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Le Komagata Maru, le mouvement Ghadar et les excuses de HarperAnonyme, Mardi, Août 5, 2008 - 23:13
Alexandre Popovic
Le récent rejet des excuses bidons de Stephen Harper pour l'affaire du Komagata Maru représente une occasion idéale pour revenir sur les débuts difficiles de l'immigration indienne au Canada, dont l'histoire se confond remarquablement bien avec l'apparition du mouvement Ghadar qui entendait lancer une révolution armée afin de libérer l'Inde de la domination britannique. Le 3 août 2008 devait être la journée où le Canada tournerait la page sur un épisode particulièrement déshonorable de son histoire, soit l'affaire du Komagata Maru, un incident remontant à 1914. C'est en effet afin de présenter les excuses officielles d'Ottawa à la communauté indo-canadienne pour l'incident du Komagata Maru que le premier ministre Stephen Harper se présenta devant une foule de 8000 personnes rassemblée à l'occasion d'un festival culturel dans un parc de la ville de Surrey, en Colombie-Britannique, dimanche dernier. Mais ce qui devait être un moment solennel de réconciliation tourna rapidement au vinaigre. Dans une brève allocution, Harper s'excusa au nom du gouvernement canadien avant de s'éclipser. Sitôt après, le président de la société des descendants du Komagata Maru, Jaswinder Singh Toor, s'adressa à son tour à la foule pour rejetter les excuses du premier ministre, jugées insuffisantes. (1) Les représentants d'associations de la communauté indo-canadienne de Colombie-Britannique se seraient en effet attendus à ce que le gouvernement Harper donne un caractère véritablement officiel à ses excuses en les prononçant à la Chambre des communes. Un peu comme le gouvernement libéral de Gordon Campbell, en Colombie-Britannique, qui avait choisit l'enceinte parlementaire lorsqu'il présenta une motion qui fut adoptée à l'unanimité par les membres de l'assemblée législative pour s'excuser au sujet de l'affaire du Komagata Maru, en mai dernier. (2) En refusant d'honorer cette demande, le gouvernement conservateur fit la preuve qu'il a bien mal comprit la place que continue d'occuper encore aujourd'hui l'épisode douloureux du Komagata Maru dans la conscience collective de la communauté indo-canadienne. En fait, pour bien comprendre la signification que représente l'affaire du Komagata Maru, il faut savoir qu'il ne s'agissait pas là d'un affaire isolée mais bien d'un incident qui s'inscrivait dans le cadre d'une politique d'immigration délibérément raciste et discriminatoire à l'égard des populations non-blanches (ou non-caucasiennes). Rappelons que le Komagata Maru est le nom d'un bateau japonais transportant 376 passagers d'origine indienne aspirant à une vie meilleure au Canada. Lorsque le paquebot s'amarra au port de Vancouver, un long de bras de fer s'engagea entre les passagers et les autorités canadiennes qui leur refusait le droit d'entrer. En bout de ligne, seule une petite minorité de passagers furent accueillis comme immigrants, alors que les autres durent reprendre la route des mers. Quatre-vingt quatorze ans plus tard, les temps ont bien changés. Aujourd’hui, la communauté indo-canadienne exerce une influence considérable sur les scènes politiques fédérales et provinciales, en particulier en Colombie-Britannique. C'est en effet dans cette province qu'Ujjal Dosanjh devint le premier Indo-Canadien à accéder au poste de premier ministre lorsqu'il remporta la course à la chefferie du Nouveau parti démocrate de Colombie-Britannique, le 20 février 2000. À cette occasion, Dosanjh avait d'ailleurs dédié sa victoire aux «combattants de la liberté du Komagata Maru.» (3) Réputée acquise aux libéraux, la communauté indo-canadienne est ardemment courtisée par les conservateurs qui aspirent à obtenir une majorité de sièges aux Communes lors des prochaines élections fédérales. C'est notamment dans cette optique électoraliste que le gouvernement Harper annonça la tenue d'une commission d'enquête sur l'affaire Air India, en 2006. Au printemps dernier, les conservateurs firent part de leur intention de présenter des excuses pour le rôle de l'État canadien dans l'affaire du Komagata Maru. À ce moment-là, les appuis du gouvernement Harper chez les Indo-canadiens et les autres communautés culturelles étaient sérieusement mis en péril en raison de la vive controverse entourant le bill C-50, un projet de loi proposant des amendements à la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Le projet de loi C-50 prévoit notamment d'octroyer d'immenses pouvoirs discrétionnaires au ministre de l'Immigration, incluant la mise en place de quotas, ce qui raviva le spectre d'un retour aux mêmes politiques discriminatoires qui avaient précisément menée à l'affaire du Komagata Maru. (4) Ces craintes sont loin d'être déraisonnables lorsque l'on prend en considération que le Canada a attendu jusqu'en 1967 avant d'abolir les derniers quotas d'immigration fondés sur l'ethnicité, incluant ceux visant les indiens. (5) Un retour sur l'affaire Komagata Maru, ainsi que sur le contexte xénophobe qui régnait à l'époque dans l'ouest canadien, s'avère nécessaire pour bien comprendre l'importance que plusieurs membres de la communauté indo-canadienne attachent à ce que le fédéral respecte son engagement de présenter des excuses dignes de ce nom. L'histoire de l'immigration indienne au Canada est d'ailleurs fascinante à plusieurs égards. Comme tous les autres immigrants, les premiers indo-canadiens quittèrent leur terre natale afin d'améliorer leur sort. Cependant, lorsqu'ils se heurtèrent à la persécution exercée par une société d'accueil intolérante, de nombreux indo-canadiens refusèrent de se cantonner dans le rôle de victimes. Plus intéressant encore est le fait que l'histoire de l'immigration indienne se confond remarquablement avec le développement d'un mouvement pour la libération nationale de l'Inde sous domination britannique. En effet, l'affaire du Komagata Maru coïncida avec l'apparition du Parti Ghadar, un mouvement à vocation insurrectionnel lancé à l'initiative de la diaspora indienne Nord-américaine. Fuir les Indes britanniques De 1819 jusqu'à 1947, l'Empire britannique domina la totalité du vaste sous-continent indien, une zone géographique s'étendant du Pakistan jusqu'au Myanmar, en passant par l'Inde, le Bangladesh et le Sri Lanka. Convaincus de leur propre supériorité, les impérialistes britanniques prétendaient apporter la modernité et la prospérité au sous-continent indien, dédaigneusement qualifié de «sous-développé.» Mais au lieu d'apporter quelque amélioration substantielle que ce soit, les Indiens soumis au joug britannique subirent plutôt une effroyable série de famines comme le sous-continent en avait rarement connut au cours de son histoire. Mentionnons notamment la famine dans le Nord-ouest indien de 1861, celle en Orissa de 1865, celle dans le Bihar de 1873, celle dans le Dekkan de 1876 et celle dans l'Inde méridionale de 1877. L'Inde au grand complet fut frappée par la famine en 1896, suivie par une disette dans tout le nord de l'Inde, en 1899-1900. Loin d'être une entreprise de bienfaisance, le colonialisme britannique en Inde fut d'abord et avant tout caractérisée par une exploitation capitaliste sans scrupules. L'occupation britannique se traduisit en effet par un pillage massif et généralisé des ressources naturelles et de la force de travail de la paysannerie et du prolétariat indien. Il est d'ailleurs révélateur à ce titre que le premier ministre britannique Winston Churchill est cité comme ayant affirmé que le quart (25 %) du revenu national britannique dérivait directement et indirectement des Indes Britanniques. (6) Voilà qui en dit long sur l'incroyable profit que l'impérialisme britannique générait de sa présence parasitaire en Inde. Les colons anglais occupaient tous les postes clés de l'administration des Indes britanniques et vivaient dans leurs propres quartiers-ghettos sans se mêler au reste de la société indienne, qui représentait à leurs yeux ni plus ni moins qu'un réservoir infini de serviteurs et d'esclaves. Ainsi, l'impérialisme british réduisit un sous-continent complet à l'état de mendicité et abaissa une grande civilisation ancienne de plusieurs millénaires au rang de masse subordonnée. C'est dans ce contexte désespérant que l'Inde connut les grandes premières vagues d'émigration de toute son histoire. L'émigration était alors perçue comme une façon d'échapper à la misère engendrée par la domination britannique. La plupart des immigrants quittaient les Indes Britanniques afin de trouver un travail susceptible de leur permettre d'apporter un meilleur soutien financier à leurs familles. Ceux qui tentèrent leur chance au Canada, alors un dominion du Commonwealth britannique, étaient motivés par l'idée qu'ils pouvaient gagner un revenu de travail qui était de 10 à 15 fois supérieur à la maigre rémunération qu'ils recevaient dans les Indes Britanniques, où le salaire moyen s'établissait alors à seulement 10 cent par jour. C'est en 1897 que des indiens foulèrent pour la première fois le sol canadien. Il s'agissait de soldats indiens confession sikhe appartenant à un régiment d'infanterie de l'armée impériale des Indes Britanniques. Ceux-ci revenaient alors de Londres, où ils avaient assistés aux célébrations entourant le soixantième anniversaire de l'accession au trône de la reine Victoria. Les soldats Sikhs étaient seulement de passage puisqu'ils devaient retourner en Inde en traversant le Canada par la voie ferroviaire, de Montréal jusqu'à Vancouver. Durant le trajet, les soldats Sikhs auraient éprouvés un véritable coup de foudre pour le Canada. (7) Ils auraient été tellement séduit par la beauté des paysages et impressionnés par l'apparente prospérité de ses habitants que certains d'entre eux décidèrent de faire une croix sur les Indes Britanniques pour élire domicile au Canada. Ils devinrent ainsi les premiers immigrants indiens. C'est probablement ce qui explique pourquoi la première vague d'immigration indienne au Canada était majoritairement constituée de Sikhs originaires du Pendjab (ou Panjab), une région de l'Asie méridionale aujourd'hui divisée entre l'Inde et le Pakistan. Cependant, la société d'accueil semblait faire peu de cas des distinctions d'ordre religieuses caractérisant les premiers Indo-Canadiens. En effet, tant au Canada qu'aux États-Unis, la population locale prit l'habitude de qualifier d'«hindous» tous les immigrants originaires de l'Inde, et ce, sans aucune considération pour leur véritable confession. Les Nord-américains voulaient apparemment éviter de confondre les Indo-Canadiens avec les membres des Premières Nations autochtones, qui continuaient de se faire appeler des «indiens» depuis que Christophe Colomb s'était égaré en mer et débarqua sur le continent Américain en croyant erronément qu'il était arrivé en Inde, il y a de cela plus de cinq siècles. Selon les données recueillies par l'auteur Sahadeo Basdeo, l'évolution de l'immigration indienne au Canada s'établissait ainsi au début du 20e siècle : 45 nouveaux arrivants pour l'année fiscale 1904-1905, 387 pour 1905-1906, 2142 pour 1906-1907, et 2623 pour 1907-1908. En 1907, le nombre d'Indo-Canadiens vivant en Colombie-Britannique s'élevait à 4 700 personnes, ce qui représentait environ 1 % de la population totale de la province. (8) La xénophobie dans un «pays d'immigrants» C'est en Colombie-Britannique que s'installèrent les premières communautés d'immigrants indiens. Les Indo-Canadiens travaillaient dans des scieries, sur des fermes ou participaient à la construction de voies ferrées. Leur salaire correspondait à ceux des immigrants Chinois et Japonais, mais équivalait à presque la moitié de la rémunération que recevait les travailleurs caucasiens pour un boulot semblable. C'est entre autres pour cette raison que les Indo-Canadiens étaient mal perçus par de nombreux travailleurs caucasiens, qui les considérait parfois comme des «voleurs de job.» Il importe de souligner qu'il régnait déjà à l'époque un lourd climat de xénophobie anti-asiatique sur l'ensemble de la côte ouest nord-américaine. Les vagues antérieures d'immigration asiatiques originaires de la Chine et du Japon avaient en effet donné lieu à des tensions raciales et à l'adoption de lois discriminatoires. Les nouveaux arrivants originaires des Indes britanniques subiront eux aussi le même traitement. Compte tenu du climat de méfiance qui existait à l'égard des premières communautés indo-canadiennes, il n'est guère étonnant que celles-ci eurent tendance à se replier sur elles-mêmes, ce qui ne fit qu'agrandir le fossé avec la société d'accueil et alimenter les stéréotypes racistes. Selon l'auteur Peter Ward, «le travail et le commerce liaient Blancs et Indiens dans un réseau de relations formelles, impersonnelles», mais «les hôtes et les invités ne partageaient pas de liens sociaux significatifs.» (9) Les Sikhs de Colombie-Britannique ne tardèrent pas à se doter de leurs propres institutions. Destinée à faire la promotion des droits religieux, sociaux et politiques des Sikhs, la société Khalsa Diwan vit le jour à Vancouver, en 1907. Un premier temple Sikh (Gurdwara, en panjabi) fut construit à Vancouver, en 1908, et un second à Victoria, en 1912. Les deux Gurdwaras devinrent les principaux lieux de rencontres pour la communauté indo-canadienne de Colombie-Britannique. De son côté, le Conseil des métiers et du travail fonda une Ligue pour l'Exclusion Asiatique à Vancouver, le 24 juillet 1907. Ce groupe de pression exigeait des politiciens qu'ils prennent des mesures pour endiguer l'immigration asiatique. Cette organisation était d'ailleurs affiliée à d'autres Ligues anti-asiatiques basées dans des villes de la côte ouest des États-Unis, comme Seattle, Portland et San Francisco. La Ligue pour l'Exclusion Asiatique jouissait du soutien de diverses personnalités publiques, incluant Henry Herbert Stevens, un ancien syndicaliste de la Fédération des Mineurs de l'Ouest et futur député du Parti Conservateur dans Vancouver Centre, qui fit activement campagne contre l'immigration asiatique au Canada. Le lobbying de la Ligue, combiné avec les manchettes sensationnalistes de la presse populaire prédisant l'imminence d'une «invasion asiatique», créèrent une atmosphère xénophobe particulièrement explosive. Le 7 septembre 1907, la tension atteignit son point culminant avec une émeute anti-asiatique dans les rues mêmes de Vancouver. Une manifestation organisée par la Ligue d'Exclusion Asiatique dégénéra en actes de violence lorsqu'elle pénétra dans les quartiers où habitaient les communautés chinoises et japonaises. Les biens d'immigrants furent alors saccagés et plusieurs personnes furent blessées. Le futur premier ministre du Canada William Lyon Mackenzie King, à l'époque sous-ministre du travail dans le gouvernement libéral de Sir Wilfrid Laurier, reçut le mandat de diriger une commission d'enquête royale sur l'émeute anti-asiatique de Vancouver. Dans son rapport, Mackenzie King profita de l'occasion pour s'attaquer à la question de l'immigration indienne. Il en arriva à la conclusion que les Indiens n'étaient pas faits pour vivre au Canada à cause de leur accoutumance au climat tropical et «de leurs coutumes qui sont si différentes des nôtres.» Voilà qui n'augurait rien de bon. Les Indo-Canadiens purent néanmoins compter sur l'appui de quelques défenseurs, qui crurent bon de rappeler que ces nouveaux arrivants bénéficiaient de la citoyenneté impériale britannique. Les sympathisants à la cause plaidèrent également que certains Indo-Canadiennes rendirent plusieurs services au Commonwealth lors de conflits armés antérieurs. Le colonel Falk Warren affirma plus spécifiquement que «les Penjabis méritent une reconnaissance et une protection officielles» à cause «qu'ils sont des soldats dans notre Armée et qu'ils portent des médailles pour leur service sur leur front.» Ces arguments portèrent fruit puisqu'ils obligèrent le premier ministre Laurier à reconnaître que la question de l'immigration indienne relevait des autorités britanniques. Laurier envoya donc Mackenzie King à Londres et à Calcutta pour faire valoir la position du gouvernement canadien. Mackenzie King plaida que des restrictions à l'immigration indienne étaient nécessaires, et ce, pour le bien des Indo-Canadiens eux-mêmes, notamment afin de réduire le risque de nouveaux incidents anti-asiatiques. Le point de vue d'Ottawa fut bien reçu tant au Royaume-Uni qu'aux Indes britanniques, où les autorités promirent de se montrer coopératives. Fort de cet appui, Ottawa entreprit de passer à l'action. Ne pouvant interdire explicitement l'immigration d'Indiens en raison de leur statut de sujets britanniques, Ottawa décida alors de s'y prendre de manière détournée. C'est ainsi que le gouvernement Laurier adopta deux décrets draconiens, le 8 janvier 1908. Le premier fut le décret no. 920, qui interdisait à tout immigrant d'entrer au Canada à moins d'avoir effectué le périple via une liaison directe avec un billet acheté dans son pays d'origine ou dans le pays où il est détenteur de la citoyenneté. Puisqu'aucune compagnie des Indes britanniques n'offrait ce type de voyage ininterrompu, la loi eut pour conséquence de fermer la frontière canadienne à l'immigration indienne. Le second fut le décret no. 926, qui prévoyait qu'aucun immigrant «d'origine asiatique» ne pouvait mettre les pieds au Canada à moins d'avoir au moins 200 $ en sa possession. Jusqu'à ce moment, la somme requise s'élevait à 25 $. Une telle exigence eut pour effet d'exclure l'écrasante majorité des immigrants indiens. Les deux décrets furent éventuellement incorporés à l'intérieur de la Loi sur l'immigration de 1910. De son côté, le gouvernement de Colombie-Britannique avait déjà adopté des mesures discriminatoires visant à marginaliser davantage la communauté indo-canadienne. Désormais, les immigrants «nés en Inde de parents qui ne sont pas anglo-saxons» se virent interdire d'exercer le droit de vote, de porter leur candidature aux élections, de siéger sur des jurys et de pratiquer les professions d'avocat, de comptable ou de pharmacien. (10) Ces mesures eurent rapidement l'effet désiré par le législateur. Ainsi, entre 1909 et 1914, seulement 117 nouveaux arrivants originaires de l'Inde furent acceptés au Canada. Il est à noter qu'à l'époque des politiques discriminatoires à l'égard des immigrants indiens étaient également en vigueur dans d'autres territoires et dominions du Commonwealth britannique, tels que l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les îles Fiji et l'Afrique du Sud. William Hopkinson alias «Narain Singh» Le racisme primaire et l'opportunisme politique de bas étage n'étaient pas les seuls facteurs pouvant expliquer l'hostilité d'Ottawa à l'égard de l'immigration indienne. La présence de militants provenant d'organisations nationalistes bengalaises et penjabiennes faisaient craindre aux autorités canadiennes que la diaspora indienne ne devienne un foyer d'agitation indépendantiste. Ces craintes commencèrent à se concrétiser lorsqu'un journal nationaliste indien, du nom de «Free Hindustani», vit le jour à Vancouver, en avril 1908. C'est dans ce contexte que le gouvernement canadien eut recours aux services très spéciaux de William Charles Hopkinson, un espion qui dirigeait un réseau d'informateurs au sein des communautés d'immigrants indiens vivant au Canada et aux États-Unis. Hopkinson avait grandi dans les Indes Britanniques. Son père était un sergent dans l'armée britannique qui avait été transféré à Allahbad, dans le nord de l'Inde. Très jeune, Hopkinson développa une aptitude exceptionnelle pour l'apprentissage des langues. Il parla couramment l'hindi et pouvait se débrouiller en panjabi et en gurukhi. En 1904, il fut nommé instructeur de police à Calcutta, alors la capitale des Indes britanniques. (11) Quatre ans plus tard, Hopkinson déménagea à Vancouver et fut engagé par le gouvernement canadien pour agir à titre d'inspecteur et d'interprète pour le ministère de l'Immigration. De 1909 à 1914, Hopkinson fournissa des renseignements sur de nombreux immigrants indiens aux gouvernements de trois pays différents - le Canada, les Indes Britanniques et les États-Unis. Cet espion très en demande se rapportait directement au sous-ministre de l'Intérieur du gouvernement canadien et à J.W. Wallinger, agent du gouvernement des Indes Britanniques, basé à Londres. Enfin, Hopkinson partageait aussi ses précieux tuyaux avec le commissaire-général de l'Immigration des États-Unis. Comme tout espion qui se respecte, Hopkinson menait une double vie. Dans sa «vraie» vie, il était père de deux filles et vivait dans une confortable maison de Vancouver avec une sténographe qu'il avait prit pour épouse. Dans sa vie «secrète», il disait s'appeler «Narain Singh» et portait un turban et une fausse barbe dans le but de se faire passer pour un prolétaire fauché originaire du Lahore (aujourd'hui la capitale de la province pakistanaise du Penjab). «Narain Singh» assistait aux assemblées qui avaient lieu dans les Gurdwaras du sud de la Colombie-Britannique. Il payait les membres de la communauté sikhe qui acceptait de lui fournir des renseignements sur les individus soupçonnés d'être des éléments subversifs. En 1908, lorsque le gouvernement canadien chercha à se débarrasser des Indo-Canadiens en leur offrant d'aller vivre au Honduras Britannique – un État voisin du Guatemala aujourd'hui appelé la République de Belize -, Hopkinson reçut alors la mission de vendre l'idée aux leaders sikhs de la Colombie-Britannique. Cependant, lors d'une importante réunion tenue dans un Gurdwara, deux Sikhs qui avaient été dépêchés au Honduras Britannique firent un compte-rendu largement négatif de leur expérience. La proposition fut alors rejetée et Ottawa n'eut droit choix que de renoncer à l'idée. Hopkinson offrit aussi ses services d'interprète aux agents d'immigration américains basés à Vancouver et à Montréal. En contre-partie, lui et ses informateurs à sa solde eurent le droit de traverser la frontière canado-américaine sans frais. Dès lors, Hopkinson et ses taupes se mirent à espionner les membres de la diaspora indienne des deux côtés de la frontière. D'ailleurs, le «boulot» ne manquera pas chez les voisins du sud. En effet, les restrictions canadiennes à l'immigration indienne firent en sorte que les États-Unis devinrent une destination de plus en plus attrayante pour les Penjabis souhaitant émigrer. Cependant, les immigrants indiens vivant sur la côte ouest américaine se heurtèrent aux mêmes sentiments xénophobes que ceux qui avaient choisi le Canada. Ainsi, en 1907, à seulement quelques jours d'intervalle de l'émeute anti-asiatique de Vancouver, une foule de manifestants racistes chassèrent violemment les travailleurs immigrants indiens de la ville de Bellingham, dans l'état de Washington. En 1913, la Californie adopta une loi intitulée Alien Land Law limitant le droit des immigrants indiens de se porter acquéreur de propriétés terriennes. L'émergence du mouvement Ghadar Évidemment, ce climat d'hostilité n'était évidemment pas particulièrement propice à l'intégration de ces nouveaux arrivants à la société américaine. Au lieu de concentrer leurs énergies à se faire une nouvelle vie sur un nouveau continent, de nombreux immigrants indiens se radicalisèrent plutôt sous l'influence d'intellectuels radicaux, comme Lala Har Dayal et Kartar Singh Sarabha, qui avaient milités dans des mouvements nationalistes dans les Indes britanniques avant d'aboutir en Amérique du Nord. Ces radicaux estimaient qu'il était inutile d'espérer d'améliorer leur condition d'immigrants tant que le problème de la domination coloniale en Inde ne serait pas résolu. L'avenir leur donnera en quelque sorte raison puisqu'il faudra attendre jusqu’à ce que l'Inde accède à l'indépendance, en 1947, pour que la législation contre l'immigration indienne soit abolie par Ottawa. En effet, cette année-là, l'obligation du «voyage ininterrompu» fut abrogée tandis que la Colombie-Britannique retira ses mesures discriminatoires contre les Indo-Canadiens. D'après ces penseurs nationalistes, les immigrants indiens étaient traités comme des citoyens de seconde classe dans leur société d'accueil parce que le colonialisme britannique avait fait d'eux des citoyens de seconde classe dans leur mère patrie. Ainsi, selon eux, c'était la situation politique de l'Inde, plus particulièrement la domination du sous-continent par une puissance étrangère, qui était à l'origine d'une bonne partie des problèmes qu'ils vivaient en tant qu'immigrants. C'est ainsi que le premier véritable mouvement politique indien ouvertement indépendantiste apparu, non pas aux Indes britanniques, mais bien aux États-Unis. Ce mouvement fut créé par une organisation connue sous le nom de Parti Ghadar, un mot signifiant 'révolte' ou 'mutinerie' en langue ourdou/panjabi. Selon Emily Datta, le Parti Ghadar «représentait la politisation des paysans du Pendjab, dont l'expérience en tant qu'immigrants forgea les liens communs de leur identité indienne et créa un sentiment d'urgence pour la libération de l'Inde.» (12) Le projet politique des ghadaristes était ambitieux : il s'agissait carrément de mettre sur pied une armée révolutionnaire, dont les membres seraient enrôlés à l'intérieur même de la diaspora indienne, afin de retourner en Inde pour la libérer une fois pour toute du colonialisme britannique. Les ghadaristes décidèrent de recourir à la violence armée révolutionnaire pour établir une Inde indépendante, séculaire et démocratique avec des droits égaux pour tous. Ils tirèrent leur inspiration du soulèvement Indien de 1857, des révolutions Américaines et Françaises, ainsi que de la récente révolution Mexicaine de 1911. Les ghadaristes adhéraient aux idéaux républicains et ajoutèrent une touche de socialisme utopique à leur propagande. En ce sens, le Parti Ghadar évita le piège du communalisme si typique à la politique indienne. Considérant que la foi était une affaire personnelle, les ghadaristes décidèrent dès le début d'interdire tout débat sur des questions religieuses dans leurs rangs. Bien que la composition du membership du Parti Ghadar reflétait la diversité de la mosaïque communautaire indienne, les militant Sikhs constituaient la plus composante la plus visible du mouvement. L'auteur Khuswant Singh précise cependant que «bien que neuf membres sur dix de la base du Parti Ghadar étaient des Sikhs et que les Gurdwaras servaient de centres pour ses activités, puisque la plupart d'entre eux étaient illettrés, la plupart de ses dirigeants étaient des Hindous ou des Musulmans instruits.» (13) La première assemblée des ghadaristes eut lieu le 23 avril 1913, à Astoria, en Oregon. Les principes de base du Parti Ghadar furent par la suite définis lors d'une importante réunion qui se tint en décembre de la même année, à Sacramento, en Californie. Il fut alors décidé que le Parti tiendra des élections annuelles pour élire un comité de coordination. C'est après cette réunion qu'un édifice fut acheté à San Francisco afin de servir de quartier général au Parti, qui s'autofinançait via une contribution mensuelle de 1$, obligatoire pour les membres. Le Parti Ghadar se dota aussi d'un journal hebdomadaire, appelé «Ghadar Di Goonj», qui était entre autres écrit en ourdou, en hindi et en panjabi. Les ghadaristes ne mâchaient pas leurs mots. Sur chaque édition du «Ghadar Di Goonj», on pouvait y lire (en lettres carrées) : «ENNEMI DE L'AUTORITÉ BRITANNIQUE EN INDE.» Ce journal deviendra plus tard un puissant outil de propagande. À son apogée, son tirage atteindra un million d'exemplaires. En 1913, des leaders ghadaristes tels que Jawala Singh firent des tournées dans les campagnes de Californie et de d'autres États américains de la côte du Pacifique pour prôner la révolution en Inde. À chaque assemblée, ils rencontraient des hommes qui faisaient le serment d'aller se battre en Inde. Les ghadaristes voulaient aussi organiser des cellules parmi les travailleurs agricoles et ceux du réseau ferroviaires ainsi que chez les étudiants. (14) Le mouvement ghadariste faisait évidemment l'objet d'une étroite surveillance de la part de différents espions, incluant Hopkinson et ses taupes. Le leader ghadariste Har Dayal fut lui-même arrêté en mars 1914 et déporté un mois plus tard, sur la base des rapports de renseignements confectionnés par Hopkinson. Le Parti Ghadar comptait également de nombreux sympathisants parmi la communauté indo-canadienne de Colombie-Britannique. L'«Hindoustan Association», fondé en 1909 en Colombie-Britannique, fut d’ailleurs considéré comme un groupe précurseur du Parti Ghadar. Une victoire temporaire, mais inspirante Pendant que les ghadaristes conspiraient et s'organisaient, les immigrants indo-canadiens remportèrent une victoire substantielle lorsque la cour suprême de Colombie-Britannique rendit jugement dans l'affaire Narain Singh et al, en novembre 1913. Narain Singh faisait partie d'un groupe de 39 aspirants immigrants indiens qui étaient détenus en attente de déportation vers leur pays d'origine. Les autorités canadiennes leur reprochait de ne pas s'être conformés à deux obligations, soit celle d'avoir effectué un «voyage ininterrompu» et celle de ne pas avoir été en possession d'au moins 200 $ comme l'exigeait la loi. Les avocats des 39 Indiens déposèrent une requête en habeas corpus afin de contester la légalité de la détention de Narain Singh et de ses compagnons d'infortune. Au terme de l'audience, le juge Murphy jugea que les décrets no. 920 et no. 926 étaient ultra vires, c'est-à-dire qu'ils excédaient la compétence de la Loi sur l'immigration de 1910. (15) Dans son jugement, le juge Murphy nota que le décret no. 926 employait l'expression «origine Asiatique» alors que la Loi sur l'immigration utilisait plutôt l'expression «race Asiatique.» Le tribunal statua que le terme «origine» avait une portée plus large que celui de «race.» Le juge Murphy fit remarquer qu'une personne née de parents Britanniques domiciliés en Inde serait considérée comme étant d'«origine Asiatique», mais non pas de «race Asiatique.» Bien entendu, il va sans dire que le législateur canadien n'a certainement jamais eu l'intention de brimer les descendants des colons anglais des Indes britanniques. Ottawa réagissa donc rapidement en apportant des correctifs à la loi de manière à la rendre conforme à la décision du juge Murphy tout en prévenant toute nouvelle vague d'immigration indienne. C'est ainsi que le 7 janvier 1914, le gouvernement conservateur de Sir Robert Borden amenda les articles 37 et 38 de la Loi sur l'immigration de 1910. L'expression «origine asiatique» fut biffée pour être remplacée par l'expression «race asiatique.» La victoire de Narain Singh et al inspira un homme d'affaire Sikh du nom de Baba Gurdit Singh, basé à Hong Kong. Gurdit Singh imagina un plan aussi astucieux qu'audacieux pour contourner l'obligation imposée aux immigrants indiens d'utiliser un «trajet ininterrompu» pour se rendre au Canada. Gurdit Singh se disait que les Indiens qui entameraient leur périple à partir d'une colonie britannique comme Hong Kong pour se conformer à l'obligation d'avoir voyagé via une liaison directe. Comte-tenu du fait que les Indiens sont des sujets de l'Empire britannique, ils ne contreviendront pas à la loi s'ils prennent pour point de départ une colonie du Commonwealth. C'est ainsi que Gurdit Singh affréta un bateau japonais appelé le Komagata Maru et le rebaptisa «Guru Nanak Jahaj.» Toutefois, les autorités britanniques de Hong Kong l'avaient à l'oeil. Gurdit Singh fut donc arrêté deux jours avant la date prévue du périple. Il fut accusé de vente illégale de billets pour un voyage illégal. Le Komagata Maru fut alors placé sous garde policière. Grâce à ses relations, Gurdit Singh réussissa toutefois à être remis en liberté sous caution, le 24 mars 1914. Entre-temps, les autorités canadiennes eurent la puce à l'oreille et ne tardèrent pas en prendre des mesures pour contre-carrer les plans de Gurdit Singh. (16) Ainsi, le 31 mars, le gouvernement Borden adopta le décret no. 897 créant deux nouvelles «classes prohibées» d'immigrants, soit les artisans et les ouvriers, qualifiés et non-qualifiés, lesquelles devinrent interdits d'entrée en Colombie-Britannique pour une période de six mois se terminant le 30 septembre. Dans le texte de le décret, Ottawa évoquait «la présente condition de surpopulation du marché du travail de Colombie-Britannique» pour justifier l'adoption de cette mesure exceptionnelle. Évidemment, seule l'imminence d'un nouvel arrivage d'immigrants indésirables, c'est-à-dire ceux les passagers du Komagata Maru, pouvait expliquer l'adoption d'une mesure aussi extrême par le gouvernement. En décrétant qu'il fallait empêcher coûte que coûte le débarquement des passagers en sol canadien, Ottawa mit en place les conditions d'un affrontement majeur qui deviendra inévitable. La saga du Komagata Maru Les passagers du Komagata Maru n'étaient pas des militants. Ils étaient d’abord et avant tout des travailleurs, surtout agricoles, qui ne cherchaient qu'à améliorer leur sort, comme la plupart des immigrants. Mais dans l'imaginaire collectif de la diaspora indienne, ils seront vite perçus comme des «combattants de la liberté», leur courageuse odyssée se confondant avec les aspirations d'émancipation qui animait de nombreux Indiens tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du sous-continent. Le Komagata Maru embarqua des passagers à Hong Kong, à Shanghai et à Yokohama, pour un total de 376 personnes, dont 346 Sikhs, 12 Hindous et 24 Musulmans, tous originaires du Pendjab. Se trouvaient également à bord un exemplaire du Granth Sahib, le livre sacré du sikhisme, de même qu'une cargaison de charbon dont la vente était destinée à couvrir les frais du périple. L'existence du Komagata Maru fut d'abord coulée dans la presse allemande, puis dans les journaux britanniques et enfin ceux de la Colombie-Britannique. Ceux-ci alimentèrent délibérément la xénophobie ambiante avec des titres tels que «Hindou Invasion of Canada.» De son côté, la communauté indo-canadienne était soudée dans sa volonté de combattre l'opposition à l'arrivée du Komagata Maru en Colombie-Britannique. Des réunions destinées à préparer l'accueil des nouveaux arrivants furent tenues dans les Gurdwaras et une collecte de fonds fut organisée. (17) Le Komagata Maru fut encerclé par des policiers dès son arrivé au port de Burrard Inlet, à Vancouver, le 23 mai 1914. Les passagers se virent interdit de quitter le paquebot. Le député conservateur H. H. Stevens prévint le gouvernement que des émeutes anti-immigrants pourraient éclater à n'importe quel moment à Vancouver si les autorités permettaient aux passagers de s'installer en Colombie-Britannique. Quant au premier ministre de Colombie-Britannique, Richard McBride, celui-ci n’y alla pas par quatre chemins, en déclarant : «La Colombie-Britannique doit rester blanche.» Le député Stevens et le maire de Vancouver, T. S. Baxter, lancèrent aussi un appel à la population caucasienne d'être prête à se mobiliser en vue d'empêcher toute tentative de débarquement de la part des passagers du Komagata Maru. Le 29 juin, le Conseil municipal de Vancouver adopta une résolution dénonçant l'arrivée du bateau. De leur côté, les membres de la communauté indo-canadienne de Vancouver formèrent «un comité riverain,» composé en bonne partie de militants ghadaristes, pour venir en aide aux passagers captifs. La situation du Komagata Maru eut des échos à travers l'ensemble de la diaspora indienne, soulevant l'indignation jusque dans les Indes Britanniques, où des assemblées publiques tenues à Amritsar, à Lahore et à Delhi condamnèrent tant le gouvernement canadien que les autorités de l'Inde coloniale. On reprocha en effet au gouvernement des Indes Britanniques de ne pas avoir fait le moindre geste pour protéger ses propres citoyens alors qu'en comparaison, les autorités nipponaises avaient réagi lorsque le Canada adopta des mesures discriminatoires contre les japonais expatriés. Afin de dénouer la crise, des pourparlers furent entrepris entre, d'une part, les passagers et les membres de la communauté indo-canadienne et, d'autre part, les autorités canadiennes, qui étaient notamment représentées par l'incontournable inspecteur Hopkinson. Le gouvernement voulait que l'ensemble des passagers ne présente qu'un seul demandeur au statut d'immigrant, de façon à ce que la décision qui sera rendu fasse figure de «cause type» s'appliquant automatiquement aux quelques 370 autres immigrants. Les passagers du Komagata Maru s'opposaient vigoureusement à une telle manière de procéder et revendiquaient le droit à une audience individuelle pour évaluer chacun de leur cas. Mais le temps ne jouait pas en leur faveur. Tandis que les négociations traînaient en longueur, les conditions d'existence sur le Komagata Maru ne cessaient de se détériorer. En effet, la nourriture se faisant de plus en plus rare alors que la canicule devenait de plus en plus suffocante. C'est donc de guerre lasse que les passagers acceptèrent le modus operandi fallacieux proposé par les autorités canadiennes. Munshi Singh fut choisi parmi les passagers pour présenter une demande de statut d'immigrant devant un comité formé de fonctionnaires du ministère de l'Immigration. Durant l'audience, Singh se présenta comme un fermier qui avait l'intention de faire l'acquisition d'une terre et de la cultiver. Munshi Singh reconnu qu'il n'avait que la somme de 20$ en sa possession, mais indiqua au comité que ses proches en Inde pouvaient lui envoyer les 200$ requis au besoin. Hopkinson offrit également son témoignage. De l'avis de l'espion, Munshi Singh «n'avait pas plus l'intention que lui de devenir un fermier.» Les fonctionnaires canadiens en arrivèrent à la conclusion que Singh appartenait à une «classe prohibée» d'immigrants, soit celle de «l'ouvrier non-qualifié.» Le comité rejeta donc la demande de Singh, et ordonna sa détention et sa déportation, le 25 juin. Cette décision fut ensuite attaquée devant la cour suprême de Colombie-Britannique par une requête en certiorari et en habeas corpus. Mais le juge Murphy décida de rejeter les requêtes sans donner de motifs. En fait, il invoqua l'étrange prétexte de permettre au requérant d'obtenir une date d'audition «plus rapide» devant la cour d'appel provinciale. Puis, dans une décision unanime, les cinq juges de la cour d'appel de Colombie-Britannique rejetèrent l'appel de Munshi Singh, le 6 juillet. Les cinq magistrats statuèrent que le tribunal ne pouvait entendre les requêtes de Munshi Singh. Selon eux, le requérant aurait dû plutôt contester la décision du comité en s'adressant directement au ministre de l'Intérieur. (18) Cette décision mit littéralement le feu aux poudres. Le 17 juillet, une mutinerie éclata à bord du Komagata Maru. Les passagers empêchèrent les membres de l'équipage de démarrer le moteur du paquebot et de lever l'ancre. Constatant qu'il avait perdu le contrôle de son navire, le capitaine Yamamoto lança un appel au secours à la police canadienne. Le gouvernement canadien réagissa en envoyant 135 policiers municipaux et 35 agents d'immigration avec un remorqueur maritime, appelé le «Sea Lion», afin de repousser le Komagata Maru des rives canadiennes. Mais les passagers révoltés lancèrent des morceaux de charbon et des briques sur les policiers et le «Sea Lion». Débordées, les forces de l'ordre durent battre en retraite. Le HMCS Rainbow, un vaisseau de guerre de l'armée navale canadienne, fut alors dépêché sur les lieux et pointa ses huit canons en direction du Komagata Maru. Les militaires étaient en attente d'un ordre d'ouvrir le feu au cas où la mutinerie des passagers persisterait. Des régiments des Forces armées canadiennes prirent également position, de sorte que le port de Vancouver ressemblait à une véritable zone de guerre. Des membres de la communauté sikhe de Colombie-Britanniques étaient si en colère qu'ils jurèrent d'incendier la ville de Vancouver si jamais l'armée faisait feu sur leurs compatriotes du Komagata Maru. Cela ne sera pas nécessaire car le paquebot reprit la route des mers, le 23 juillet. Des 376 passagers que comptait le Komagata Maru, seulement 24 furent admis au Canada. Les passagers du Komagata Maru n'étaient cependant pas au bout de leurs peines. Durant le trajet du retour, la Première Guerre Mondiale éclata. C'est d'ailleurs pour cette raison que les autorités britanniques interdiront aux passagers de mettre le pied à terre lorsque le Komagata Maru atteignit le port de Yokohama. Le paquebot dû donc reprendre son odyssée jusqu'en Inde, où une mauvaise surprise attendait les passagers. Les ghadaristes et la «Grande Guerre» Pour le Parti Ghadar, le déclenchement de la «Grande Guerre» - comme on l'appelait à l'époque - représentait une formidable opportunité pour fomenter une insurrection à grande échelle contre l'ordre britannique en Inde. Les ghadaristes voulaient en effet profiter du fait que le conflit mondial forcerait l'Empire britannique à réduire ses troupes sur le sous-continent indien de manière à redéployer des régiments sur différents fronts pour affronter les armées allemandes, austro-hongroises et ottomanes sur de multiples fronts. Les ghadaristes ne s'étaient pas trompés sur ce point. Durant la guerre, seulement 15 000 soldats britanniques furent laissés sur place pour protéger une administration coloniale gouvernant un pays alors peuplé de 300 millions de personnes... (19) Lors d'une réunion tenue à San Francisco le 5 août 1914, la direction du Parti Ghadar convena d'un commun accord que l'heure était venu de déclarer la guerre au gouvernement colonial des Indes britanniques. Les ghadaristes avaient besoin de fonds et d'armes, et c'est à cette fin qu'ils décidèrent d'entrer en contact avec les puissances rivales du Commonwealth. (20) Les conspirateurs ghadaristes ne se faisaient guère d'illusions sur leurs chances de succès. Ils ne cherchaient d'ailleurs pas à cacher à leurs futures recrues qu'elles risquaient de trouver la mort au terme de cette aventure périlleuse et incertaine. Bien au contraire. Dans leur journal, ils publiaient régulièrement une annonce qui se lisait ainsi : «Recherché : des soldats enthousiastes et héroïques pour organiser le ghadar en Hindoustan. Rémunération : la mort. Récompense : le martyre. Pension : la liberté.» (21) Durant le mois d'août, le Parti Ghadar organisa des rassemblements monstres aux États-Unis lors desquels des orateurs exhortaient les immigrants indiens à tout abandonner sans délai pour aller se battre en Inde. Comme le souvenir pénible de l'affaire du Komagata Maru était encore très vif dans les esprits, les immigrants indiens étaient plus réceptifs que jamais à l'agit-prop ghadariste. Fait intéressant, la première embarcation de combattants ghadaristes qui prit la mer en direction des Indes britanniques provenait de Vancouver. Ce bateau, qui quitta le Canada le 22 août, comptait 26 Indo-Canadiens à son bord. Le 29 août suivant, un second navire parti de San Francisco à destination du sous-continent indien en transportant une soixantaine de militants ghadaristes. Bien entendu, les autorités coloniales n'ignoraient rien des desseins séditieux des ghadaristes, qu'elles attendaient de pied ferme. Les Britanniques se sentaient particulièrement menacés par le fait qu'une grande partie de la base du Parti Ghadar était composée de Sikhs originaires du Pendjab, une région qui était devenu le principal bassin de recrues de l'armée impériale Anglo-Indienne. L'administration coloniale ne pouvait tout simplement pas se permettre de voir le Pendjab basculer dans le camp de la révolution dans une période aussi critique pour l'Empire. Les autorités britanniques furent donc rapides à adopter des mesures coercitives destinées à tuer dans l'oeuf la rébellion que préparait fébrilement le Parti Ghadar d'outre-mer. En septembre 1914, le décret Ingress permit aux gouvernements provinciaux d'interner toute personne pénétrant sur le territoire du sous-continent, incluant les individus détenant la citoyenneté indienne. Les passagers du Komagata Maru furent d’ailleurs les premiers à faire les frais de ce décret. Le 29 septembre, alors que le célèbre paquebot s'approchait de Calcutta, un navire de guerre britannique lui somma de s'immobiliser. Le Komagata Maru fut ensuite dirigé à un endroit appelé à Budge Budge, à 17 000 miles de Calcutta. Après avoir vécu tant de mésaventures, les passagers à bout de nerf ne se sentaient pas particulièrement d'humeur à se plier aux caprices des autorités coloniales. Plusieurs d'entre eux se montrèrent contrariés lorsque des policiers leur donnèrent l'ordre d'embarquer à bord de trains devant les amener au Pendjab. Certains préféraient plutôt chercher du travail à Calcutta tandis que d'autres insistèrent pour aller déposer l'exemplaire du Granth Sahib dans un Gurdwara avant d'aller à quelque autre lieux que ce soit. Les passagers qui refusèrent de monter dans les trains entreprirent donc de marcher en direction de Calcutta. Lorsqu'une trentaine de policiers britanniques tentèrent de leur bloquer la route, une violente confrontation éclata. Dix-huit des anciens passagers trouvèrent la mort et vingt-cinq autres furent blessés. Trois policiers britanniques et deux policiers sikhs perdirent aussi la vie. Dans la confusion, une soixante d'ex-passagers réussirent à fausser compagnie aux forces de l'ordre. L'heure des comptes Bien que le Komagata Maru avait quitté le Canada pour ne plus jamais y revenir, la communauté indo-canadienne resta profondément bouleversée et révoltée par cet épisode mouvementé. Après le départ forcé du bateau, les sentiments de colère étaient à leur comble et se dirigèrent naturellement vers les mouchards qui travaillaient main dans la main avec les autorités canadiennes depuis belle lurette. L'heure des règlements de compte avait sonnée... Le 31 août 1914, les autorités découvrirent le cadavre de Narman Singh, un des associés de Bela Singh Jain, qui dirigeait un gang qui s'adonnait à l'extorsion et à l'intimidation. Réputé pour ses méthodes violentes, Bela Singh était l'un des informateurs les plus notoires d'Hopkinson. Peu après, Arjan Singh, un autre mouchard, fut abattu par un vieil homme Sikh. (22) Un nouvel incident eut lieu le 6 septembre, soit la journée des funérailles d'Arjan Singh. Bela Singh fit irruption dans un Gurdwara et ouvrit le feu avec deux revolvers. Deux Sikhs furent tués, incluant le président de la société Khalsa Diwan, Bhai Bhang Singh, et sept personnes furent blessées. Le 21 octobre, Hopkinson se présenta à la cour dans le but de témoigner en faveur de son protégé Bela Singh. Le tribunal n'aura toutefois pas l'opportunité d'entendre sa déposition puisque Hopkinson fut abattu à l'intérieur même de l'édifice de la cour par Sardar Mewa Singh, qui ne chercha pas à fuir les lieux et fut arrêté sur place. Hopkinson eut droit à des funérailles grandioses, qui réunirent des centaines de policiers, de soldats britanniques et de fonctionnaires canadiens. Durant son procès, Mewa Singh n'eut aucune hésitation à assumer pleinement son geste. Il expliqua au tribunal qu'il tenait Hopkinson pour responsable de la profanation qu'avait causé Bela Singh en ouvrant le feu dans un temple sikh. Mewa Singh fit aussi la déclaration suivante : «Ma religion ne m'a pas enseigné de faire preuve d'inimitié envers quiconque, et je n'avais aucune inimitié envers M. Hopkinson. Il oppressait beaucoup les plus pauvres. Étant moi-même un Sikh convaincu, je ne pouvais plus supporter de voir tout le mal qu'il faisait à la fois à mes compatriotes et au dominion du Canada. C'est ce qui m'a amené à prendre la vie de M. Hopkinson et à sacrifier la mienne. Et, remplissant le devoir d'un vrai Sikh et en me rappelant le nom de Dieu, j'avancerai vers l'échafaud avec la même joie que celle d’un bébé affamé s'approchant de sa mère. Je suis convaincu que Dieu m'accueillira en ouvrant ses bras merveilleux.» Mewa Singh fut pendu le 11 janvier 1915, devenant probablement le seul Sikh à avoir été condamné à la peine capitale dans toute l'histoire judiciaire du Canada. Encore aujourd'hui, Mewa Singh est considéré comme un héros et un martyr dans la communauté sikhe. Il est honoré annuellement dans différents Gurdwaras un peu partout à travers le monde lors d'une cérémonie portant le nom de «Journée du martyr Mewa Singh.» (23) Un portrait de Mewa Singh est affiché bien en évidence dans le Gurdwara de Ross Street, à Vancouver. En Inde, jusqu'à 8000 militants ghadaristes auraient réussi à s'infiltrer clandestinement à l'intérieur du sous-continent. Toutefois, l'appel aux armes du Parti Ghadar ne reçut aucun appui de la part de l'establishment nationaliste indien. En effet, tant que le Congrès National Indien, que la Ligue Musulmane et le Chief Khalsa Diwan se rangèrent sagement du côté des Britanniques lors du conflit mondial. Même le fameux Mohandas Karamchand Gandhi, dit le «Mahatma» (Grande âme), proclama sa «loyauté envers l'Empire Britannique» lors d'un discours prononcé à Madras, en 1915. (24) Le 21 février 1915, la date prévue du soulèvement, des régiments de soldats indiens – surnommés cipayes - devaient se révolter à Kohat, à Bannu et à Dinapur tandis qu'au même moment des combattants ghadaristes devaient prendre d'assaut plusieurs garnisons militaires avant de proclamer la «République de l'Inde.» Mais les autorités coloniales ayant eut vent de ce qui se préparait, le soulèvement tomba à l'eau. En dépit de leurs efforts et leur esprit de sacrifice, le mouvement de rébellion se solda par un cuisant échec. Au total, 145 ghadaristes furent pendus et 308 autres furent condamnés à purger des peines de quatorze années d'emprisonnement et plus. On ignore avec exactitude le nombre d'Indo-Canadiens qui retournèrent en Inde pour faire la guerre à l'impérialisme britannique. Tout ce que l'on sait, c'est qu'à la fin de la première guerre mondiale, on estimait qu'environ 1000 Indo-Canadiens avaient quittés la Colombie-Britannique. Une partie d'entre eux sont sans doute allés s'établir aux États-Unis. Mais d'autres, possiblement en grand nombre, renoncèrent à leur nouvelle vie en Amérique du nord pour aller grossir les rangs du mouvement ghadariste. Lors de la Conférence de la guerre impériale, les britanniques se plaignirent au premier ministre canadien Robert Borden que le climat politique au Pendjab s'était passablement dégradé à cause de radicaux qui se servait habilement de la situation de la communauté indo-canadienne pour agiter les masses. (25) Soumis à la pression des Britanniques, Borden fut forcé de reconnaître le tort que l'affaire du Komagata Maru avait causé. Peu après, Ottawa assouplissa sa législation en permettant aux Indo-Canadiens qui avaient le statut de résident de faire entrer leur famille au Canada. *** Maintenant qu'on connaît un peu mieux l'ampleur de l'affaire Komagata Maru, peut-on vraiment donner tort aux représentants de la communauté indo-canadienne de s'attendre à des excuses plus formelles de la part du premier ministre du Canada au lieu de quelques mots lancés lors d'un festival culturel ? Sources: (1) The Canadian Press, «PM apologizes for 1914 Komogata Maru incident; Sikhs say that's not enough», Jeremy Hainsworth, August 4, 2008. |
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