels endurcis des ligues majeures et qu'elle se croyait investie de la mission sacrée de s'assurer qu'ils n'échappent pas aux foudres du système judiciaire.

La procureure Barabé ne rata jamais une occasion d'essayer de mettre en doute la bonne foi des accusés. Elle exigea de longues explications aux accusés qui avaient omis d'apporter des documents officiels, comme un bulletin d'université ou un passeport, en croyant que leur parole donnée lors d'un témoignage serait suffisante pour attester de leurs dires. Durant un contre-interrogatoire, la procureure Barabé fit tout un plat autour du fait qu'un accusé avait amené avec lui un talon de paye vieux de six semaines au lieu d'apporter le plus récent. À un autre moment, elle refusa de reconnaître l'authenticité d'une photocopie d'une carte d'identité donnant l'accès à des zones sécurisées sous prétexte que l'accusé avait laissé l'original chez lui. Le témoignage de l'accusé fut alors suspendu pour lui permettre de retourner chez lui afin de récupérer l'original et la ramener à la cour pour l'exhiber à la procureure.

La longueur du processus de représentations sur sentences entraîna des délais sur le plan de l'audition de l'appel de la défense. Ainsi, le 28 avril, les avocats des accusés-appelants demandèrent à la Cour supérieure d'établir un nouvel échéancier pour la production des mémoires d'appel. Le tribunal accorda la requête. Conséquemment, l'audition de l'appel, qui avait été initialement prévu pour le 2 juin, fut repoussée au 7 décembre suivant. À la mi-mai, toutes les représentations sur sentences étaient terminées en ce qui concernait les accusés qui n'était pas sous mandat. Le juge Minc avait prévu de prononcer les sentences le 16 juin suivant et ordonna à tous les accusés d'être présents, à l'exception de ceux qui vivaient à l'extérieur du Québec.

Entre-temps, le 6e procès présidé par la juge Dominque Joly devait reprendre le 4 mai, avec le témoignage des deux derniers témoins de la poursuite. Me Poitras en décida autrement et fit plutôt entendre une requête en arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables. Notons d'ailleurs qu'une requête alléguant des délais déraisonnables peut être présentée à n'importe quel moment au cours d'un procès. Le tribunal dû donc se pencher sur une toute nouvelle question, c'est-à-dire déterminer si les accusés avaient subi une violation du droit constitutionnel d'être jugé dans un délai raisonnable prévu à l'article 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Lorsqu'un tribunal en vient à la conclusion qu'une garantie constitutionnelle a été enfreinte, il doit alors trouver le remède approprié pour remédier à cette violation, comme le prévoit l'article 24 (1) de la Charte. Dans le cas des délais déraisonnables, le remède octroyé par le tribunal prend généralement la forme d'un arrêt des procédures.

Lors de l'audition de la requête, les événements de la première conférence préparatoire du 1er mai 2003 se retrouvèrent rapidement au coeur du débat. D'ailleurs, on se rappellera qu'au cours des échanges animés qui eurent lieu lors de cette séance mouvementée, la poursuite avait elle-même correctement prédit que le mode d'organisation déficient des procès du 15 mars 2002 allait tôt ou tard faire en sorte que la question des délais entrerait en "ligne de compte." Le premier témoin que fit entendre Me Poitras dans le cadre de la requête fut Marielle Spénard, en sa qualité de maître des rôles à la Cour municipale. Notons que Spénard travaillait directement sous les ordres du juge-président de la Cour municipale, Pierre Mondor. Son rôle consistait à s'occuper "des rôles spéciaux, des rôles de causes continuées, donc des causes qui mobilisent plus de temps que les causes que l'on dit régulières à la Cour." Précisons qu'à la Cour municipale, "une cause spéciale" est une cause qui dure plus d'une journée. (117)

Le témoignage de Spénard fut d'une importance cruciale. Il permit de connaître les motifs qui se cachaient derrière la décision controversée du juge Ghanimé de n'offrir que trois journées d'audition pour chaque procès du 15 mars 2002 lors de la première conférence préparatoire. "Au départ, lorsque les avocats demandaient dix jours d'audience, on les donnait sans question, on donnait cinq jours et cinq jours d'affilés", expliqua Spénard. "Puis, on s'est aperçu avec le temps, et plus particulièrement, on s'est aperçu dans les causes que l'on appelle "manifestants" (...) qu'il arrivait souvent que le matin du procès, des remèdes spéciaux étaient évoqués ou proposés", affirma-t-elle en faisant référence à des requêtes de la défense. "Ça faisait que les causes ne procédaient", continua Spénard, "que le juge pouvait accorder juste un petit peu de temps puis qu'on devait donner du temps à une partie ou une autre puis qu'on perdait énormément de journées d'audience. Alors, le juge Mondor m'a dit : "Madame Spénard, c'est fini, on ne donnera plus cinq journées d'affilés, on va donner ça trois jours, disons dans un maximum de trois jours."" (118)

Ainsi, Spénard révéla que la décision de l'administration de la Cour municipale de diminuer le nombre de journées d'audition consécutives était destinée spécifiquement aux procès de manifestants. "Le fait que l'on ne donne pas cinq jours d'affilés s'attache plus particulièrement aux dossiers de manifestants parce qu'il est arrivé trop d'occasions où on a perdu des journées, perdu des journées dans le sens où le juge, la poursuite, le greffier, tout le monde sont présents mais il n'y a pas de travail parce que la salle est vide, il n'y a rien", précisa-t-elle. "Quand un procès commence, il y a beaucoup de monde, beaucoup d'intervenants qui doivent être présents, puis il arrive souvent qu'un est malade, l'autre a perdu son père, la maman accouche, je ne sais pas, ce qui fait que le procès ne procédera pas cette journée-là. Donc, c'est pour ça qu'on ne donne pas les cinq jours, on préfère donner les trois jours à la fois." (119) Évidemment, cette décision entraîna des délais considérables compte tenu du fait que trois journées d'audition s'avéraient souvent insuffisantes pour mener à terme ce type de procès.

Le second témoin fut l'avocat de la défense Pascal Lescarbeau, qui représentait des accusés dans trois procès du 15 mars 2002. Son témoignage porta exclusivement sur la première conférence préparatoire. Me Lescarbeau raconta au tribunal dans quel contexte le juge Ghanimé ordonna l'expulsion de deux avocats de la salle d'audience. Il évoqua aussi l'exclusion des accusés et le verrouillage de la porte d'entrée. Enfin, il décrivit de quelle façon le juge Ghanimé menait les discussions. "Ce qui s'est passé ce matin-là, c'est que le juge Ghanimé ayant prit le banc, il y avait une discussion qui était assez large concernant les dossiers en général", relata Me Lescarbeau. "Ce que je me rappelle, c'est qu'à un moment donné, il a décidé qu'il traitait uniquement des dossiers de Me Poitras. Ce faisant, ce qui se passait c'est qu'il prenait des décisions qui affectaient tout le monde. (...) Quoiqu'on n'avait pas le droit de se faire entendre, les décisions qui étaient prises dans ces dossiers-là, c'était inévitable, pouvaient juste affecter la façon (...) dont nos dossiers allaient être traités", expliqua-t-il. (120)

Me Poitras fit ensuite témoigner certains accusés qui se représentent eux-mêmes dans cette cause afin de faire la preuve du préjudice que leur causait ces procédures judiciaires qui traînaient en longueur. "J'ai plusieurs emplois à temps partiel, je n'ai pas de conditions de travail qui me permettent de prendre des journées de maladie par exemple. Donc, j'occupe des emplois qui tiennent de trois à dix-huit heures par semaine. Donc, quand je dois venir en Cour, bien je ne peux pas reprendre ces journées-là, il faut que je les travaille quand même la fin de semaine ou le soir. Donc, manquées, pas dans le sens que je ne les ai pas faites, mais que je n'ai pas pu les faire pendant la journée." (Esther) (121)

Une autre accusée expliqua les difficultés qu'elle éprouvait à obtenir des congés de son employeur. "Je suis employée là-bas puis quand je ne suis pas là, bien les actes ne se signent pas. Nous, on est payés à la signature d'actes et puis l'argent ne rentre pas puis on est neuf employés. (...) Il m'a même assise dans son bureau toute seule en me demandant si je comptais manifester encore. Puis je lui ai répondu que je ne savais pas puis il m'a dit que la prochaine fois, ça serait à mes risques et périls. Parce que lui il est vraiment contre ça que je perde des journées." (122) "C'est sûr que pour chaque journée d'audience que je suis ici, soit que je suis coupée sur mon salaire ou que j'ai à le reprendre, puis là, j'ai la commande de le reprendre, puis je fais déjà quarante heures semaine. (123) "Puis, j'ai souvent des examens médicaux à passer puis des hospitalisations. Puis ça, ça s'ajoute au nombre que j'ai à reprendre. Exemple, il y a eu pendant un mois où je devais travailler de 9h à 9h pour reprendre du temps." (124) (Guylaine) Les témoignages en soutien à la requête se poursuivirent lors d'une seconde journée d'audition, qui se tint le 15 mai.

"On m'a jamais demandé si les dates de procès qui était fixés me convenaient. Parce que quand on se représente seul et on se doit d'être là, mais j'ai jamais été consultée. Je me suis ramassée en procès ici, alors que ma mère est en phase terminale d'un cancer, elle est d'ailleurs morte une journée que j'étais en procès. Je me serais bien passée d'une présence à la cour à ce moment-là. Donc, c'est plein de stress et d'inconvénients comme ça qui dure depuis quatre ans déjà." (Geneviève) (125) "Au début, quand j'ai été arrêté, j'habitais à Montréal, j'habitais encore à Montréal pendant dix-huit mois après ça. Après ça, j'ai déménagé à Québec. Donc, si le procès avait terminé en dix-huit mois, bien j'aurai pu me déplacer facilement. Là, faut comprendre que ça me coûte à peu près 32 $ ce déplacement-là à chaque comparution. Puis le fait que ça soit des deux jours ou des une journée, bien c'est 32$ à chaque fois, parce qu'il faut que je me déplace. Si 'était une semaine de suite, bien là, ça me coûterait 32 $ pour une semaine. Alors que là, ça me coûte 32 $ par jour. Fait que les déplacements, j'ai dû en faire une dizaine à peu près, ça fait autour de 350 $." (Sébastien) (126)

Le dernier témoin fut Me Denis Barrette, qui représentait deux accusés dans ce groupe. Durant son témoignage, Me Barrette cita des extraits du mémoire qu'il avait déposé dans le cadre de la commission d'enquête sur l'affaire Maher Arar et qui contenait des critiques à l'égard de l'ambassadeur canadien en Syrie de l'époque, Franco Pillarella. En avril 2005, lorsque le juge Pascal Pillarella succéda au juge Duguay, Me Barrette savait qu'un dénommé Franco Pillarella était dans le portrait, mais ignorait les détails de sa participation dans l'affaire Arar. (127) Ce n'est que lorsqu'il travailla sur ce mémoire, en septembre 2005, qu'il réalisa l'ampleur de l'implication de l'ambassadeur Pillarella. Toutefois, Me Barrette ne savait encore rien du lien familial qui existait entre le juge du procès et le diplomate canadien, il savait qu'il n'aurait pas le choix de soulever la question à la reprise du procès, au mois de novembre suivant. "Après y avoir pensé, je vais vous dire que la situation est complexe, parce qu'on a beaucoup de personnes qui se représentent elles-mêmes seules, avec qui je n'ai pas de contacts", expliqua Me Barrette. "C'est Me Poitras qui est en contact avec ces personnes-là et il fallait en parler à toutes ces personnes-là." (128)

La juge Joly rendit jugement dès le lendemain de la fin de l'audition de la requête. Pour déterminer s'il y a eu violation du droit des défendeurs d'être jugés dans un délai raisonnable, le tribunal doit déterminer les causes ou explications de chacun des délais ainsi que départager les délais attribuables à la défense, les délais inhérents au système judiciaire pour l'audition d'une cause, et les délais institutionnels, qui sont causés par le manque de ressources institutionnelles. La juge Joly procéda au calcul des délais en commençant à partir du 15 mai 2002, qui était la date de la première comparution pour bon nombre d'accusés de ce groupe. "Du 15 mai 2002 au 1er mai 2003, tout s'est déroulé rondement selon la preuve qui m'a été présentée", déclara la juge. "Ce sont des délais qui sont inhérents à ce type de dossiers. Donc du 1er mai 2003 au 4 mai 2006, il se passe trois ans. Alors, je vais faire la répartition de ces délais." (129)

La juge Joly remarqua d'abord que le procès de certains accusés du groupe était prévu en février 2004, mais n'avait pu procéder à ce moment-là. "Du 16 février 2004 au 3, 4 et 5 mai 2004, il y a deux mois et dix-sept jours", calcula-t-elle. "Il y a eu une demande de remise par la défense qui a été contestée par la poursuite. La révision d'une décision de l'aide juridique et la demande de l'administration de former moins de groupes formés de plus de défendeurs pour faciliter la continuation du dossier sont des motifs louables dans les cas, entre autres, de gens qui se représentent seuls de la part de Me Poitras. Le délai cependant ne peut vraiment pas être imputé à la poursuite. Est-ce que c'est là un délai institutionnel ? Alors, dans le cas présent, je mentionne et je réponds que non, les délais sont imputables à la défense."

La juge Joly aborda ensuite la délicate question du rôle que joua Me Barrette concernant l'épisode de l'auto-récusation Pillarella, qui occasionna de nouveaux délais dans l'audition du procès. "Le décès du juge Duguay survient. Rien ne se passe. Arrive le mois d'avril. Le juge Pillarella arrive au dossier. On fixe à novembre 2005 pour se préparer. En novembre 2005, le juge se récuse. La poursuite allègue qu'un certain délai devrait être imputable à la défense vu sa lenteur à réagir et à amener au juge des faits le possible conflit d'intérêt. J'ai entendu Me Barrette. Je crois en sa bonne foi dans le présent cas. Vu les explications données, je ne crois pas que ce délai entre avril 2005 et novembre 2005 ou entre novembre 2005 et mai 2006 puisse lui être imputé." (130)

"Donc, le tribunal se retrouve face à un délai institutionnel résiduel de trente mois qui n'est pas attribuable à la défense et pour lequel il n'y a pas eu de renonciation de la part de la défense, plus particulièrement pour ce qui est des défendeurs non représentés", observa la juge. "Il s'agit d'un cas où le seul écoulement du temps rend la présomption du préjudice irréfragable. Je trouve que le délai est très, très long dans le présent cas. Il s'agit d'un dossier autorisé par voie sommaire où il y a une seule infraction de reproche à une date fixe. L'infraction est de gravité très relative", ajouta-t-elle. (131) "Rien ne m'indique que la défense a tenté d'éloigner le procès, bien au contraire. La poursuite n'a pas présentée aucune preuve et ne m'a pas démontré que les défendeurs ne souhaitaient pas avoir un procès rapproché."

"L'article 11 b) de la Charte protège les droits des accusés. Je conclus donc que ces droits ont été violés sans mauvaise foi de la part des parties. Mais, malgré tout, il s'agit d'un cas parmi les plus manifestes en semblable matière et, par conséquent, à titre de réparations et pour garantir l'intégrité du système judiciaire, le tribunal doit ordonner en vertu de l'article 24 de la Charte, l'arrêt des procédures", conclua la juge Joly. (132) C'est ainsi que le tribunal prononça l'acquittement des vingt-huit accusés du 6e procès. Il s'agissait-là d'une victoire significative, et ce, non seulement pour ceux-ci, mais pour tous les autres accusés qui continuaient à subir des procès découlant de l'arrestation de masse du 15 mars 2002. Pour la première fois depuis le début de cette saga judiciaire, un tribunal reconnaissait que la Cour municipale n'avait pas été à la hauteur de la tâche en omettant de protéger les droits constitutionnels des accusés.

La poursuite semblait toutefois d'avis que les procédures n'avaient pas assez duré. La décision de la juge Joly fut donc portée en appel devant la Cour supérieure. Le seul motif que la poursuite invoqua dans son avis d'appel fut d'alléguer que la juge Joly aurait erré en droit en ayant conclu à une violation de l'article 11 b), et en conséquence de cette erreur de sa part, en ayant ordonné l'arrêt des procédures. La poursuite demanda donc à la Cour supérieure d'annuler les acquittements et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès devant une autre juge que la juge Joly. Après tout, les accusés du 6e procès avaient eu droit à trois juges différents depuis le début des procédures, alors pourquoi pas un quatrième ?

Pendant ce temps, la défense en avait de plus en plus assez d'attendre après des juges de la Cour municipale qui attendaient après la Cour d'appel avant de rendre jugement sur des motions de non-lieu. Des avocats de la défense, et même certaines procureures de la poursuite, se mirent à insister auprès des juges concernés afin qu'ils cessent de reporter continuellement leur décision sur les motions de non-lieu. Notons qu'aucune date d'audition n'avait encore été fixée à ce moment-là pour l'audition du pourvoi contre le jugement Downs devant la Cour d'appel. Ainsi, lors de l'audition pro forma du 20 avril, la défense avisa la juge Lison Asseraf, qui présidait le 8e procès, que l'attente avait assez durée et qu'il était temps que le tribunal rende jugement sur les motions de non-lieu qui avaient été plaidées devant elle, il y avait de cela douze mois. La juge Asseraf décida qu'elle rendrait son jugement le 18 octobre suivant.

Puis, le 9 mai, la même question fut à nouveau remise sur le tapis lors d'une audition pro forma devant le juge Denis Boisvert, qui présidait le 5e procès. La procureure Myrtho Adrien rappela au juge Boisvert qu'il avait procédé à l'audition de motions de non-lieu un an plus tôt. "On savait qu'il y avait une série de dossiers principaux qui étaient pendants devant la Cour d'appel sur ce même aspect. Et ce qu'on peut vous dire en ce qui concerne cet aspect-là devant la Cour d'appel, c'est que ce n'est pas prêt d'être résolu", indiqua Me Adrien. "Maintenant, je vais laisser peut-être Me Poitras vous faire la demande là, il m'indiquait qu'il allait vous demander aujourd'hui de rendre une décision", annonça la procureure. "Je vais vous dire que j'avais fait la même démarche auprès de votre collègue, la juge Asseraf, qui avait pris en délibéré, en attente de la décision de la Cour d'appel. Et on lui a fortement suggéré, compte tenu des délais, qu'elle rende une décision et on verra ce qui arrive, pour faire avancer le dossier", affirma Me Poitras. (133)

"La Cour d'appel, ça n'ira certainement pas avant l'automne, peut-être cet automne, dépendamment du rôle de la Cour d'appel", ajouta l'avocat de la défense. Mais le juge Boisvert se montrait hésitant. "C'est que la décision de la Cour d'appel va au coeur de la question", déclara-t-il. "Ce que j'avais compris, qui expliquait qu'on suspendait, si la Cour d'appel arrive à la conclusion qu'il n'y avait pas d'attroupement illégal, je pense que ce sur quoi la principale question porte, j'avais compris que la poursuite doit ré-analyser tous les dossiers", affirma le juge. (134) Puis, Me Poitras se permit de relater ce qui s'était passé récemment dans le 6e procès. "Je vais vous dire que la semaine dernière, dans un autre dossier relativement à la même affaire, devant votre collègue, la juge Joly, qui a remplacé le juge Pillarella, qui a remplacé le feu juge Duguay, on a commencé à plaider une requête sur les délais déraisonnables. Et on réécoutait la décision de votre collègue, le juge Ghanimé, à la conférence préparatoire du 1er mai 2003", indiqua Me Poitras. (135) "Et on mentionnait, on craignait justement la méthode de fonctionnement de faire vingt-huit groupes, mais on mentionnait déjà le problème des délais qui s'en viendraient, et là, on est dedans."

"On est rendu à plus de quarante-huit mois, je vais vous soumettre qu'il y a des limites là", lança ensuite Me Poitras. "Alors, les gens ont droit de savoir à quoi s'en tenir. Si vous rejetez la requête en motion de non-lieu, les gens décideront de faire une défense ou pas, mais ils vont avancer, ils vont voir la lumière au bout du tunnel. Si on attend encore six mois, un an, on va se ramasser (...) à six, sept ans plus tard, un peu comme on a vu avec les dossiers du Reine Elizabeth, que la Cour d'appel après sept ans a ordonné un nouveau procès. Les gens, c'est des familles maintenant, c'est trop long, ça pas de bon sens", plaida-t-il. (136) Le juge Boisvert ne trouva rien à redire face à l'inattaquable gros bon sens des arguments de la défense. La décision du juge Boisvert sur les motions de non-lieu fut alors fixée au 9 juin.

Puis, lors de l'audition pro forma du 30 mai, le juge Pierre Denault, qui présidait le 4e procès, se retrouva dans une situation semblable, à la seule différence que ce fut la procureure de la poursuite Renée Rioux qui suggéra au tribunal de rendre jugement sur les motions de non-lieu. "Moi, je vous invite à rendre une décision aujourd'hui monsieur le juge", affirma-t-elle. Mais le juge Denault ne se montra pas très chaud à l'idée. "C'est pas un marathon là cette histoire-là", lança-t-il. (137) La séance donna lieu à un échange animé entre la procureure et le juge, qui reprirent essentiellement les mêmes arguments qui avaient été entendus lors de l'audition des motions de non-lieu, treize mois plus tôt.

"Moi, monsieur le juge, vous vous rappellerez qu'en poursuite j'ai toujours prétendu que le tribunal était un tribunal indépendant, qui devait être impartial, qui avais entendu des faits qu'aucun autre juge entendra," fit valoir la procureure. "Rappelez-vous que la poursuite vous avait soumis respectueusement que vous n'avez pas entendu les mêmes témoignages que le juge Laliberté dans le cadre des dossiers qui ont été en appel devant le juge Downs", ajouta-t-elle. "Donc, le dixième juge qui entendra la cause entendra une cause parfaite", répondit un juge Denault peu impressionné. "Monsieur le juge, la Charte ne garantie pas le moins pire des procès aux accusés", répliqua alors la procureure. "Mais elle garanti un procès juste et équitable", rappela le juge. "Est-ce que équitable veut dire celui qu'il va les garantir qu'il va les acquitter ?", demanda alors la procureure. "Je ne le crois pas", ajouta-t-elle.

"Est-ce que ça veut dire qu'on donne dix fois la chance à la poursuite d'améliorer sa preuve en allant devant dix juges différents puis que le dixième on dit : là, je pense on a vraiment tout prévu. Est-ce que l'accusé dans le dixième procès est dans une position aussi juste que dans le premier procès ? Moi, j'ai jamais vu ça de ma vie", s'exclama le juge. C'est alors que la procureure Rioux y alla d'une déclaration-choc : "Monsieur le juge, malheureusement là, je vais être obligé de vous dire que je partage parfaitement votre avis, mais comme on ne peut pas réécrire l'histoire et que si le juge Ghanimé avait fait confiance à la poursuite, ou enfin que l'institution des juges à la Cour municipale avait fait confiance à la poursuite et avait accepté de tenir un seul procès pour ces 300 accusés..." "Là, je ne ferai plus de commentaires", déclara alors le juge. "Parfait. C'est bon. Moi, non plus monsieur le juge", répondit la procureure.

C'est ainsi que le juge Denault renonça lui aussi à attendre après la Cour d'appel. Cependant, le juge expliqua qu'il n'était pas prêt à rendre jugement la journée même. "Sachant ce qui s'en vient, sachant que mon collègue le juge Boisvert a une décision qui va tomber dans les prochains jours sur le même questionnement exactement dans une affaire tout à fait connexe. Mon collègue le juge Schachter va rendre lui aussi une décision apparemment aujourd'hui, je n'improviserai pas une décision sans me faire éclairer des lanternes savantes de mes collègues dans les prochains jours", déclara le tribunal. "Moi, si vous insistiez pour que je suive ce courant-là et que je rende ma décision, je vais la rendre avant l'été", précisa ensuite le juge Denault. La date du jugement sur les motions de non-lieu fut fixée au 16 juin.

Le 9 juin, après une attente de plus dix-huit mois, le juge Boisvert accoucha enfin de sa décision sur les motions de non-lieu. Dans une décision écrite quasi identique, à la virgule près, au jugement Laliberté, le juge Boisvert acquitta les vingt-cinq accusés du 5e procès. "Je partage entièrement son raisonnement", écrivit-il au sujet du jugement Laliberté, auquel il décida de se "référer abondamment". (138) À aucun moment dans son jugement, le juge Boisvert n'a cru bon d'aborder les témoignages des constables Clavel et Pelbois, qui n'avaient pas été entendus par le juge Laliberté. En fait, tout portait à croire que le juge Boisvert ne s'était pas donné la peine de relire les notes sténographiques du procès qu'il avait lui-même présidé. Enfin, comme le juge Boisvert a choisi de faire du copier-coller avec une décision qui a été renversée de la Cour supérieure, on ne s'étonnera donc pas que la poursuite jugea opportun de porter son jugement en appel...

Le jour même où il rendit sa décision, le juge Boisvert fit un commentaire qui ressemblait aux critiques qui avaient déjà été formulées à différentes reprises par le juge Denault sur la question de la bonification de la preuve de la poursuite. "J'ai eu, pendant mon délibéré, l'occasion de lire, entre autres, deux jugements de mes collègues, le juge Minc et le juge Laliberté", relata le juge Boisvert. "Et j'ai constaté, selon le résumé de la preuve, que chacun de mes collègues a fait, et évidemment par rapport à ma preuve, la conclusion, à laquelle j'ai cru, et je me permets d'arriver sur cet aspect, c'est que la poursuite semble avoir bonifié sa preuve au fur et à mesure que les procès avaient lieu", nota-t-il. "Dans un premier temps, on a présenté une preuve, un juge s'est prononcé, c'était le juge Laliberté la première fois, et après ça, on refait les procès mais par-ci et en ajoutant de la preuve. À mon avis, il y a là un manque d'éthique de la part de la poursuite et même un aspect inéquitable puisque les dernier défendeurs, qui ont eu à subir leur procès dans le temps, ont dû faire face à une preuve plus lourde en principe que les premiers défendeurs." (139)

Puis, le 16 juin, le juge Denault imita son collègue le juge Boisvert et acquitta les six accusés du 4e procès. Il cita plusieurs passages de la décision du juge Boisvert, mais aussi des extraits du jugement Massignani. Aussi, le juge Denault alla bien au-delà des motions de non-lieu en déplorant de nouveau les effets pervers des procès multiples dans l'affaire du 15 mars 2002. "Depuis le début de ces procès dont je suis saisi, j'ai souvent signifié mon étonnement et mes questions sur la justesse d'une telle façon de procéder alors que la poursuite pouvait, vu la répartition des causes devant plusieurs juges de cette cour (...), parfaire ou raffiner sa preuve avec le risque évident que plus les procédures avancent, plus les derniers groupes d'accusés auront à subir ces procès risquent que ces procès soient faits de façon inéquitables pour le dernier groupe d'accusés", déclara le juge. (140)

"Il y a également un risque évident de jugements contradictoires par plusieurs juges du même tribunal et également, on a vu, puisqu'on est quatre ans plus tard, la lourdeur d'un tel processus à gérer pour tout l'appareil judiciaire. Et également, la conséquence évidente de tout cela, ce sont les délais qui s'accumulent et qui, de plus en plus, vont devenir déraisonnables à plusieurs points de vue", nota ensuite le tribunal. Puis, le juge Denault prononça les acquittements. "Vu la preuve que j'ai entendue, vu les quatorze témoins que la poursuite a présentés devant moi et que j'ai entendus, vu la preuve que j'ai reconsidérée, mes notes, les transcriptions également, vu l'analyse sérieuse faite par mes collègues Laliberté et Boisvert et du droit et des faits, je considère quant à moi, que leurs jugements sont complets et exemplaires", déclara-t-il. "Continuer davantage ces procédures ne pourrait d'aucune façon aboutir à une condamnation puisque même s'il y a quelques bribes de preuve, clairement cette preuve ne pourrait en aucun cas être suffisante pour amener des condamnations." (141)

Bien entendu, la poursuite ne voyait pas tout à fait les choses du même oeil. Elle se montrait au contraire partante pour "continuer davantage ces procédures" en portant en appel devant la Cour supérieure les décisions des juges Boisvert et Denault. Dans son avis d'appel, la poursuite invoqua des motifs d'appel identiques à ceux qu'elle avait utilisée, avec succès d'ailleurs, contre le jugement Laliberté (l'utilisation du mauvais critère pour des motions de non-lieu, la division de l'événement en cinq étapes, la tolérance d'actes de vandalisme et de violence, l'intention requise et la notion de participation à l'infraction). La poursuite demanda également les mêmes conclusions, à savoir l'annulation des acquittements prononcés par les juges Boisvert et Denault et la tenue de nouveaux procès devant des juges différents. Comme, on dit ce n'est pas finit tant que n'est pas finit ...

Pendant ce temps, les avocats qui représentaient les accusés du 9e procès sentaient que le vent était en train de tourner en la faveur de la défense et avaient bien l'intention d'en faire profiter aux accusés du 9e procès, qui devaient recevoir leur sentence le 16 juin, soit la même journée où le juge Denault prononça l'acquittement des accusés du 4e procès. D'ailleurs, si la preuve de la poursuite avait été bonifiée lors du 4e procès et du 5e procès, alors on voyait mal comment cela aurait pu ne pas être aussi le cas lors du 9e procès. De plus, si les délais étaient devenus déraisonnables pour les accusés du 6e procès, comment alors pouvaient-ils être raisonnables pour ceux du 9e procès ?

C'est ainsi que la défense décida d'apporter un petit changement au programme. Au lieu de laisser le tribunal imposer des sentences aux accusés du 9e procès, les avocats demandèrent plutôt au juge Minc de procéder à l'audition d'une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures et délais déraisonnables. Le volet de la requête portant sur l'abus de procédures reprenait essentiellement la même argumentation que Me Lescarbeau avait déjà plaidée lors du 7e procès, à savoir que la poursuite avait abusée des procédures en adoptant "une stratégie illégale à l'effet de parfaire sa preuve au fil des procès selon les lacunes observées." Cette allégation s'appuyait notamment sur le fait que la poursuite n'avait pas consenti au dépôt de la transcription du témoignage que le sergent-détective Monchamp avait rendu devant le juge Laliberté pour éviter de le faire témoigner à nouveau, comme l'avait proposé la défense à l'ouverture du 9e procès, en septembre 2004.

"Nous répétons qu'au terme de trois procès, trois juges de la Cour municipale ont conclu que le crime reproché n'avait pas eu lieu", mentionnait la requête. Il s'agissait évidemment des juges Laliberté et Boisvert, qui avaient accordés des motions de non-lieu, ainsi que du juge Massignani, qui avait rendu un verdict d'acquittement sur le fond de la cause. À ces trois juges s'ajoutait le juge Denault, dont le jugement n'avait pas encore été rendu au moment où les avocats rédigèrent la requête. Enfin, la requête rappelait que la poursuite était "censée ne pas avoir de cause à gagner." Par sa conduite, la poursuite violait "les principes de justice fondamentaux qui sous-tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la société" en cherchant "à obtenir des condamnations", alléguait la requête.

Évidemment, on pouvait prédire sans crainte de se tromper que cette requête susciterait de l'opposition tant de la part du juge que du côté de la poursuite. L'audition du 16 juin s'annonçait donc pour être des plus mouvementées. D'entrée de jeu, Me Lescarbeau avisa le juge Minc que la défense avait une preuve à faire tant pour appuyer les allégations sur l'abus de procédure que celles portant sur les délais déraisonnables. La procureure Lorraine Barabé répliqua en déposant une requête en irrecevabilité demandant au tribunal de rejeter sommairement la requête en arrêt des procédures pour abus de procédures sans permettre à la défense de faire une preuve. Après avoir entendu les deux parties, le juge Minc suspendit l'audience et se retira pour délibérer.

À son retour, le juge Minc s'adressa à Me Lescarbeau, en lui disant : "J'ai compris que vous avez terminé votre preuve sur la première requête". (142) Mais celui-ci rectifia aussitôt le tir. "Je n'ai pas fait ma preuve, monsieur le juge, j'ai plaidé", expliqua Me Lescarbeau, qui spécifia qu'il n'avait fait que plaider contre la requête en irrecevabilité de la poursuite. Puis, le juge Minc décida de rendre jugement. "Alors, la Cour considère que la première requête sur l'arrêt de procédures ne peut réussir. Le verdict a été rendu. Je suis donc functus officio", déclara le juge Minc, en employant une expression juridique faisant référence à une autorité qui n'a plus juridiction parce qu'elle s'est acquittée de ses fonctions. "L'appel qui a été logé peu après mon verdict démontre que les requérantes ont accordé une portée judiciaire et juridique immédiate à ce verdict", continua le juge. "Les requérants sont donc malvenus de changer soudain d'avis et a fortiori de s'adresser à moi pour annuler la portée de mon propre jugement", ajouta-t-il. (143) La requête sur l'abus de procédures fut donc rejetée sans autre cérémonie.

Or, ce même juge qui venait de se dire "functus officio" déclara ensuite : "Maintenant, je suis prêt à entendre votre preuve sur la deuxième requête, le délai déraisonnable." (144) Me Poitras informa alors le juge Minc qu'il souhaitait s'entretenir avec la procureure Barabé pour voir s'il n'était pas possible que celle-ci procède à certaines admissions, question d'alléger l'exercice. "Je vais vous dire qu'on avait eu besoin de trois jours relativement à cette preuve-là devant votre collègue la juge Joly", précisa Me Poitras à l'attention du tribunal. L'audience fut donc à nouveau suspendue. Puis, à la reprise de la séance, le juge Minc fut informé que la poursuite contestait tous les faits de la requête sur les délais déraisonnables.

Puis, Me Lescarbeau prit à nouveau la parole. "Alors, la défense, monsieur le juge, s'est consultée avant, puis suite à votre décision rendue ce matin on a l'intention d'aller en certiorari puis en mandamus à la Cour supérieure", déclara l'avocat. (145) Citant un passage des Règles de pratique de la Cour supérieure, Me Lescarbeau avisa le juge Minc que l'exercice d'un recours extraordinaire devant un tribunal supérieur avait pour effet de suspendre les procédures en première instance, c'est-à-dire au niveau de la Cour municipale. Mais la procureure Barabé n'était pas de cet avis. "Si je me souviens bien, un recours extraordinaire ne peut être présenté lorsqu'il y a déjà une procédure pendante en appel", affirma-t-elle, en suggérant à la défense d'amender son avis d'appel. (146)

Comme l'avant-midi tirait à sa fin, le juge Minc annonça alors qu'il allait rendre sa décision en après-midi et suspendit la séance pour l'heure du dîner. Notons que dans le monde merveilleux de la justice, l'heure du dîner dure deux heures. Les deux douzaines d'accusés qui se trouvaient dans la salle à ce moment-là ne la trouvaient pas drôle du tout. Ils s'étaient dûment conformés à l'ordre d'être présents que leur avait donné le tribunal afin de prononcer leur sentence. (D'ailleurs, trois nouveaux mandats d'arrestation furent émis à l'égard d'accusés absents.) Ils subissaient un long processus de détermination de la peine depuis maintenant six mois et avaient prit leur mal en patience durant tout l'avant-midi en écoutant des avocats débattre de points de droit assez pointus, merci. Et au lieu de trancher immédiatement la question, voilà que le juge remettait ça à l'après-midi...

Lorsque le juge Minc réapparu, cela faisait trois heures que l'audience était suspendue. Le tribunal rendit alors sa décision. "Compte tenu de la requête présentée devant moi ce matin concernant l'abus de procédures, compte tenu de ma décision rendue ce matin, compte tenu de l'annonce des requérantes qui souhaitent se pourvoir en appel de cette décision devant la Cour supérieure, la Cour va suspendre ces procédures dès maintenant, même si l'article 27 des Règles de procédure de la Cour supérieure, chambre criminelle, indique que le juge peut, en tout temps, ordonner la continuation des procédures", déclara le juge Minc. (147) L'audition de la requête en arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables fut fixée durant le mois d'octobre. Notons que les accusés n'avaient pas l'obligation d'être présents.

Puis, le juge Minc s'adressa aux accusés qui se trouvaient devant lui. "Y a-t-il des personnes qui ne sont pas représentées par avocat, qui ne souhaitent pas interrompre le prononcé de leur sentence prévue pour aujourd'hui ?" Un seul accusé s'avança et se déclara prêt à recevoir sa sentence. En rendant sa décision, le juge Minc affirma d'aborrd qu'il avait prit en considération divers facteurs, dont l'absence d'antécédents judiciaires de l'accusé, les moyens financiers modestes de l'accusé et le fait que l'accusé était âgé de dix-huit ans au moment de la manifestation du 15 mars 2002. Puis, le juge Minc annonça qu'il accordait une absolution inconditionnelle. Ainsi, le premier accusé du 9e procès à recevoir sa sentence s'en tirait sans amende, sans travaux communautaires et sans probation. Bref, l'accusé avait été trouvé coupable sans pour autant être puni.

Donc, outre le fait d'avoir subi un très long procès l'accusé s'en sortait à toute fin pratique indemne puisque le paragraphe 730 (3) du Code criminel stipule que toute personne bénéficiant d'une absolution inconditionnelle est "réputée ne pas avoir été condamné à l'égard de l'infraction." Précisons que les personnes qui obtiennent une absolution font l'objet d'un casier judiciaire temporaire. Ainsi, la Gendarmerie royale du Canada classera automatiquement à part leur casier judiciaire à l'expiration d'un délai d'un an après le prononcé de l'absolution, ce qui veut dire que les services policiers ne pourront pas communiquer les informations qu'il contient (à un employeur potentiel, par exemple). Quand on savait l'acharnement dont avait fait preuve la procureure Barabé lors des représentations sur sentence, on ne pouvait faire autrement que de constater que ses efforts ne semblaient guère avoir porté fruit.

Deux semaines plus tard, la défense déposait une requête pour l'émission d'un bref de certiorari et de mandamus contre le jugement interlocutoire rendu par le juge Minc. De son côté, la poursuite déposait des requêtes en irrecevabilité contre ces deux requêtes. Le 14 septembre, le juge Fraser Martin de la Cour supérieure rendit jugement. "Une lecture de la transcription m'indique carrément que le juge Minc a rendu une décision sur le premier volet de la requête"' nota le juge Martin. "A-t-il ignoré ou oublié la demande de présenter une preuve ? Si la transcription peut être interprétée dans ce sens, je ne sais pas. Pour les fins de la présente requête, le juge Minc a rendu une décision." (148) Le juge Martin conclua que la défense n'avait pas utilisée le véhicule procédurier approprié. Ainsi, selon la Cour supérieure, la décision du juge Minc ne pouvait être invalidée par un bref de certiorari, mais plutôt en appel. C'est ainsi que le juge Martin accorda les requêtes en irrecevabilité de la poursuite, rejetant par le fait même les recours extraordinaires de la défense.

Le 20 septembre, la défense agissa en conséquence de cette décision en déposant un avis d'appel amendé. Ainsi, quatre nouveaux motifs d'appel furent ajoutés à l'avis d'appel. Les avocats des accusés-appelants firent valoir que le juge Minc avait refusé d'exercer sa juridiction en refusant d'entendre la requête en arrêt de procédures pour abus de procédures. Ils alléguèrent que Minc avait commis erré en droit de diverses façons, c'est-à-dire en se déclarant functus officio alors que les accusés-appelants voulaient invoquer une violation de leurs droits garantis par la Charte, de même qu'en décidant d'assumer que les accusés-appelants avaient renoncé à la présentation de la requête pour abus de procédures parce qu'ils avaient agit selon les ordonnances du tribunal et en décidant que les accusés-appelants avaient utilisé ladite requête pour attaquer la déclaration de culpabilité qu'il avait prononcé.

Entre-temps, le 18 septembre, la poursuite présentait une requête en rejet d'appel demandant à la Cour supérieure de rejeter l'appel de la défense sur les déclarations de culpabilité à l'encontre des accusés du 9e procès. Dans sa requête, la poursuite se plaignait du fait que l'appel avait été logé depuis plus de neuf mois et que le dossier n'était toujours pas en état de procéder. Elle reprocha également aux quatre avocats de la défense de ne pas avoir respecté les deux échéanciers successifs qui avaient été fixés par la Cour supérieure. Le 29 septembre, le juge James Brunton rejeta la requête en rejet d'appel de la poursuite. À cette occasion, le tribunal demanda aux avocats des accusés-appelants de présenter une requête détaillée pour l'extension du délai de production du mémoire d'appel et pour la remise de l'audition de l'appel. Ladite requête pour extension fut accordée le 6 octobre suivant. Une audition pro forma fut fixée le 2 février 2007 afin d'établir un nouvel échéancier.

Pendant ce temps, un autre procès du 15 mars 2002 connu son dénouement. En effet, le juge Ronald Schachter mit enfin fin au suspense en rendant son jugement dans la cause des trois accusés du 3e procès, le 14 septembre, soit près d'un an jour pour jour après avoir prit l'affaire en délibéré. Après un bref préambule, le juge Schachter aborda la question de la requête en exclusion de la preuve que lui avait présentée une des accusées à l'ouverture du procès, en décembre 2003. Rappelons que l'objet de ladite requête consistait à demander au tribunal d'exclure de la preuve les photos que les policiers avaient prises de chacun des accusés au moment de leur arrestation. L'accusée-requérante avait plaidé que ces photos devaient être exclues sous le motif qu'elles constituaient une preuve auto-incriminante illégale que les policiers avaient obtenue de force, en violation du droit au silence, et avant que les prévenus n'aient pu exercer leur droit de communiquer avec un avocat.

Le juge Schachter n'était pas de cet avis. "La photographie n'est qu'une manière de préserver ce que le policier a vu pendant l'arrestation", déclara-t-il. (149) "Ce n'est pas une question de preuve contre l'accusée" ajouta le juge Schachter au sujet de ces photos qui avaient pourtant été bel et bien déposées en preuve dans ce procès... (150) Pour ces motifs, le juge Schachter rejeta la requête en exclusion de la preuve. Ou plutôt, devrait-on dire qu'il re-rejeta la requête. Car le juge Schachter semblait effectivement avoir complètement oublié qu'il avait déjà rejeté cette même requête, sans fournir le moindre motif, le jour même où il avait ajourné le procès pour prendre la cause en délibéré, douze mois plus tôt.

Maintenant, il ne lui restait plus qu'à rendre jugement sur le fond. Le juge Schachter cita sans réserve les témoignages des policiers. Il énuméra les gestes de vandalisme commis par des manifestants devant le Quartier général. "La foule criait pour appuyer les gens qui faisaient ces gestes", déclara le juge. "On parle évidemment d'une conduite qui correspond à ce qu'on appelle une conduite tumultueuse, la violence, la force puis une personne raisonnable craindrait que ça va dégénérer en émeute à un moment donné là", ajouta-t-il. "Puis évidemment après l'avis de dispersion, il n'y a personne qui s'est dispersé", indiqua ensuite le juge Schachter, qui trouva même le moyen d'utiliser le fait que la foule n'a pas entendu l'ordre de dispersion comme un élément additionnel attestant du caractère tumultueux de la manifestation. "Il y avait tellement de bruit, tout le monde criait, le haut-parleur de cette camionnette blanche des manifestants, il y avait tellement de bruit que personne a entendu. Donc, on parle de tumulte, on n'a même pas entendu un policier crier un avis." (151)

Le juge Schachter commenta le témoignage du seul accusé qui fit entendre sa version des faits. Durant son témoignage, l'accusé reconnut qu'il avait été présent du début à la fin de la manifestation. Aux yeux du juge Schachter, le témoignage de l'accusé n'était "pas vraisemblable." "Il est évident" que l'accusé "veut minimiser tout ce qui s'est passé cette journée-là", déclara-t-il. "C'est une espèce d'aveuglement volontaire de sa part", de dire le juge. "Tout ce qu'il a vu, c'est peut-être qu'il a entendu un éclat de bruit de fenêtre", continua Schachter. "Il y a eu des événements devant le quartier général qu'il ne peut pas nier, je veux dire, les fenêtres étaient brisées là", ajouta-t-il. "N'importe quelle personne raisonnable qui voit ces événements-là ne devrait même pas rester là, devrait partir même avant qu'il y ait un avis de dispersion par la police. Il nous dit dans son témoignage : Lui a rien à se reprocher, il a rien fait, donc il est resté là", nota ensuite le juge avec désapprobation. "Je suis convaincu hors de tout doute raisonnable même par votre témoignage que vous avez participé à un attroupement illégal", conclua le juge. (152)

Quant l'autres accusée, elle n'avait présenté aucune défense. "La preuve quant à elle n'est pas contredite", fit valoir le juge Schachter. Il rappela que cette accusée avait "plaidé que personne ne l'a vue tout le long du processus, le cortège, il n'y a personne qui l'a identifiée, ni dans le vidéo qu'on a vu, aucun témoin l'a identifiée à part du fait qu'elle était parmi les personnes qui étaient encerclées." Malgré cela, Schachter déclara qu'"il y a aucun doute dans l'esprit du Tribunal" que cette accusée "était présente tout le long de cette de cette affaire-là, dès le commencement." (153) Le juge appuya cette conclusion en affirmant que "le groupe en question était homogène, le groupe en question était uni, le groupe en question se tenait ensemble, était compact", en ajoutant que "c'est une preuve circonstancielle et il n'y a pas d'autre conclusion à faire." Le tribunal en arriva à la même conclusion à l'égard du dernier accusé, qui avait été absent tout au long du procès.

Les trois reçurent une absolution conditionnelle assujettie d'une ordonnance d'exécuter une vingtaine d'heures de travaux communautaires, ainsi que d'une probation de garder la paix pour une période six mois. Cela voulait dire que si l'un des trois avait le malheur d'être trouvé coupable d'une nouvelle infraction commise pendant la période de probation, le tribunal aurait le pouvoir d'annuler l'absolution et d'infliger une sentence pour l'infraction originale d'attroupement illégal, en plus de toute autre peine pour avoir contrevenu à l'ordonnance de la cour. Dans le cas des absolutions conditionnelles, la GRC mettra de côté leur casier judiciaire temporaire à l'expiration d'un délai de trois ans débutant après la fin de l'ordonnance de probation.

Bien entendu, le jugement Schachter alla s'ajouter à la liste des décisions portées en appel dans le cadre de l'affaire du 15 mars 2002. D'ailleurs, l'accusée qui s'était représentée elle-même tout au long du 3e procès décida de retenir les services d'un avocat, en l'occurrence Me Poitras, pour les procédures en appel. Parmi les six motifs d'appel, on retrouvait le fait que le juge Schachter s'était appuyé sur une décision rendue par la juge de la Cour municipale Louise Baribeau dans l'affaire la Reine c. Aubré, le 14 novembre 2000, qui avait ensuite été renversée par les juges Rayle, Doyon et Dutil de la Cour d'appel du Québec, le 20 janvier 2005. La défense reprocha également au tribunal d'avoir "erré en droit et commis une erreur de faits manifestement déraisonnable dans son analyse de la valeur probante, de la crédibilité et de la fiabilité des témoignages."

Ce qui est raisonnable pour
l'un ne l'est pas pour l'autre

Le 24 octobre 2006, le juge Morton Minc siégea de nouveau dans la cause du 9e procès. La requête en certiorari et en mandamus de la défense avait été rejetée en Cour supérieure, mais il restait encore la requête en arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables. Évidemment, la défense ne pouvait nécessairement prendre pour acquis que le tribunal serait disposé à procéder à l'audition de la requête. Comme de fait, le juge Minc adressa quelques quelques questions préliminaires à Me Denis Poitras. "Après le verdict, est-ce que le juge a juridiction pour entendre la requête ? Alors qu'est-ce qu'il y a de particulier à cette étape-ci pour justifier la présentation d'une telle requête ?", demanda-t-il. (154) Question de venir à bout des hésitations du tribunal, Me Poitras cita plusieurs passages de l'arrêt MacDougall (155), une décision dans laquelle la Cour suprême du Canada avait statué que le droit constitutionnel d'être jugé dans un délai raisonnable s'appliquait même au stade de la sentence, c'est-à-dire après que l'accusé ait été déclaré coupable.

Lorsque Me Poitras eut terminé, la procureure Barabé prit la parole brièvement. "Je n'ai rien à ajouter, monsieur le juge. R. c. MacDougall est très clair. Cet arrêt-là est clair et je n'ai rien à rajouter sur ce point-là. Effectivement, on peut toujours présenter la requête, même lorsque nous sommes rendus au stade de la sentence", déclara-t-elle. Ce n'était pas arrivé souvent dans ce procès que la défense et la poursuite soient d'accord sur un point. Cela ne semblait guère impressionner le juge Minc, qui continuait à se montrer sceptique. "Mais une requête sur le délai doit être présentée au début du procès, si le procès dure très longtemps. Ici, le procès est terminé, le verdict a été rendu, alors comment justifier la présentation d'une requête ?", insista-t-il. "De plus, le délai qui s'était écoulé depuis le verdict a été causé par le requérant lui-même qui a déposé une autre requête et qui est allé en appel de cette décision. Alors comment justifier la présentation d'une requête maintenant ?", demanda de nouveau le juge. (156)

Me Poitras se mit alors à expliquer que la question des délais avait d'abord été soulevée devant la juge Dominique Joly, mais le juge l'interrompit. "C'est un cas pas mal différent de celui qu'on a devant nous", lança Minc. "Monsieur le juge, ce n'est pas tous des cas égaux, pareils, semblables. Mais il y a une chose, certains points sont communs", expliqua Me Poitras. "Entre autres, que cette Cour a comme politique administrative de ne céduler que deux jours et demi de procès quand c'est des manifestants. Je vais vous dire que la majorité des reproches qu'on fait dans cette requête-là ne sont pas à l'égard de la poursuite, mais sont à l'égard de l'administration de cette Cour", ajouta-t-il. "Cette politique administrative-là de la Cour de fixer deux jours et demi de procès, ça avait comme conséquence que les procès débutaient, mais ne pouvaient se terminer", continua Me Poitras. "Ils étaient reportés quatre, cinq, six mois plus tard." (157)

"Vous dites que c'est la Défense, les requérants qui ont induit les délais, monsieur le juge", indiqua ensuite Me Poitras, qui prit soin de rappeler au juge Minc qu'il n'a rendu son jugement qu'en novembre 2005. "Oui, effectivement, au mois de juin, la défense a présenté une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures et en délai déraisonnable. Et oui, on a contesté. Ç'a été contesté à la Cour supérieure. Ç'a été rejeté mais ça n'a jamais été déclaré frivole ou quoi que ce soit. Il n'y a pas un procureur devant vous, il n'y a pas un accusé devant vous qui a intérêt à ce que ces dossiers-là durent longtemps", plaida-t-il. "Ça fait plus de quatre ans. Ce n'est pas l'infraction du siècle", conclua Me Poitras, qui laissa ensuite la parole à Me Lescarbeau.

Durant sa plaidoirie, Me Lescarbeau cita notamment un extrait de la décision rendue par le juge Martin relativement à la requête en certiorari et en mandamus. Bien que le juge Martin avait rejeté les requêtes, il avait aussi clairement déclaré que le juge Minc avait compétence pour procéder à l'audition de la requête sur les délais déraisonnables. "Le juge Minc a indiqué qu'il était prêt à entendre les parties sur la requête pour délai déraisonnable. J'ai moins de difficulté avec cela parce qu'il n'y a pas de doute, à mon avis, l'appel nonobstant, que le juge Minc, jusqu'au moment où il doit prononcer la sentence, a la juridiction de pallier les conséquences de la sentence en accordant un arrêt des procédures s'il décide que les circonstances méritent un tel remède", avait affirmé le juge Martin. (158)

L'entêtement du juge Minc à ne pas vouloir entendre la requête commençait à friser les frontières de l'absurde. La jurisprudence de la Cour suprême du Canada lui disait qu'il pouvait l'entendre. La procureure de la poursuite lui disait qu'il pouvait l'entendre. Et maintenant, c'était au tour du juge de la Cour supérieure qui avait eu l'occasion de se familiariser avec le dossier de lui dire qu'il pouvait entendre la requête. Mais le juge Minc n'arrivait toujours pas à se faire à l'idée qu'il allait bien devoir finir par l'entendre, cette requête. Son blocage mental persistait. Ainsi, il chercha à trouver un sens caché aux propos du juge Martin. "Ne croyez-vous pas qu'il a renvoyé ce dossier-là devant moi seulement pour prononcer la sentence ?", demanda-t-il à Me Lescarbeau. (159) Celui-ci expliqua patiemment au juge Minc qu'il n'en était rien. "Il ne s'est pas prononcé sur la deuxième requête. Il ne pouvait pas, de toute façon, se prononcer sur la deuxième requête, elle ne faisait pas l'objet du litige devant lui", fit remarquer Me Lescarbeau.

Après une intervention de la poursuite, le juge Minc se retira pour délibérer. À son retour sur le banc, il annonça qu'il était prêt à entendre la requête. L'audition de la requête pouvait enfin commencer. La procureure Barabé annonça d'entrée de jeu qu'elle consentait au dépôt des notes sténographiques du témoignage que Marielle Spénard avait fait devant la juge Joly, le 4 mai 2006. Puis, Me Poitras annonça qu'il déposait les notes sténographiques de la conférence préparatoire du 1er mai 2003. Avec le dépôt du jugement Joly, la preuve de la défense au soutien de la requête était maintenant complète.

De son côté, Me Barabé annonça qu'elle allait faire une preuve en faisant témoigner une de ses propres collègues, soit la procureure de la poursuite Myrtho Adrien. Au début de l'année 2003, la procureure Adrien, et autre une collègue, Me Sophie Bénazet, s'était vue confié la responsabilité de la gestion des dossiers des 268 personnes accusées d'avoir participé à un attroupement illégal le 15 mars 2002. À ce titre, la procureure Adrien prit part aux deux conférences préparatoires qui s'étaient tenues devant le juge Ghanimé. Myrtho Adrien avait également été la seule procureure à représenter la poursuite lors de deux procès du 15 mars 2002, soit celui qui eut lieu devant le juge Laliberté (1er procès) et celui qui se tint devant le juge Boisvert (5e procès).

Le témoignage de Me Adrien porta essentiellement sur les répercussions de la décision du juge Ghanimé de tenir des procès multiples dans l'affaire du 15 mars 2002. "Suite à la conférence préparatoire, en fait, présidée par monsieur le juge Ghanimé, vous devez comprendre qu'il y avait pendant un an et demi, des procès qui devaient commencer à chaque semaine, qui impliquaient toujours les mêmes témoins. Et je ne vous cacherai pas que ça n'a pas fait plaisir à personne, autant de la poursuite que de la défense, parce que ça allait embourber les salles d'audience de manière considérable à chaque semaine", déclara Me Adrien. (160) "On trouvait que les ressources judiciaires n'étaient pas du tout bien servies en prenant ce genre de décisions-là parce que les témoins allaient revenir semaine après semaine, parce qu'il n'y aurait pas assez de personnes en poursuite, parce que ça serait la même preuve qui serait administrée pendant un an et demi." (161)

L'audition de la requête sur les délais déraisonnables se poursuivit le lendemain. À cette occasion, la poursuite procéda à l'audition de l'enregistrement mécanique de deux séances de cour. Le premier enregistrement fut celui de la séance du 6 juin 2003, lors de laquelle le juge Ghanimé fixa des dates de procès dans les dossiers qui n'avait pas pu en obtenir lors de la première conférence préparatoire, par manque de temps. Le second enregistrement fut celui de la seconde conférence préparatoire qui s'était tenue le 29 mars. Une fois que la poursuite eut complétée sa preuve, le reste de la journée d'audition fut consacrée à l'argumentation de Me Poitras en soutien à la requête. Comme Me Poitras n'avait pas encore terminé de plaider à la fin de la journée, une nouvelle date dû être fixée pour mener à terme l'audition de la requête, soit le 27 octobre.

Le dernier segment de l'argumentation de Me Poitras fut consacré au calcul des délais, qui débuta à partir de la signature des dénonciations, entre le 10 et le 21 mai 2002, dépendamment de l'accusé. Ainsi, 846 jours s'étaient écoulés entre la date médiane de la dénonciation et le début du 9e procès, le 7 septembre 2004. Puis, au moment de l'audition du 16 juin 2006, soit la journée où le juge Minc a rendu sa première sentence, 1488 jours s'étaient écoulés depuis la signature de la dénonciation. Me Poitras attribua la cause des délais déraisonnables à la politique administrative de la Cour municipale à l'effet de ne pas fixer plus de trois journées consécutives pour les procès de manifestants. Il a fallu "trente et une semaines de plus parce qu'on ne pouvait pas avoir six jours, cinq jours continus", dénonça-t-il. "Alors, je vous demande essentiellement de constater que c'est un délai disproportionné, on ne peut pas qualifier que c'est un délai raisonnable au sens de la Charte", conclua Me Poitras. (162) "Il n'y a pas d'autres remèdes appropriés que l'arrêt des procédures."

Ce fut alors au tour de la procureure Barabé de présenter ses arguments au tribunal. "Je ne conteste pas la computation des délais telle qu'elle a été présentée par Me Poitras", affirma-t-elle. "Cependant, je ne suis pas d'accord nécessairement avec le total du délai qui est imputable, là, au délai institutionnel." (163) La position de la poursuite était que la période qui s'était écoulée entre le 29 mars et le 7 septembre 2004 ne constituait pas un délai institutionnel. Lors de la seconde conférence préparatoire, Me Poitras avait consenti à ce que les dossiers soient remis au mois de septembre suivant, prétendit-elle. Selon la procureure, le tribunal devait commencer à calculer les délais institutionnels à partir de la première journée du procès. En utilisant cette méthode de calcul, les délais institutionnels s'élevaient à un total de 702 jours. La procureure Barabé affirma aussi que le tribunal ne pouvait conclure que ces délais causèrent un préjudice aux accusés. "Il n'y a pas eu de préjudice avec la preuve qui a été faite devant vous", plaida-t-elle. "Les défendeurs ont presque toujours été absents." (164)

Puis, Me Poitras offrit une brève réplique. "C'est admis, il n'y a aucune preuve de préjudice particulier qui vous a été faite là-dedans", reconnu Me Poitras. "La jurisprudence est claire, quand le délai paraît long, il y a une présomption quasi irréfragable" de préjudice, ajouta-t-il cependant. (165) Enfin, Me Poitras nia qu'il avait renoncé à invoquer les délais lors de la seconde conférence préparatoire. "L'effort qui a été fait de la part de la défense, et je vous dirai de la poursuite à l'époque, ce n'était pas de faire renoncer à qui que ce soit des droits, c'était d'améliorer le processus qui avait été établi erronément, à tort, avec respect pour le juge Ghanimé, le 1er mai 2003", rappela-t-il. "Je ne vois pas comment on pourrait dire, on impute à la défense les délais qui ont été faits à partir du 29 mars 2004 dans l'effort d'avoir une meilleure administration de la justice." (166) Voilà qui complétait la requête en délais déraisonnables.

Le juge Minc rendit jugement le 17 novembre suivant. (167) À en croire le juge Minc, la Cour municipale serait au-dessus de tout reproche dans cette histoire. "La Cour est d'opinion que vu le grand nombre de défendeurs accusés, ces dossiers ont requis des moyens exceptionnels de la part de la Cour municipale", écrivit le juge Minc dans sa décision. "À titre d'exemple, deux conférences préparatoires (ce qui est exceptionnel à cette Cour) ont été tenues dès le début pour établir la procédure la plus adéquate à adopter pour gérer le procès et une réorganisation des groupes de dossiers a été effectuée pour en améliorer le traitement. De plus, des journées groupées d'audition ont été retenues pour éviter de morceler la preuve et les débats, ce qui démontre que les ressources de la Cour ont été mobilisées de façon exceptionnelle pour traiter ce procès", insista Minc. "Les dossiers des requérants revêtaient une complexité indéniable et exigeaient des ressources considérables. Il ne faut pas oublier qu'au début des procédures, la Cour municipale bénéficiait d'un nombre très restreint de juges et que les requérants ont fait l'objet d'une attribution optimale des ressources."

Dans sa décision, le tribunal fit écho à certains des arguments soulevés par la poursuite. "La Cour est d'opinion que la question des délais n'a jamais été soulevée par les requérants avant le dépôt de cette requête et tout laisse à croire que les requérants ont adhéré pleinement à la succession du temps lors des étapes de ce dossier. À tout le moins, il y a eu renonciation tacite à invoquer les délais tout au long des procédures", affirma par exemple le juge Minc. "La Cour est d'opinion qu'aucune preuve concrète n'a été présentée concernant le préjudice subi par les requérants en vertu des délais. Les requérants ont même admis que seul, un préjudice général et non documenté lié à l'écoulement du temps serait invoqué, sans preuve spécifique à cet effet", estimait le juge. "La Cour a maintes fois accordé aux avocats des requérants le droit de les représenter afin de leur éviter des déplacements à la Cour", nota aussi le tribunal. "Pour les motifs énoncés précédemment, la requête est rejetée."

Lorsqu'il eut terminé, le juge Minc ordonna aux accusés d'être présents pour le prononcé de leur sentence, qui aura lieu onze jours plus tard. Plus d'un an s'était écoulé depuis que le tribunal avait rendu un verdict de culpabilité dans le 9e procès. Les sentences varièrent d'un accusé à l'autre même si la preuve de la participation à l'infraction était identique. D'une part, quinze accusés bénéficièrent d'une absolution inconditionnelle. D'autre part, cinq accusés qui avaient un casier judiciaire se virent imposés une probation d'un an en plus d'être condamnés à payer une amende, ou à verser un don à un organisme, dans un délai de six mois. Les sommes exigées allaient de 300$ jusqu'à 500$, selon la nature des antécédents, pour un total combiné de 1900$. Enfin, sept nouveaux mandats d'arrestation furent émis contre des accusés qui brillaient par leur absence. Notons d'ailleurs qu'à ce moment-là, cinq accusés qui étaient déjà sous mandat depuis le 24 janvier précédent.

Entre-temps, de nouveaux développements survinrent dans le 8e procès que présidait la juge Lison Asseraf. D'abord, le 18 octobre, la juge Asseraf rendit son jugement sur les motions de non-lieu qu'elle avait entendu dix-huit mois plus tôt. Contre toute attente, la juge Asseraf décida de rejeter les motions de non-lieu, refusant ainsi de suivre l'exemple de ses collègues, les Boisvert et Denault qui avaient prononcé l'acquittement des accusés du 5e procès et du 4e procès, au mois de juin. En fait, la décision du tribunal laissa à peu près tout le monde sur sa faim, et ce, à plus d'un égard. Comme la juge Asseraf ne déposa pas de jugement écrit, les motifs exacts de sa décision demeurèrent inconnus pour les accusés qui s'étaient déplacés à la cour pour connaître la teneur de son jugement, incluant des accusés vivant à Ottawa.

La raison que donna la juge était bien bête : elle avait fait l'erreur d'écrire son jugement en français, avant de réaliser que la langue du procès qu'elle présidait depuis plus deux ans était l'anglais. La juge Asseraf expliqua qu'elle réalisa sa bévue tardivement. À tel point, qu'il n'était plus possible de faire traduire sa décision dans la langue des accusés à temps pour l'audition du 18 octobre. Mais ce ne fut pas la seule erreur que commis le tribunal. Lors de la même audition, la juge Asseraf annonça le rejet de la requête en arrêt des procédures pour abus de procédures de Me Pascal Lescarbeau. Encore là, sans énoncer de véritables motifs. Or, on voyait mal comment le tribunal pouvait se permettre d'en arriver à une telle conclusion puisque Me Lescarbeau n'avait pas encore terminé de faire sa preuve dans le cadre de sa requête. De son côté, Me Poitras annonça son intention de présenter une requête en arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables.

La juge Asseraf procéda à l'audition de la requête le 30 octobre et le 2 novembre. Notons que cinquante-trois mois s'étaient écoulés entre la première comparution des accusés et l'audition de la requête. Lors des deux journées d'audition, la défense reprit grosso modo la même argumentation qui avait déjà été plaidée devant les juges Joly et Minc. Par ailleurs, à l'instar de la requête qui fut entendue dans le cadre du 9e procès, aucune preuve de préjudice spécifique à l'égard des accusés ne fut présentée devant la juge Asseraf (précisons que le juge Minc n'avait pas encore rejeté la requête à ce moment-là). Par ailleurs, Me Poitras plaida que le tribunal ne pouvait inférer que la défense avait renoncé à invoquer les délais du simple fait qu'elle était demeurée silencieuse sur cette question tout au long du procès, notamment au cours des douze premiers mois de la longue période lors de laquelle la juge Asseraf avait prit les motions de non-lieu en délibéré.

Pour sa part, la poursuite, qui était représentée par les procureurs Patrice Crevier et Ane-Marie Émond, plaida qu'en l'absence de preuve de préjudice particulier, il n'y avait pas lieu d'accueillir la requête. La poursuite fit également valoir que la défense n’avait manifestée aucun empressement à procéder jusqu'au moment de la seconde conférence préparatoire parce que la question de l'aide juridique n'avait pas encore été entièrement résolue. De plus, la poursuite invita la juge Asseraf à inférer que les accusés manquaient d'intérêt envers leur cause en raison du fait que la majorité d'entre eux n'avaient pas été présents à la cour durant le procès.

La juge Asseraf rendit jugement sur la requête le 21 novembre. (168) Dans sa décision, elle souligna qu'il existait une vaste jurisprudence à l'effet que les tribunaux devaient présumer que l'écoulement du temps représentait une source de préjudice en soi lorsque l'accusé est une personne physique, par opposition à une personne morale. Le tribunal rejeta chacun des arguments que la poursuite mit de l'avant dans le but de nier l'existence de ce préjudice irréfragable. Ainsi, la juge refusa de conclure que le faible niveau d'affluence des accusés à leur procès constituait un un manque d'intérêt de leur part. Elle écrivit qu'il s'agissait-là d'une interprétation hypothétique des gestes des accusés, qui pouvait tout aussi bien s'expliquer par une tentative de limiter le préjudice causé par la longueur des procédures.

Enfin, la juge Asseraf procéda à son propre calcul des délais exclusivement institutionnels, c'est-à-dire qui résultaient d'une limitation au niveau des ressources et/ou d'une politique administrative de la Cour municipale. Elle retrancha les délais inhérents, les délais imputables à la défense et le délai causé par l'attente de la décision de la Cour d'appel relativement au pourvoi contre le jugement Downs (compte tenu de l'absence d'opposition de la défense, la juge rangea les douze premiers mois d'attente de cette décision dans la catégorie des "délais neutres", c'est-à-dire que l'on ne peut attribuer à personne en particulier). Une fois qu'elle eut soustrait tous ces délais, la juge Asseraf découvrit que les délais institutionnels s'élevaient à vingt-cinq mois, ce qui était à ses yeux "extraordinaires" et "déraisonnables". Pour toutes ces raisons, la juge Asseraf accorda la requête et prononça l'arrêt des procédures à l'égard des trente-neuf accusés du 8e procès.

Puis, le 16 novembre, Me Poitras fit entendre une quatrième requête en arrêt des procédures, cette fois-ci devant le juge Denis Laberge qui présidait le 7e procès, qui en était rendu au stade de la défense. Le juge Laberge rendit jugement sur la requête le 5 décembre suivant. (169) "Nous nous retrouvons donc dans une situation où les délais totaux depuis la signature des dénonciations sont près de 4½ ans à ce jour, et tant le procès que l'audition sur les requêtes réamendées en arrêt des procédures pour cause d'atteinte aux libertés fondamentales et d'arrestation illégale ne sont pas terminés", nota le juge dans sa décision. "À leur face même, ces délais apparaissent comme étant extrêmement longs et excessifs lorsque l'on considère qu'il ne s'agit pour chacun des défendeurs que d'une simple infraction sommaire d'attroupement illégal."

"Il est vrai que quelques 200 personnes ont été poursuivies au même moment devant la Cour municipale de Montréal, rendant en sorte l'administration de tous ces dossiers en même temps passablement complexe. Mais le fait qu'il y ait plusieurs défendeurs et autant de dossiers n'est pas en soi un motif dirimant permettant de négliger ou d'ignorer le droit de chacun des défendeurs d'avoir un procès dans un délai raisonnable conformément à la Charte canadienne des Droits et Libertés", écrivit le juge. "Lorsque nous constatons qu'une grande partie des défendeurs sont des étudiants ou de jeunes travailleurs qui se traînent littéralement depuis bientôt 5 ans devant la justice pour une affaire sommaire qui aurait dû se régler en moins d'un an, toute personne raisonnable pourrait penser que les citoyens en général et les défendeurs en particulier n'entretiendront pour cette affaire qu'une pauvre opinion du système judiciaire."

"Il est certain qu'un délai supplémentaire causé par le seul fait qu'il y ait de nombreux défendeurs dont certains se représentent seuls, alors que d'autres sont représentés par divers avocats, tant au niveau des délais inhérents qu'au niveau des délais institutionnels, aurait été acceptable," continua le juge. "Mais lorsque nous nous retrouvons en présence d'un premier délai de plus ou moins 12 mois (15 mai 2002 au 1er mai 2003), délai déjà très long mais que le Tribunal est quand même prêt à considérer comme étant un délai inhérent vu le nombre de dossiers à faire cheminer en même temps à la Cour, ce qui rend la situation complexe; et par la suite, lorsque nous faisons face à un délai institutionnel de plus ou moins 32 mois, ajoutant à cela certains délais qu'il nous faut qualifier soit de neutres, soit attribuables à la défense parce que les avocats ne sont pas disponibles, même s'ils sont pris dans d’autres causes de même nature, délais qu'en plus, les défendeurs sans avocat doivent nécessairement subir comme étant inévitables; nous nous retrouvons alors dans une situation de délais totalement inacceptables."

"Nous sommes en présence d'un délai institutionnel de 32 mois après l'envoi à procès alors que la Cour suprême propose à titre de guide un délai institutionnel de 6 à 8 mois après l'envoi à procès pour les cours de première instance", souligna le tribunal. "Il est un fait que la première décision de répartir les défendeurs en quelques 28 groupes pour les fins des procès, doublé au fait que la Cour ne pouvait offrir plus de 5 jours consécutifs pour chaque procès, alors même que la poursuite annonçait pour chaque cas quelques 40 témoins, a vite conduit à une situation de blocage où la plupart des dossiers étaient remis en raison d'absence de témoins ou d'avocats, et en raison de la présentation de diverses requêtes à l'intérieur des différents dossiers comme il est d'usage en pareil cas. Lorsqu'on analyse les délais, on peut voir que ce premier blocage a causé dans le présent dossier plusieurs mois de délais entre le 1er mai 2003 et le 17 mai 2004."

"La deuxième conférence préparatoire tenue en avril 2004 à la demande des avocats de la poursuite et de la défense a permis d'améliorer un peu la situation, puisque 5 groupes d'une quarantaine de défendeurs ont été réunis dans 5 procès", observa le juge. "Mais comme la Cour ne pouvait offrir à partir de ce moment que 3 jours consécutifs de procès, il devenait de toute façon, très difficile de procéder rapidement dans chacun des dossiers, puisque les dates regroupées qui étaient offertes se situaient généralement plusieurs mois plus tard. On a pu voir d'ailleurs que dans le présent dossier, les premières dates ont été fixées en mai 2004 et les dates suivantes en mai 2005, les dates subséquentes en novembre et décembre 2005, par la suite en mars, avril et mai 2006 et en novembre 2006."

"Dans le présent dossier, même s'il n'y a pas eu de preuve présentée spécifiquement quant au préjudice subi, il y a une présomption irréfragable de préjudice à l'égard des défendeurs", écrivit le tribunal. "Par ces motifs, la Cour accorde la requête et déclare que le droit de chacun des défendeurs d'être jugé dans un délai raisonnable tel que prévu à l'article 11 (b) de la Charte canadienne des Droits et Libertés a été enfreint", conclua le juge Laberge. Fait exceptionnel, la poursuite s'abstint de porter en appel les décisions des juges Asseraf et Laberge. Cela signifiait que soixante-et-onze accusés du 15 mars 2002 étaient définitivement libérés de l'accusation d'attroupement illégal. Après près de cinq années de procédures judiciaires ponctuées de rebondissements en tous genres, voilà qui n'était pas trop tôt.

Vers la fin de l'année 2006, un nouveau chapitre s'ouvrit dans la grande saga judiciaire avec le dépôt d'une requête en autorisation d'exercer un recours collectif contre les responsables de l'arrestation de masse du 15 mars 2002 (170). Cette fois-ci, c'était au tour de la Ville de Montréal, qui est juridiquement responsable des actions du SPVM et de ses préposés, de se retrouver dans le rôle de l'accusé en tant que personne morale poursuivie devant la justice civile. En plus de la Ville, le recours collectif visait personnellement trois policiers, soit : 1) l'inspecteur Sylvain Brouillette, à titre de commandant d'opération responsable du CCTI qui donna l'ordre à la Force de réserve de mettre fin à la manifestation ; 2) le commandant Alain Tourigny (aujourd'hui à la retraite), à titre de responsable de la Force de réserve qui ordonna à ses troupes de "compacter" la foule déjà encerclée ; 3) le sergent-détective Robin Ferland, à titre de responsable des pièces à conviction qu'il déposa à la cour lors des procès et dont la pertinence était si douteuse que même le juge Minc rejeta leur admissibilité en preuve.

Notons qu'un recours collectif est une procédure en droit civil permettant à une personne physique d'intenter une poursuite en dommages-intérêts au nom d'un groupe de gens ayant subi un préjudice commun. Pour qu'un recours collectif puisse être exercé, la Cour supérieure, division civile, doit d'abord autoriser un des membres du groupe à représenter le reste des membres du groupe. C'est Guylaine Joly, une des manifestantes qui a été arrêtée le 15 mars 2002, qui demandera à la Cour supérieure de lui accorder le statut de représentante pour le compte de "toute personne arrêtée et détenue à l'angle de la rue St-Antoine et du boul. St-Laurent, à Montréal, par le Service de Police de la Ville de Montréal le 15 mars 2002 vers 18h40 dans le cadre de la manifestation de la Journée internationale contre la brutalité policière et qui a subi un préjudice physique, moral ou matériel suite à cet événement ou une entrave injustifiée à l'exercice de ses droits fondamentaux par les intimés ou leurs préposés." Toutefois, ce sera au tribunal de définir les critères qui devront être rencontrés pour faire parti du groupe.

Comme dans toute poursuite en dommages-intérêts, le but recherché par le recours collectif consiste à convaincre un tribunal de condamner des personnes morales et/ou physiques à verser des compensations financières aux membres du groupe qui ont été lésés dans leurs droits. La requête en autorisation a établi une série de montants qui sont réclamés à la Ville et à ses préposés, notamment 5000$ en dommages-intérêts et 5000$ en dommages exemplaires pour "toutes les personnes ayant subi une atteinte à leur droit à la liberté, à la sécurité de leur personne en étant arrêtées et détenues lors de l'événement." Des sommes de 2500$ en dommages-intérêts et de 5000$ en dommages exemplaires sont aussi réclamées pour "toutes les personnes à qui a été nié le droit à la réunion pacifique, le droit à la liberté d'expression et le droit à la liberté d'opinion, lors de l'événement." Au total, les compensations réclamées peuvent atteindre jusqu'à 37 501$ pour chaque membre du groupe. Notons toutefois qu'il a été convenu d'attendre l'issue des procédures en matière criminelle avant de donner suite à la requête en autorisation.

En attente du jugement dernier

Après près de cinq années de procédures judiciaires, la Cour municipale en avait maintenant terminée avec chacun des neuf procès du 15 mars 2002. Tous les dossiers encore actifs étaient désormais rendus au niveau des tribunaux d'instance supérieure. La grande saga judiciaire allait venir hanter les salles du Palais de justice, c'est-à-dire dans ce même édifice en face duquel les accusés avaient été encerclés par la police par une soirée froide du mois de mars de l'année 2002. Ainsi, la cause des trois du 3e procès, des six du 4e procès, des vingt-cinq du 5e procès, des vingt-huit du 6e procès et des trente-sept du 9e procès devaient être entendue par la Cour supérieure. Sans oublier les huit du 1er procès dont le pourvoi n'avait toujours pas procédé à la Cour d'appel, qui venait récemment de déménager dans un nouveau bâtiment, sur la rue Notre-Dame.

Notons que lorsqu'une cause est portée en appel, la désignation des parties ne sont plus les mêmes. En fait, les parties sont renommées en fonction de qui initient les procédures d'appel et de qui les subis. Ainsi, ceux qui avaient été trouvés coupables au terme du 3e procès et du 9e procès étaient devenus des appelants lorsqu'ils s'adressèrent à la Cour supérieure pour faire renverser les jugements prononcés contre eux par les juges Ronald Schachter et Morton Minc. Ceux qui avaient été acquittés sur des motions de non-lieu lors du 4e procès et du 5e procès étaient devenus des intimés lorsque la poursuite s'adressa à la Cour supérieure pour demander l'annulation des décisions rendues par les juges Pierre Denault et Denis Boisvert. Toutefois, certaines choses semblaient résister au changement.

En effet, dès le commencement des procédures en Cour supérieure, les intimés du 4e procès et du 5e procès eurent la mauvaise surprise d'assister à une répétition du même scénario qui avait entraîné de si long délais dans le délibéré des motions de non-lieu dans leur cause respective. Ainsi, à la première date d'audition pro forma, soit le 15 septembre 2006, le procureur de la poursuite Patrice Crevier suggéra à la Cour supérieure d'attendre la décision que rendra la Cour d'appel relativement au pourvoi contre le jugement Downs avant d'aller de l'avant avec les appels concernant les motions de non-lieu. Autrement dit, la poursuite voulait que la Cour supérieure retarde l'audition d'appels dont elle était elle-même l'initiatrice ! Le juge de la Cour supérieure James Brunton décida alors de ne fixer aucun échéancier pour la production des mémoires d'appel, ce qui voulait dire à toute fin pratique que les procédures étaient mises sur la glace jusqu'à nouvel ordre. Une nouvelle date pro forma fut fixée car certains intimés manquaient à l'appel.

Lors de l'audition pro forma du 29 septembre, les quatre intimés du 4e procès, qui continuaient tous à se représenter eux-mêmes, protestèrent collectivement contre cette façon de procéder, qui avait pour conséquence d'entraîner de nouveaux délais dans une cause maintenant vieille de quatre ans et demie. D'ailleurs, à ce moment-là, aucune date n'avait encore été fixée pour l'audition du pourvoi devant la Cour d'appel. De son côté, le procureur Crevier affirma qu'il serait inapproprié de produire des mémoires d'appel car ceux-ci pourraient devenir inutiles dépendamment de l'issue du pourvoi en Cour d'appel, faisant ainsi miroiter la possibilité de sauver du temps de cour. Évidemment, un tel argument ne laissait pas indifférent le juge Brunton qui, en tant que juge coordonateur, devait voir à la bonne gestion des ressources de la Cour supérieure. Mais il y avait plus.

Durant l'audience, le juge Brunton demanda à Me Crevier de confirmer que la poursuite avait l'intention de retirer les appels contre les intimés si elle perdait en Cour d'appel, ce que fit le procureur. Mais l'un des intimés fit remarquer que personne n'était en position de prédire l'issue du pourvoi en Cour d'appel. Par contre, ajouta-t-il, tout portait à croire que la Cour supérieure se laisserait probablement guider par tout jugement que rendra la Cour d'appel, incluant une décision donnant gain de cause à la poursuite. Et, évidemment, dans une telle éventualité, toute possibilité d'appel contre une telle décision de la part de la Cour supérieure serait vraisemblablement vouée à l'échec. Car, on voyait mal comment la Cour d'appel pourrait avoir envie d'entendre un pourvoi à l'égard d'une décision qu'elle avait elle-même inspirée à la Cour supérieure. Le juge Brunton se montra compréhensif, mais décida de reporter la cause au 2 février 2007. Il déclara qu'il allait reconsidérer sa position si l'audition de l'appel n'a pas encore procédé devant la Cour d'appel à ce moment-là.

Quelques semaines plus tard, la date d'audition pour le pourvoi devant la Cour d'appel fut enfin fixée : la cause allait procéder le 5 février, soit trois jours après le prochain rendez-vous en Cour supérieure. Cela voulait donc dire que la poursuite allait être à court d'arguments pour continuer à retarder l'audition des appels devant la Cour supérieure. D'ailleurs, lorsque les parties revinrent devant le juge Brunton, il n'y avait plus personne qui proposait de faire patienter encore davantage les intimés. C'est ainsi qu'un échéancier pour la production des mémoires d'appel fut fixée non seulement pour les intimés qui avaient été acquittés par les juges Boisvert et Denault, mais aussi pour les accusés-appelants qui avaient été trouvés coupables par les juges Minc et Schachter. La date d'audition des appels sur les motions de non-lieu fut fixée au 4 décembre tandis que l'audition des appels sur les déclarations de culpabilité fut prévue deux jours plus tard.

Le 5 février, lorsque la Cour d'appel procéda enfin à l'audition du pourvoi contre le jugement Downs, près de deux années entières s'étaient écoulées après que l'autorisation d'en appeler eut été accordée. Dans un jugement unanime rendu sur le banc, les juges Jacques Delisle, André Forget et France Thibault rejetèrent l'appel de la défense en donnant raison au juge Downs d'avoir renversé le jugement Laliberté. (171) Le tribunal estimait que le juge Laliberté avait "mal appliqué le critère qui doit guider un juge saisi d'une motion de non-lieu" en soupesant "la force probante de la preuve, comme s'il était saisi du fond du litige", au lieu de tenir cette preuve pour avérée, comme la jurisprudence en semblable matière l'invitait à le faire. Notons que la Cour d'appel indiqua qu'elle ne pouvait "souscrire à tous les énoncés du juge de la Cour supérieure", sans toutefois se donner la peine de préciser avec lesquels elle éprouvait des réserves.

Devant le peu de probabilité que la Cour suprême du Canada accepte d'entendre une cause pareille, la défense renonça à se pourvoir contre la décision de la Cour d'appel. Les répercussions de cette défaite étaient multiples. Cela signifiait d'abord que le fameux jugement Laliberté, qui avait été rendu en février 2004, venait d'être définitivement dénué de toute portée juridique. Ce qui n'était pas rien compte tenu du fait que cette décision mémorable représenta un point tournant dans la saga judiciaire du 15 mars 2002. Non seulement le jugement Laliberté avait-il donné lieu à l'acquittement des huit accusés du 1er procès, mais il avait aussi donné beaucoup d'espoir à tous les autres accusés du 15 mars 2002 en plus d'inspirer deux autres juges à prononcer des acquittements dans des causes connexes.

Évidemment, avec la décision de la Cour d'appel, il n'était désormais plus question pour la poursuite de retirer les appels qu'elle avait logée contre les jugements Boisvert et Denault. Pour les huit du 1er procès, les conséquences étaient encore plus sérieuses. On se rappellera qu'en portant en appel le jugement Laliberté, la poursuite avait demandé à la Cour supérieure d'ordonner la tenue d'un nouveau procès devant un autre juge. Comme la poursuite avait eu gain de cause, le temps était maintenant venu de passer aux actes. Les dossiers des huit reprirent donc le chemin de la Cour municipale. Six dates d'audition furent éventuellement fixées pour la tenue d'un second procès contre les huit, en décembre 2007 et en janvier 2008.

Le 16 avril suivant, le juge Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure procéda à l'audition de l'appel de la poursuite contre la décision de la juge Dominique Joly de prononcer l'arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables à l'égard des accusés du 6e procès. Après avoir entendu les arguments de deux parties, le juge Boilard prit la cause en délibéré. Il rendit un jugement par écrit le 26 avril. (172) "Dans sa décision, madame le juge Joly fait débuter le délai institutionnel le 1er mai 2003 et le calcule jusqu'au 4 mai 2006, moment où elle est saisie de la requête en arrêt des procédures, soit un total de 36 mois", rappela le juge Boilard. "Madame le juge Joly impute à la défense 6 mois dans ce délai de 36 mois (page 12) pour conclure à un délai institutionnel total de 30 mois."

"J'ai beaucoup de difficulté à faire porter aux accusés la responsabilité d'une partie du délai qui s'est écoulé entre le 1er mai 2003, première conférence préparatoire inadéquate, au 3 mai 2004, début du procès devant monsieur le juge Duguay", écrivit le juge Boilard. "En effet, il faut savoir que tous les participants au procès, poursuite et défense, ont recherché auprès du juge en chef Mondor la tenue d'une seconde conférence préparatoire qui s'est déroulée le 29 mars 2004 dans l'espoir d'améliorer la gestion de tous ces dossiers. Par conséquent, je suis incapable de me rallier à la décision de madame le juge Joly d'imputer 6 mois de ce délai aux accusés. Par conséquent, il faut revenir au délai de 36 mois pour fins de calcul."

Ce n'était pas là le seul désaccord qu'avait le juge Boilard avec la décision rendue par la juge Joly. "Madame le juge Joly qualifie d'institutionnel le délai écoulé entre le 25 avril 2005, la substitution du juge Pillarella suite au décès du juge Duguay, et le 14 novembre 2005, récusation du juge Pillarella. Je ne puis accepter cette conclusion également. A défaut d'être inhérent à la cause, ce délai est le résultat d'un événement fortuit, le décès du juge Duguay, et le délai de 7 mois qui fut ainsi provoqué est neutre et ne devra pas être compté dans le calcul du délai institutionnel", estimait le juge Boilard. Mais ce n'était pas tout. "D'autre part, le délai associé à la récusation du juge Pillarella, 14 novembre 2005 au 4 mai 2006, doit être débité à l'auteur de la requête en récusation et par voie de conséquence, à tous les accusés regroupés dans ce procès conjoint", écrivit Boilard.

"Ce délai de 6 mois n'est ni institutionnel ni imputable à la poursuite. Il faudra donc le déduire du total de 36 mois." (En fait, le juge Pillarella s'était plutôt auto-récusé sans même qu'aucune requête en récusation ne lui soit présentée.) "Donc, en additionnant le délai neutre de 7 mois et celui de 6 mois imputable à la défense, nous obtenons un délai total institutionnel de 23 mois", continua le juge Boilard. "Même si le délai retenu par madame le juge Joly est passé de 30 à 23 mois, à mon sens, il demeure toujours déraisonnable. Je partage, sans réserve, l'opinion de madame le juge Joly que le seul passage du temps, dans cette affaire, emporte une inférence incontestable de préjudice." Ainsi, le juge Boilard se prononça en faveur du rejet de l'appel de la poursuite. Il aurait pu en rester là et conclure son jugement à ce moment-là. Mais le juge Boilard décida d'énoncer quelques "observations" au sujet de la première conférence préparatoire présidée par le juge Ghanimé qui avait été la source de biens des maux dans toute cette histoire.

"Il est toujours délicat d'adresser des reproches aux membres d'un autre tribunal au sujet de la gestion des affaires qui s'y déroulent", écrivit prudemment le juge Boilard. "En effet, sans les connaître à fond, je devine facilement les difficultés qui confrontent les juges de la Cour municipale de Montréal à cause de la multiplicité des causes criminelles qui s'y retrouvent. L'affaire actuelle en est un exemple. Il est quand même possible, je crois, de résoudre certaines difficultés avec la coopération des avocats ou des justiciables non représentés à qui l'on aura brièvement expliqué la nécessité d'instruire un procès avec célérité. Dans cette affaire, les parties voulaient regrouper le plus d'accusés possibles afin de réduire le nombre des procès. Pourquoi ne pas les avoir entendus et accédé à leur désir plutôt que de créer 28 procès différents ?"

Enfin, le juge Boilard formula une dernière critique, cette fois-ci concernant la politique administrative à l'égard des journées consécutives de procès. "En second lieu, les avantages administratifs des périodes maximum de trois jours consécutifs d'audition m'échappent", écrivit-il. "N'est-il pas plus efficace, le plus tôt possible après le dépôt des accusations, de confier à un juge la gestion d'un procès de longue durée et lui permettre d'en disposer rapidement en utilisant pleinement le temps judiciaire estimé requis par les parties. Il me semble que ce pourrait être une façon rationnelle de régler adéquatement toutes ces nombreuses causes, dont l'importance est relative mais qui consument néanmoins une importante portion du temps judiciaire dont disposent les juges de ce tribunal déjà fort encombré."

L'opinion du juge Boilard n'était pas seulement un exercice de gros bon sens. Elle contrastait également avec celle qu'avait émit son collègue siégeant au même tribunal, le juge Fraser Martin. En effet, lorsqu'il rejeta une requête en certiorari et en mandamus qui visait à annuler le résultat de la conférence préparatoire du 1er mai 2003, le juge Martin avait affirmé que la décision du juge Ghanimé était "la seule qui aurait pu être prise dans les circonstances." Comme quoi la Cour municipale ne détient pas le monopole absolu des jugements contradictoires...

La poursuite ne trouva apparemment rien à redire puisqu'elle décida de ne pas porter le jugement Boilard en appel. En fait, on découvrit peu après que la poursuite commençait à montrer des signes d'essoufflement. Ainsi, des représentants de la poursuite approchèrent informellement certains avocats de la défense pour leur faire part d'une offre de règlement global de l'ensemble des dossiers du 15 mars 2002. Les discussions prirent une tournure plus officielle le 19 juin, lorsqu'une réunion eut lieu entre le procureur-chef adjoint de la Cour municipale, Germain Tremblay, et le nouveau procureur responsable des dossiers du 15 mars 2002, Francis Paradis, et les avocats de la défense Denis Poitras, Pascal Lescarbeau et Denis Barrette. Notons qu'aucun accusé n'avaient été invités, incluant ceux qui se représentaient eux-mêmes.

Voilà qui n'était pas de bon augure, surtout que le groupe du 4e procès était entièrement composé d'accusés qui se représentaient seuls. Apparemment que certains n'arrivaient toujours pas à se faire à l'idée que les accusés étaient devenus des acteurs incontournables dans l'affaire du 15 mars 2002. Oublier de les inclure dans un processus de règlement global des dossiers équivalait à écarter la Syrie de la table des pourparlers de paix au Moyen Orient : c'était le genre de gaffe diplomatique qui condamnent les négociations à l'échec. Comme aucun des avocats présents à la réunion ne pouvaient parler au nom des intimés du 4e procès, alors aucun règlement global n'était possible sans que ces derniers ne soient intégrés formellement aux discussions.

De toute façon, la nature même de l'offre de règlement de la poursuite ne la destinait pas à un avenir très prometteur. L'offre soumise à la défense se résumait ainsi. D'une part, la poursuite voulait que les appelants du 3e procès et du 9e procès renoncent à en appeler du verdict de culpabilité qui avait été prononcé contre eux. D'autre part, elle voulait que les intimés du 4e procès et du 5e procès renoncent à contester le pourvoi de la poursuite devant la Cour supérieure, et donc acceptent de donner raison à la poursuite tout en donnant tort au juge qui les avait acquittés. Si la défense acceptait, alors la poursuite s'engageait à renoncer à tenir tout nouveau procès lorsque le dossier des intimés reviendront à la Cour municipale, de même qu'à obtenir le retrait des accusations à l'égard des huit du 1er procès.

Évidemment, on voyait mal ce que les appelants pouvaient avoir à gagner à renoncer à essayer de convaincre la Cour supérieure de renversement leur déclaration de culpabilité. On avait autant de difficultés à voir ce que les intimés pouvaient avoir à gagner à renoncer à la victoire qu'ils avaient remportés à la Cour municipale. Ce qui paraissait le plus clair aux yeux de la plupart des personnes concernées, c'était que la seule vraie gagnante dans cette offre de règlement, c'était la poursuite elle-même.

De plus, il y avait quelque chose de moralement repoussant dans cette offre. En effet, la poursuite voulait que les intimés se désolidarisent des appelants. Or, les appelants n'avaient rien de fait de plus que de participer à une manifestation contre la brutalité policière, au même titre que les intimés. Seule la malchance expliquait le fait que, cinq ans plus tard, certains des participants à cette manifestation avaient été trouvés coupables alors que d'autres avaient été acquittés pour le même événement : la malchance d'avoir subit leur procès devant le juge Minc ou devant le juge Schachter, au lieu d'avoir été jugé par le juge Boisvert ou le juge Denault.

De toute évidence, la poursuite voulut miser sur la lassitude qui finit si souvent par avoir raison de la volonté de se battre de tant de mortels. Elle présumait que la défense avait autant envie qu'elle d'en finir une fois pour toutes avec cette histoire. Ce faisant, l'offre de règlement devenait révélatrice de la propre lassitude de la poursuite. Cette lassitude qui expliquerait l'absence d'appel contre les jugements Asseraf et Laberge, mais aussi l'attitude qu'affichait la poursuite lors des procédures d'appel en Cour supérieure à l'égard des intimés du 4e procès et du 5e procès.

Depuis le début, la poursuite recherchait activement des subterfuges pour éviter d'avoir à faire cet appel en bonne et due forme. On se rappellera qu'elle avait d'abord suggérée à la Cour supérieure d'attendre la décision de la Cour d'appel relativement au pourvoi contre le jugement Downs avant d'établir un échéancier. Et maintenant, la poursuite tentait à nouveau de se soustraire au fardeau de travail qui l'incombait en soumettant une offre pour le moins boiteuse à la défense. En effet, au moment où les représentants de la poursuite se réunirent avec les trois avocats de la défense pour discuter de l'offre de règlement global, la poursuite était en retard de près de trois semaines dans la production de son mémoire d'appel par rapport à l'échéancier qui avait été fixé en Cour supérieure dans les dossiers des intimés du 4e procès et du 5e procès. À ce moment-là, cela faisait plus d'un an que ces derniers avaient été libérés des accusations et les procédures en appel n'avaient pratiquement pas avancées.

Bref, la poursuite semblait désireuse de se trouver une manière de se débarrasser des causes du 15 mars 2002 qu'elle traînait comme autant de boulets lourds et encombrants. En d'autres mots, la poursuite ne voulait plus se battre, ou plutôt elle voulait battre en retraite et invitait la défense à déserter le champ de bataille en sa compagnie. Encore fallait-il que la poursuite daigne faire une offre de règlement sérieuse et crédible où la défense y trouverait également son compte. Car, évidemment, les principaux intéressés qui s'exprimèrent sur la question furent largement majoritaires à se prononcer en faveur du rejet de l'offre de la poursuite. En fait, le seul groupe où l'offre trouva preneurs fut celui des huit du 1er procès, qui, de façon compréhensible, n'était pas particulièrement chaud à l'idée d'avoir à se retaper un second procès plus de cinq ans après les faits. Mais comme l'offre visait un règlement global des dossiers, son acceptation par un nombre minime d'accusés ne permettait pas à la poursuite d'atteindre son objectif.

Puis, le 25 octobre, un rebondissement inattendu comme seule la saga du 15 mars 2002 en a le secret survint à la Cour municipale. Le procureur Paradis avait fait fixée une audition pro forma pour les dossiers des huit accusés dont le second procès devait débuter sous peu. Lors de cette audition, le procureur Paradis adressa une demande particulière au tribunal. "La Cour d'appel a ordonné un procès de novo de causes de manifestants qui datent déjà de 2002. Alors, pour plusieurs raisons, dont le temps qui s'est écoulé depuis les événements, la poursuite ce matin demande à la cour l'arrêt des procédures", déclara le procureur. "Je veux que ça soit clair, ce n'est pas à cause d'une absence de preuve, comme j'ai dit il y a l'écoulement du temps depuis cette date-là, et on se demande si c'est opportun, il y a d'autres dossiers également semblables qui sont encore devant les instances supérieures, alors voilà", précisa-t-il.

C'était le monde à l'envers : en présentant une demande en arrêt des procédures, la poursuite se trouvait à voler la job de la défense ! Ce n'était pas là la seule ironie de la journée. Comme c'était le fameux juge Jacques Ghanimé qui siégeait lors de cette audition, ce fut à lui que revint l'honneur d'ordonner l'arrêt des procédures, annulant ainsi le nouveau procès. Après plus de cinq années et demie de procédures, les huit pouvaient enfin mettre cette vieille histoire derrière eux. Cette volte-face de la part de la poursuite soulevait tout de même certaines questions. En effet, quand on tenait compte de la réticence que la poursuite manifestait à aller de l'avant avec les dossiers du 15 mars 2002, incluant les causes en appel, il y avait lieu de se demander si l'idée de procéder à un nouveau procès contre les huit n'avait été que du bluff depuis le tout début. Le cas échéant, cela laisserait croire que la poursuite aurait utilisé le sort des huit comme une vulgaire monnaie d'échange dans le cadre des discussions entourant l'offre de règlement global.

À l'approche des dates d'audition des appels, les esprits commençaient à s'échauffer. Ainsi, le 14 novembre, la poursuite essayait à nouveau de faire avorter l'appel que la défense avait logée pour faire renverser le jugement Minc en déposant une seconde requête en rejet d'appel. Dans sa requête, la poursuite se plaignit du retard qu'avait accumulé la défense dans la production de son argumentation écrite. Jusqu'à maintenant, la partie appelante n'avait déposée qu'un mémoire d'appel partiel, qui sera éventuellement complété par le mémoire d'un autre avocat au dossier. La requête alléguait qu'il s'agissait-là de "la troisième fois successive que les quatre avocats représentant les intimés-appelants omettent de se conformer à l'échéancier établi par le tribunal."

"La requérante-intimée soumet respectueusement qu'elle a le droit d'attendre l'argument complet des intimés-appelants avant de commencer la préparation de son argument", pouvait-on aussi lire dans la requête. "Avant même de commencer sa recherche de jurisprudence, la requérante-intimée devra lire 1646 pages de notes sténographiques, en plus du mémoire complet des intimés-appelants, ainsi que la jurisprudence citée par ces derniers. Prenant pour acquis que le mémoire de la requérante-intimée devra être déposé au plus tard le 26 novembre 2007 (afin de permettre à l'honorable juge qui sera saisi des quatre dossiers d'avoir au moins une semaine et demie de préparation), la tâche imposée constitue une impossibilité absolue." Mais la Cour supérieure décida de fixer l'audition de la requête en rejet d'appel le 6 décembre, soit la même journée qui avait été prévue pour l'audition du pourvoi contre le jugement Minc. Ce qui signifiait à toute fin pratique que la poursuite n'avait pas réussit à s'éviter le dur labeur qu'impliquait la rédaction de son mémoire... D'ailleurs, le mémoire des appelants fut complété et déposé la semaine suivante.

En fait, la poursuite était fort mal placée pour donner des leçons de ponctualité à la défense. En effet, son propre mémoire d'appel relativement au pourvoi dans le dossier des intimés du 4e procès avait été déposé avec plus de trois mois de retard, et seulement après qu'un des intimés se plaignit par écrit au juge coordonateur de la Cour supérieure, avec copie conjointe procureur-chef adjoint de la Cour municipale. Quant au mémoire d'appel de la poursuite concernant le pourvoi contre la décision du juge Boisvert, il n'avait même pas encore été déposé au moment où ladite requête en rejet d'appel fut déposée. Ainsi, les avocats des intimés du 5e procès reçurent leur copie du mémoire d'appel seulement le 23 novembre, ce qui représentait près de six mois de retard par rapport à l'échéancier. Cela laissait à peine dix jours aux intimés pour en prendre connaissance et rédiger leur propre mémoire.

C'est d'ailleurs cette même requête en rejet d'appel de la poursuite qui persuada un des intimés du 4e procès de passer à l'action en déposant sa propre requête en rejet d'appel, le 20 novembre. Cet intimé chercha plus particulièrement à capitaliser sur la décision de la poursuite de renoncer à la tenue d'un nouveau procès dans la cause des huit accusés du 1er procès. Après tout, en demandant à la Cour supérieure d'attendre l'issue du pourvoi contre le jugement Downs en Cour d'appel, la poursuite n'avait-elle décidé d'élever le 1er procès au rang de "cause type" qui allait sceller le sort des appels dans les dossiers des intimés du 4e procès et du 5e procès ? Une telle position ne revenait-elle pas à faire de la cause du 1er procès une sorte de locomotive qui avait à sa remorque les 4e procès et 5e procès, qui suivaient comme s'ils n'étaient que de simples wagons ? Or, si la locomotive était stoppée, alors comment les autres wagons pouvaient-ils continuer à rouler ?

Dans sa requête, le requérant-intimé rappela que la poursuite avait reprit des motifs d'appel identiques à ceux qu'elle avait invoquée dans son avis d'appel contre le jugement Laliberté qui avait entraîné l'acquittement des huit du 1er procès. Le requérant-intimé souligna aussi que les conclusions recherchées par la poursuite dans son dossier étaient les mêmes que celles qu'elle avait énoncée dans son avis d'appel dans la cause des huit, à savoir de demander à la Cour supérieure d'ordonner la tenue d'un nouveau procès devant un autre juge que celui qui avait prononcé l'acquittement. Or, puisque que la poursuite avait elle-même demandé l'arrêt des procédures en invoquant de "l'écoulement du temps" dans la cause des huit, tout portait à croire qu'elle n'avait aucune intention de tenir un nouveau procès à l'égard du requérant-intimé dans l'éventualité où la Cour supérieure accueillerait son appel.

Le requérant-intimé allégua donc que la poursuite tenait "un double discours", selon l'instance à laquelle elle s'adressait : à la Cour supérieure, elle continuait de prétendre qu'elle attendait d'elle qu'elle ordonne la tenue d'un nouveau procès, alors que, s'adressant à la Cour municipale, elle adoptait plutôt la position qu'un arrêt des procédures était approprié. C'est pourquoi le requérant-intimé allégua que les conclusions recherchées telles qu'énoncées dans l'avis d'appel de la poursuite étaient "susceptibles d'induire en erreur la Cour supérieure." Selon le requérant-intimé, "le véritable but recherché" par la poursuite était, "non pas la recherche de la vérité et de la justice, mais plutôt de s'assurer à ce qu'aucun des jugements accordant des motions de non-lieu dans des procès connexes reliés au même événement ne soient maintenus", ce qui constituait "un usage inapproprié et illégitime du système judiciaire" de sa part. L'audition de la requête fut fixée au 4 décembre, soit la même date prévue pour l'audition de l'appel de la poursuite.

Pendant ce temps, des complications avec l'aide juridique mettaient en péril l'audition de l'appel de la défense relativement au jugement Schachter dans le 3e procès. Une demande d'aide juridique avait été faite au Centre communautaire juridique de Montréal (CCJM) par une accusée qui s'était représentée elle-même lors du procès mais qui voulait que Me Poitras prenne le relais lors des procédures d'appel. Or, les responsables du dossier au CCJM se montrèrent hésitants en affirmant qu'il n'était pas coutume d'émettre un mandat pour un dossier en appel lorsqu'une première demande d'aide juridique avait été refusée lors du procès en première instance. Tant et si bien qu'un an plus tard, l'accusée n'avait toujours pas reçu de réponse. Cette situation devint considérablement problématique compte tenu du fait que le greffe de la Cour municipale exigeait que Me Poitras acquitte une facture s'élevant à 2000$ en frais de production de notes sténographiques du procès.

Sans mandat d'aide juridique, Me Poitras ne pouvait défrayer cette facture plutôt salée. Sans les notes sténographiques, Me Poitras ne pouvait rédiger son mémoire. Et sans mémoire d'appel, l'audition de l'appel devenait pour le moins incertain. Ce n'est que le jeudi 22 novembre que la direction du CCJM accepta d'émettre un mandat d'aide juridique dans ce dossier, et ce, de façon "exceptionnelle". Sauf qu'à seulement deux semaines avant l'audition de l'appel, la décision du CCJM arriva de façon plutôt tardive. Conséquemment, Me Poitras signifia le même jour une requête en désassignation, c'est-à-dire une demande à la Cour supérieure de remettre l'audition de l'appel à une date ultérieure. L'audition de ladite requête fut fixée au 6 décembre, soit la journée prévue pour l'audition de l'appel. La semaine suivante, la poursuite répliqua en déposant une requête en rejet d'appel, dont l'audition fut prévue à la même date.

Puis, les deux journées d'audition des appels de part et d'autres arrivèrent enfin. La juge Sophie Bourque de la Cour supérieure fut saisie de tous les dossiers en appel découlant de la manifestation du 15 mars 2002. La journée du 4 décembre fut consacrée à l'audition aux dossiers des vingt-neuf intimés du 4e procès et du 5e procès, et celle du 6 décembre, à ceux des trente-neuf appelants du 3e procès et du 9e procès. La juge Bourque débuta la première des deux journées d'audition en traitant de la requête en rejet d'appel qu'avait déposé un des intimés du 4e procès. D'entrée de jeu, le procureur Francis Paradis, qui représentait la poursuite dans tous les dossiers, fut obligé de justifier sa position en tant que partie appelante.

Le procureur dû commencer par expliquer à la cour les motifs qui amenèrent la poursuite à demander l'arrêt des procédures dans la cause des huit du 1er procès. C'était "l'opportunité de continuer ces causes-là qui a été remis en question, dont les délais qui se sont encourus", relata Me Paradis. Celui-ci confirma ensuite que la poursuite n'avait pas l'intention de tenir un nouveau procès à l'égard des intimés si jamais le tribunal accueillait l'appel. "Je peux dire d'emblée que ça va probablement être le même sort", affirma-t-il. "Je suis même prêt à m'engager à ça, ce matin." "Je peux-tu savoir ce qu'on fait ici ?", demanda alors la juge Bourque avec une pointe d'ironie. "Bien c'est qu'il y a des erreurs de droit déterminantes qui ont été commis dans deux dossiers votre seigneurie, on vous demande, on a saisi la Cour supérieure de se prononcer sur ces erreurs-là, pour nous c'est important d'établir clairement c'est quoi le fardeau de la poursuivante au stade du non-lieu. Alors, c'est ce qu'on fait ici ce matin", répondit le procureur. (173)

"Vous pensez que ce n'est pas suffisamment déterminé dans la jurisprudence quel est le fardeau de la poursuivante, indépendamment du fait qu'il y a peut-être eu une erreur dans un dossier ?", demanda la juge avec un ton de voix mélangeant l'étonnement et le scepticisme. "Puis vous pensez que ce que moi je peux dire versus ce que la Cour d'appel peut avoir dit, ce que mon collègue le juge Downs peut avoir dit, ce que même la Cour suprême peut avoir dit, vous pensez, écoutez, vous me prêtez beaucoup de pouvoir, j'en suis fort aise, je le prends comme un compliment", ajouta-t-elle avec une certaine dérision. "Votre seigneurie, c'est important pour nous", insista le procureur. "Parce qu'il y a non seulement la question du non-lieu et des principes applicables. Il y a le fait que ces décisions-là ont été rendues alors que cette honorable cour avait déjà tranchée sur cette question précise-là. Alors, ce n'est pas seulement pour faire établir une fois pour toute c'est quoi le fardeau au stade d'un non-lieu. C'est également pour s'assurer que les décisions qui émanent de cette cour seront suivies par les instances inférieures, votre seigneurie."

"En fait, ce que vous me dites-là, c'est que ni plus ni moins, vous me demandez une forme de jugement déclaratoire parce qu'au bout de la ligne, de toute façon, l'issue, peu importe, l'issue, c'est que ça va être, il va y avoir un retrait des plaintes contre ces personnes-là éventuellement à la Cour municipale", nota la juge Bourque. "Est-ce que ça ne rend pas un peu l'appel académique compte tenu de cette position-là, que je sais gré d'énoncer ce matin parce qu'elle découle du dossier-là. Puis, je ne peux pas dire que ça me surprend, le contraire m'aurait surpris." Le procureur Paradis plaida qu'il aurait pu facilement attendre que la Cour supérieure procède avec les appels avant de demander l'arrêt des procédures pour les huit. "On a pensé qu'après cinq ans, que c'était pas opportun. Et on a pas demandé le retrait de nos appels puisque pour nous, ces décisions-là étaient également importantes", affirma-t-il.

Mais la juge Bourque ne semblait guère impressionnée. "Ce que vous me demandez là, c'est de vous donner un jugement dont les effets pratiques seront à peu près nuls étant donné la position de la poursuite dans le dossier, mais simplement pour envoyer un message aux juges de votre cour", nota-t-elle, en se questionnant à savoir s'il revenait à la Cour supérieure de jouer un tel rôle. Le procureur fit valoir qu'il existait des distinctions entre la décision rendue par le juge Boisvert et celle du juge Denault. "Lorsqu'on lit la décision", continua le procureur, "on voit qu'il applique un autre fardeau, et puis il tient en compte, il y a plusieurs considérations qui, respectueusement soumis, n'ont rien à voir avec les critères applicables au stade du non-lieu, que lui pourtant utilise pour déterminer, pour accorder le non-lieu."

Puis, après avoir entendu le requérant-intimé, la juge Bourque annonça qu'elle allait prendre la requête en rejet d'appel en délibéré. C'est alors que Me Denis Poitras prit la parole pour informer le tribunal demandait également le rejet de l'appel au nom de l'ensemble des clients qu'il représentait. "Alors madame la juge, compte tenu de la déclaration de Me Paradis, je vais vous demander la permission de me joindre à la requête", lança-t-il. "Alors c'est clair à mon avis l'utilisation qui est faite de la Cour supérieure est uniquement pour une question académique, qui cherche un jugement déclaratoire qui n'a aucun effet sur le sort des accusés." Son collègue, Me Étienne Poitras, fit de même, ainsi que Me Denis Barrette. "Je trouve que c'est le mauvais forum pour un jugement déclaratoire", plaida Me Barrette. "Le débat ne s'est pas entamé sur ce thème-là."

Là-dessus, le tribunal procéda à l'audition de l'appel. En gros, le procureur Paradis plaida que les juges Denault et Boisvert avaient errés en imposant à la poursuite le fardeau de faire une preuve hors de tout doute raisonnable au stade de la motion de non-lieu. Selon lui, ceux-ci auraient dû attendre à la fin du procès avant de recourir au critère du doute raisonnable. Selon Me Paradis, le deux juges auraient également errés en omettant d'appliquer le jugement Downs, et ce, en vertu de la doctrine de stare decisis qui stipule que les juges des cours inférieures doivent se soumettre aux jugements rendus par les tribunaux d'instance supérieures.

Bien entendu, les intimés du 4e procès plaidèrent que le juge de première instance ne pouvait faire autrement que d'accorder les motions de non-lieu compte tenu de l'absence totale de preuve quant à l'intention criminelle des accusés de participer à un attroupement illégal. De plus, la poursuite pouvait difficilement invoquer la règle de stare decisis devant la Cour supérieure puisqu'elle ne l'avait jamais prétendu que le juge Denault était lié par le jugement Downs lors l'audition des motions de non-lieu. À l'époque, la poursuite avait plutôt insisté sur le fait que la preuve que le juge Denault avait entendu n'était pas la même que celle qui avait été présentée devant le juge Laliberté. Le principe de stare decisis ne figurait pas non plus parmi les motifs d'appel de l'avis d'appel de la poursuite. En fait, la poursuite se mit à invoquer cette règle seulement après que la Cour d'appel eut maintenu le jugement Downs. Si ce n'était pas là de l'opportunisme, alors on se demande bien ce que ça pouvait être...

Puis, ce fut au tour des trois avocats des intimés du 5e procès de se faire entendre. Sur la question de savoir si la manifestation était un attroupement illégal, ils plaidèrent que la plupart des délits qui eurent lieu durant l'événement étaient des graffitis, ce qui n'était pas précisément le type d'acte criminel susceptible de susciter des "craintes raisonnables" que la foule ne trouble la paix tumultueusement. Sur la question de la connaissance des accusés, ils affirmèrent que le témoin policier qui se trouvait à l'intérieur de la foule n'avait pas été en mesure lui-même d'affirmer que tous les participants à la manifestation avaient vu les gestes de vandalisme commis lors de l'événement. Enfin, sur la question de stare decisis, ils firent valoir que cette règle ne s'appliquait qu'aux questions de droit et que le juge de première instance n'était pas lié par le jugement Downs.

Les parties revinrent à nouveau plaider devant la juge Bourque, cette fois-ci dans le cadre des pourvois de la défense contre les déclarations de culpabilité prononcées par les juges Minc et Schachter. À cela s'ajoutait les deux requêtes en rejet d'appel, qui furent plaidées par la procureure de la poursuite Suzanne Béchard. Le tribunal rejeta chacune des deux requêtes, incluant celle demandant le rejet de la cause des appelants du 3e procès dans laquelle Me Poitras n'était pas prêt à plaider étant donné les délais dans le traitement de la demande d'aide juridique. Dans ce cas particulier, la juge Bourque autorisa tout simplement Me Poitras à plaider par écrit en lui donnant jusqu'au 21 janvier 2008 pour lui faire parvenir son mémoire d'appel. À la fin de la journée, la juge Bourque prit toutes les causes en délibéré.

Puis, le 24 septembre 2008, la juge Bourque rendit un jugement global, que l'on sait aujourd'hui final, pour l'ensemble des soixante-huit des dossiers dont elle était saisie. (174) De façon générale, la juge Bourque porta un regard très critique à l'égard de la formule des procès multiples qui était évidemment le résultat inconséquent de la conférence préparatoire du juge Ghanimé. "Plusieurs juge se sont penchés sur les mêmes questions sur la base de faits presque identiques. Ceci a entraîné un gaspillage de ressources judiciaires et porté atteinte à l'intégrité de l'administration par le prononcé de plusieurs décisions contradictoires", écrivit la juge.

Pour illustrer l'incohérence de la situation, la juge Bourque relata le cas des trois accusés fictifs : "C'est ainsi que Pierre, Jean et Jacques qui ont pourtant marché toute la manifestation ensemble jusqu'à ce que la police les séparent lors de l'arrestation, ont vécu un événement différent aux conséquences juridiques opposées. Pierre a pris part à une manifestation pacifique et a été acquitté. Jean a participé à un attroupement illégal et a été condamné. Quant à Jacques, il ne sait à quel genre d'événement il est allé puisque dans son dossier les procédures ont été arrêtés en raison des délais déraisonnables."

"Il est évidemment facile, une fois que tout est terminé, de constater que la méthode utilisée n'était pas des plus heureuses et qu'on aurait dû procéder autrement", concéda la juge. "Cependant, force est de constater que tout au long des procédures, plusieurs juges se sont interrogés sur certains choix procéduraux. Là encore les décisions manquent d'harmonie. Ainsi, si l'un s'interroge sur le danger de décisions contradictoires, un autre déclare qu'il n'est pas lié par l'opinion de ses collègues. Même chose sur la question des délais où trois juges estiment en mai, novembre et décembre 2006 que les délais sont déraisonnables alors qu'un seul conclut que tel n'est pas le cas en novembre 2006."

La juge Bourque a retenu l'argument plaidé par les avocats des appelants du 9e procès à l'effet que la poursuite avait amélioré sa preuve d'un procès à l'autre. "Le tribunal conclut que la doctrine de l'abus de procédure pour remise en cause doit être appliquée", écrivit-elle. "Les appelants condamnés en première instance soulèvent l'argument que la poursuite a bonifié sa preuve suite aux premiers verdicts d'acquittements sur les motions de non-lieu. Ils reprochent à la poursuite d'avoir refusé leur offre de déposer la transcription des témoignages à charge lors des subséquents. La poursuite répond que puisqu'il ne s'agit de procès différents elle a entière discrétion pour décider de la preuve qui sera présentée et que rien ne l'oblige à accepter l'offre de la défense." Or, pour la juge Bourque, "la décision de la poursuite de présenter différemment sa preuve d'un procès à l'autre ne peut viser qu'à obtenir des conclusions différentes de celles déjà rendues."

"En l'espèce, ce choix stratégique de la poursuite est inéquitable pour les accusés", estimait le tribunal. "Soulever la question de la légalité de la manifestation dans chaque procès crée un risque que des jugements contradictoires soient prononcés et, en ce sens, est inéquitable puisque à l'égard de certains, la manifestation constitue une infraction alors qu'à l'égard d'autres, elle ne l'est pas. Il faut également ajouter que la Poursuite a toujours eu en main toute la preuve. Il ne s'agit pas d'un dossier d'enquête complexe dans lequel des éléments de preuve deviennent disponibles au fil du temps. Elle pouvait donc présenter l'ensemble de ces éléments lors du premier procès", observa la juge. "Le même raisonnement vaut pour la question des délais déraisonnables soulevée devant plusieurs juges", ajouta-t-elle. "Ici aussi, l'iniquité réside dans des jugements contradictoires obtenus sur la base des mêmes faits etessentiellement des mêmes délais."

Le tribunal donna toutefois raison à la poursuite deux fois plutôt qu'une sur la question des motions de non-lieu qui avaient été accordées par les juges Boisvert et Denault. La juge Bourque rappela que ceux-ci avaient fait référence à la décision qu'avait rendue leur collègue Laliberté, qui avait été le premier juge à prononcer des acquittements sur des motions de non-lieu dans la saga du 15 mars 2002. "Ce faisant, ils commettent la même erreur, soit celle d'évaluer la preuve pour en arriver à cette conclusion", écrivit la juge. "Leur analyse, pouvant par ailleurs être justifiée au fond, ne peut intervenir au stade de la motion de non-lieu."

Puis, le tribunal rappela que la décision du juge Laliberté avait été renversée par le juge Downs de la Cour supérieure au moment où les juges Boisvert et Denault rendirent jugement à leur tour. "La Poursuite a raison d'affirmer qu'un juge d'une cour de poursuite sommaire est lié par les décisions du tribunal siégeant en appel de ces décisions", statua-t-elle. La juge Bourque rappela ensuite que le jugement Downs fut maintenu par la Cour d'appel, tout en apportant un bémol à ce sujet. "On sait aussi par contre que la Cour d'appel s'est gardé de l'approuver globalement en spécifiant ne pas souscrire à tous les énoncés du juge de la Cour supérieure", nota-t-elle. "Comme elle ne précise pas lesquels, il est difficile aujourd'hui de traiter de la règle du stare decisis."

Mais elle ajouta ensuite : "Cependant, même si les juges d'instance ont commis une erreur juridictionnelle en évaluant la preuve au stade de l'enquête préliminaire, le dossier démontre que la décision sur le fond en aurait été une d'acquittement." En fait, la juge Bourque elle-même ne voyait aucune de raison de reporter à plus tard des acquittements qu'elle estimait inévitable. Elle prit donc les devants, en énonçant ce qui suit : "Compte tenu de la position de la poursuite à l'effet que les procédures ne seront pas pas reprises si l'appel est accueilli, il n'y a pas lieu de retourner les dossiers en première instance et rallonger les procédures. Des verdicts d'acquittement doivent être prononcés."

Assez étrangement, la juge Bourque passa totalement sous silence dans son jugement la requête en rejet d'appel qu'avait déposé un des intimés du 4e procès et à laquelle s'étaient joints tous les autres intimés lors de l'audition de l'appel. Il était déjà assez insolite que la juge de la Cour supérieure choisisse d'accueillir l'appel de la poursuite pour ensuite prononcer l'acquittement des intimés. Il était encore plus saugrenu que le tribunal en arrive à cette conclusion en invoquant le même motif sur lequel était fondé la requête en rejet d'appel, c'est-à-dire la décision de la poursuite de renoncer à tenir un nouveau procès.

Quant aux appelants du 3e procès, même si ceux-ci n'avaient "pas soulevé la question de l'abus de procédures, ni en première instance ni en appel", le tribunal était néanmoins d'avis qu'"il y a lieu de statuer également au regard de la doctrine de l'abus de procédures." La juge s'appuya sa décision en invoquant les "circonstances particulières en l'espèce", le fait qu'il s'agissait "du même poursuivant pour l'ensemble des dossiers", et enfin la déclaration de la poursuite "à l'effet qu'elle ne recommencerait pas les procès dans ces affaires."

Pour la juge Bourque il semblait hors de question de sanctionner certains manifestants et d'en épargner d'autres. "Il importe peu aujourd'hui que la manifestation ait été tumultueuse ou pacifique, savoir qui avait raison qui avait tort. Ce qui compte c'est de restaurer la confiance dans l'administration de la justice", insista-t-elle. "Six ans plus tard, il est clair que de maintenir les condamnations serait inéquitable et injuste." Le tribunal ordonna donc l'arrêt définitif des procédures à l'égard des appelants du 3e procès et du 9e procès et prononça l'acquittement des intimés du 4e et du 5e procès, mettant ainsi un terme à cette longue saga judiciaire dont on ne voyait plus la fin par moments.

Ce dénouement représentait sans contredit une victoire éclatante pour tous les accusés du 15 mars 2002 dont la ténacité remarquable fut récompensée par l'absence de condamnations pour l'une des pires arrestations de masse à caractère politique de toute l'histoire du Québec. Cependant, à y regarder de plus près, il s'agissait peut-être bien moins d'une victoire pour les manifestants du 15 mars 2002 que d'une défaite accablante pour un appareil judiciaire dont l'estomac se révéla trop fragile pour digérer une masse aussi volumineuse de dossiers connexes découlant du même événement.

Après plusieurs années de maux de ventre douloureux, cette grosse machine à broyer des fauteurs de troubles, réels ou imaginaires, d'ordinaire si gloutonne dû se rendre à l'évidence : un seul remède s'imposait et c'était un lavage d'estomac en profondeur. C'est ainsi que les derniers manifestants du 15 mars 2002 furent libérés d'une accusation d'attroupement illégal qui n'avait pas lieu d'être, tandis que le système lui se libérait par la même occasion de cette accaparante pile de dossiers qui était manifestement de trop.

Sources :

(1) R. c. Popovic et al, C.M.M. no° 102 060 423, notes sténographiques du 17 mars 2005, p. 93 et 94.
(2) R. c. Gauvin et al., C.M.M. n° 102 075 934, notes sténographiques du 13 mai 2005, p. 55.
(3) R. c. Côté et al., C.M.M. no° 102 076 866, notes sténographiques du 24 novembre 2003, p. 101 et 102.
(4) R. c. Popovic et al, notes sténographiques du 17 mars 2005, p. 164 à 168.
(5) R. c. Côté et al., notes sténographiques du 24 novembre 2003, p. 148.
(6) R. c. Thibodeau et al, C.M.M. no° 102 074 945, notes sténographiques du 12 décembre 2003, p. 23.
(7) Tel qu'entendu sur la cassette audio du canal de commandement.
(8) R. c. Côté et al., notes sténographiques du 24 novembre 2003, p. 138.
(9) The Gazette, "Police roundup largest in decades", George Kalogerakis, March 17 2002, p. A1.
(10) C'est à tout le moins ce qu'indiquait une lettre datée du 15 mai 2003 de Sylvie Lachance, directrice générale associée aux services judiciaires du ministère de la Justice du Québec.
(11) R. c. Fillion et al, C.M.M. no° 102-076-940, transcription d'une décision sur une demande de remise, 15 mars 2004.
(12) Notes sténographiques de la conférence préparatoire du 1er mai 2003, p. 60 et 61.
(13) Id., p. 106 et 107.
(14) Id., p. 110.
(15) Id., p. 114 et 115.
(16) Id., p. 128.
(17) http://www.termiumplus.gc.ca/guides/juridi/files/591.html
(18) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2003/2003canlii8719/2003canlii8719....
(19) R. c. Popovic et al, notes sténographiques du 24 mars 2005, p. 69.
(20) R. c. Côté et al., notes sténographiques du 24 novembre 2003, p. 144.
(21) R. c. El Demerdash et al, C.M.M. n° 102 076 031, enregistrement mécanique de l'audition du 8 décembre 2003.
(22) R. c. Thibodeau et al, notes sténographiques du 11 décembre 2003, p. 71 et 72.
(23) R. c. Côté et al., jugement sur des motions de non-lieu, 24 février 2004, p. 17.
(24) Id., p. 18.
(25) R. c. El Demerdash, transcription du jugement oral, 8 avril 2004.
(26) R. c. Astudillo et al, C.M.M. no° 102-075-728, notes sténographiques du 24 octobre 2006, p. 74.
(27) Id., p. 76 et 77.
(28) Du nom d'un arrêt rendu par la Cour d'appel d'Ontario en 1988 dans l'affaire R. v. Rowbotham. Voir : http://www.canlii.org/en/on/onca/doc/1988/1988canlii147/1988canlii147.ht...
(29) R. c. Paquette et al, C.M.M. no° 102 074 937, décision sur requête en irrecevabilité, 19 avril 2004, p. 29.
(30) R. c. Aubin et al, C.M.M. no° 102 075 736, notes sténographiques du 20 avril 2004, p. 47 et 48. (31) Id., p. 24 et 25.
(32) Id., p.156.
(33) Id., p. 153.
(34) Id., p.160.
(35) www.cm.gouv.qc.ca/Decisions/38/Rapport%20d'enquête.pdf
(36) R. c. Bérubé et al, C.M.M. no° 102-075-702, notes sténographiques du 17 mai 2004, p. 20 et 21.
(37) Id., p. 94.
(38) Id., p. 74 et 75.
(39) Id., p. 68.
(40) Id., p. 79.
(41) Id., p. 51.
(42) Id., p. 101.
(43) Id., p. 55 et 56.
(44) Id., p. 65.
(45) Id., p. 88.
(46) Id., p. 69.
(47) Id., notes sténographiques du 18 mai 2004, p. 15.
(48) Op. cit., p. 83.
(49) Op. cit., p. 101.
(50) Op. cit., p. 9.
(51) Op. cit., p. 4.
(52) Op. cit., p. 15.
(53) Op. cit., p. 88.
(54) Op. cit., p. 45.
(55) Op. cit., p. 78 et 79.
(56) Op. cit., p. 44.
(57) Op. cit., p. 75.
(58) Op. cit., p. 45.
(59) R. c. Astudillo et al, notes sténographiques du 7 septembre 2004, p. 42.
(60) Id., p. 105.
(61) Id., p.107 et 108.
(62) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2004/2004canlii49630/2004canlii4963...
(63) R. c. Thibodeau et al, notes sténographiques du 6 janvier 2005, p. 71 et 72.
(64) Id, notes sténographiques du 7 janvier 2005, p. 99.
(65) Id, notes sténographiques du 17 février 2005, p. 2.
(66) Id., p. 7.
(67) http://www.canlii.org/fr/qc/qcca/doc/2005/2005qcca303/2005qcca303.html
(68) R. c. Thibodeau et al, transcription du jugement oral sur des motions de non-lieu, 4 avril 2005, p. 4 et 5.
(69) R. c. Popovic, notes sténographiques du 24 mars 2005, p. 169.
(70) Id., notes sténographiques du 6 avril 2005, p. 120.
(71) Id., p. 170 à 172.
(72) R. c. Aubin, notes sténographiques du 5 mai 2005, p. 33 et 34.
(73) Id., p. 35.
(74) Id., p. 36.
(75) Id., p. 37.
(76) http://www.canlii.org/fr/qc/qccm/doc/2005/2005canlii58966/2005canlii5896...
(77) R. c. Blais et al, C.M.M. no° 102 072 759, notes sténographiques du 24 novembre 2004, p. 129.
(78) Id, notes sténographiques du 25 avril 2005, p. 13.
(79) Id., p. 15.
(80) Id., p. 17.
(81) Id., p. 16.
(82) Id., p. 18 et 19.
(83) Id., p. 23.
(84) Id., p. 34 et 35.
(85) Id., p. 37 et 38.
(86) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2004/2004canlii30273/2004canlii3027...
(87) R. c. Gauvin et al., notes sténographiques du 11 mai 2005, p. 30.
(88) Id., p. 40.
(89) Id., p. 46 et p. 47.
(90) Id., p. 49 et 50.
(91) Id., p. 52 et 53.
(92) Id., p. 57 à 59.
(93) Id., p. 60 et 61.
(94) Id., p. 71.
(95) Id., p. 73.
(96) Id., p. 76 à 78.
(97) Id., p. 89 et 90.
(98) Id, notes sténographiques du 12 mai 2005, p. 44.
(99) Id., p. 41.
(100) Id., p. 30.
(101) Id., p. 82.
(102) Id., p. 94 et 95.
(103) R. c. Blais et al, notes sténographiques du 14 novembre 2005, p.17.
(104) Id., p.18 et 19.
(105) Id., p. 23.
(106) Id., p.25 et 26.
(107) Id., p.27.
(108) Id., p. 28.
(109) http://www.canlii.org/fr/qc/qccm/doc/2005/2005canlii58856/2005canlii5885...
(110) Commissaire c. Dubé, C.D.P C-2004-3208-3, notes sténographiques du 16 mars 2005 A.M., p. 52 et 53, et p. 57 à 59.
(111) Id., p. 72 et 74.
(112) Commissaire c. Dubé, notes sténographiques du 16 mars 2005 P.M., p. 57.
(113) http://www.canlii.org/fr/qc/qccdp/doc/2005/2005canlii59872/2005canlii598...
(114) http://www.canlii.org/fr/qc/qccdp/doc/2005/2005canlii59879/2005canlii598...
(115) http://www.canlii.org/fr/qc/qccdp/doc/2005/2005canlii59895/2005canlii598...
(116) http://www.canlii.org/fr/qc/qccq/doc/2006/2006qccq7065/2006qccq7065.html
(117) R. c. Blais et al, notes sténographiques du 4 mai 2006, p. 70 et 71.
(118) Id., p.72 et 73.
(119) Id., p. 89 et 90.
(120) Id., p. 108 et 109.
(121) Id., p. 116.
(122) Id., p. 134.
(123) Id., p. 136.
(124) Id., p. 137.
(125) Id, notes sténographiques du 15 mai 2006, p. 14.
(126) Id., p. 18 et 19.
(127) Id., p. 46.
(128) Id., p. 50 et 51.
(129) R. c. Blais et al, transcription du jugement oral, 16 mai 2006, p.11 et 12.
(130) Id, p. 13.
(131) Id., p. 13 et 14.
(132) Id., p. 16.
(133) R. c. Aubin et al, notes sténographiques du 9 mai 2006, p. 2 et 3.
(134) Id., p. 4.
(135) Id., p. 6.
(136) Id., p. 7.
(137) R. c. Popovic et al, enregistrement mécanique de l'audition du 30 mai 2006.
(138) http://www.canlii.org/fr/qc/qccm/doc/2006/2006canlii58790/2006canlii5879...
(139) R. c. Astudillo et al, notes sténographiques du 27 octobre 2006, p. 18.
(140) R. c. Popovic et al, transcription du jugement oral, 16 juin 2006, p. 26 et 27.
(141) Id., p. 27 et 28.
(142) R. c. Astudillo et al, notes sténographiques du 16 juin 2006, p. 33.
(143) Id., p. 37.
(144) Id., p. 38.
(145) Id., p. 42 et 43.
(146) Id., p. 45.
(147) Id., p. 48.
(148) Id, notes sténographiques du 24 octobre 2006, p. 35.
(149) R. c. Thibodeau et al, transcription du jugement oral, 14 septembre 2006, p. 8.
(150) Id., p. 10.
(151) Id., p. 32.
(152) Id., p.35 à 37.
(153) Id., p.38 à 40.
(154) R. c. Astudillo et al, notes sténographiques du 24 octobre 2006, p. 4.
(155) http://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1998/1998canlii763/1998canlii763.htm...
(156) Op.cit., p. 24 et 25.
(157) Id., p. 26 et 27.
(158) Id., p. 35 et 36.
(159) Id., p. 36 et 37.
(160) Id., p. 72 et 73.
(161) Id., p. 101.
(162) R. c. Astudillo et al, notes sténographiques du 27 octobre 2006, p. 9 et 10.
(163) Id., p.41.
(164) Id., p. 50.
(165) Id., p. 72.
(166) Id., p. 77.
(167) http://www.canlii.org/fr/qc/qccm/doc/2006/2006canlii61915/2006canlii6191...
(168) http://www.canlii.org/en/qc/qccm/doc/2006/2006canlii58850/2006canlii5885...
(169) http://www.canlii.org/fr/qc/qccm/doc/2006/2006canlii58822/2006canlii5882...
(170), Joly c. Ville de Montréal, no. 500 06 000 366 068.
(171) http://www.canlii.org/fr/qc/qcca/doc/2007/2007qcca279/2007qcca279.html
(172) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2007/2007qccs1898/2007qccs1898.html
(173) R. c. Popovic et al, enregistrement mécanique de l'audition du 4 décembre 2007.
(174) http://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2008/2008qccs4543/2008qccs4543.html



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