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Comment les services secrets canadiens alimentent l'islamophobie au Québec (2ème partie)Anonyme, Dimanche, Juillet 27, 2008 - 06:02
Alexandre Popovic
Dans ce dernier article d'une série de deux, nous examinerons la performance de Mubin Shaikh dans son rôle d'agent d'infiltration pour la GRC lors de l'enquête de l'escouade antiterroriste canadienne qui avait aboutit à l'arrestation de 18 musulmans dans la région de Toronto, en 2006, ainsi que les diverses retombées liées à cette affaire. Au début, il n'y a ni complot, ni «cellule terroriste.» Seulement de jeunes musulmans aux idées fondamentalistes vivant à Mississauga et à Scarborough, en banlieue de Toronto, qui discutent de politique et de religion sur Internet. L'un d'eux, Zakaria Amara, se sert notamment du web pour diffuser des poèmes où il dénonce l'oppression des palestiniens et appelle les musulmans à un retour aux racines islamiques. (71) De son côté, Fahim Ahmad clavarde sur le forum de discussion Al-Tibyyan, où l'on peut lire de la rhétorique pro-djihad et télécharger des vidéos du réseau al-Qaïda. (72) Notons que Al-Tibyyan joui d'un rayonnement international, attirant des participants provenant des quatre coins du globe. «C'est surtout un site de propagande», indique Rita Katz du SITE Institute, un organisme américain qui surveille ce type d'activités sur internet. Il n'en faut pas plus pour que le SCRS lance une enquête, baptisée Opération Claymore, au cours de l'année 2004. Fait particulier, le fait que ces jeunes musulmans tombent dans la mire des services secrets devient rapidement le secret le moins bien gardé en ville. Ainsi, dès 2004, des agents de renseignement rencontrent des représentants de la communauté musulmane de la grande région de Toronto pour leur montrer des photos de certains d'entre eux. Le SCRS contacte même certains parents dans l'espoir que ceux-ci usent de leur «influence modératrice» auprès des jeunes ciblés par l'opération Claymore. (73) «Les agents du SCRS ont approchés des parents pour leur laisser savoir que le SCRS soupçonnait leur enfant d'être en train d'adhérer à une idéologie extrémiste», reconnaît Barb Campion, porte-parole de l'agence de renseignement. Bien entendu, les principaux intéressés n'ignorent rien de l'intérêt prononcé que le SCRS éprouve envers eux. Muhammad Robert Heft, un résident de Toronto converti à l'islam, affirme que Fahim Ahmad lui a confié qu'il se savait sous surveillance. «Il m'a dit qu'il y avait des voitures qui le suivait et qu'il savait qu'ils écoutaient toutes ses conversations téléphoniques», raconte Heft au Maclean's. (74) En fait, les agents de renseignement veulent s'assurer que Ahmad et ses compagnons soient pleinement conscients qu'il les ont à l'oeil, dans l'espoir que cela refroidisse leurs ardeurs. Le SCRS convoquent même certains d'entre eux à des d'entrevues. (75) En 2005, Ahmad se fait carrément offrir de devenir informateur. (76) La surveillance à découvert peut avoir un effet dissuasif sur des suspects qui préparent un gros coup. Or, ce n'est pas le cas ici. D'ailleurs, les principaux intéressés ne se montrent guère impressionnés par les tactiques du SCRS, qui semblent plutôt avoir l'effet inverse puisqu'elles tendent à les radicaliser. C'est à tout le moins l'opinion d'Omar Kalair, le fondateur et le directeur de United Muslims, un groupe de musulmans modérés de Mississauga, qui fait parti de ceux que le SCRS contacte à l'époque. «Nous croyons en partie qu'avec sa surveillance, le SCRS agita les membres de ce groupe, qui ne faisait rien d’illégal au début, jusqu'au point où ils se sont dits : 'Hé bien, s'ils veulent nous voir comme des terroristes, alors on devrait aussi bien faire quelque chose dans ce genre'», dit-il au Maclean's. Selon Kalair, cela expliquerait pourquoi les bureaux du SCRS auraient fait parti des premiers endroits qu'ils veulent faire sauter. (77) Toutes sortes de sombres desseins se mettent apparemment à germer dans la tête d'Ahmad. Aussi violentes soient ses idées, il reste que leurs chances de succès sont pratiquement nulles compte-tenu de la surveillance dont il fait l'objet. À cela s'ajoute l'amateurisme flagrant d'Ahmad. Bien qu'il se sait surveillé, celui-ci utilise pourtant sa propre carte de crédit pour louer un véhicule permettant à deux de ses compagnons, soit Yasin Abdi Mohamed et Mohammed Ali Dirie, de se rendre aux États-Unis pour faire l'acquisition d'armes de poing semi-automatiques et de munitions. Après leur départ, un avis de guet est lancé à tous les postes douaniers canadiens afin que ledit véhicule soit intercepté et fouillé dès son retour au pays. (78) C'est ce qui se produit lorsque le duo se présente au poste frontière de Fort Erie, en août 2005. L'inspection du véhicule s'étant révélée infructueuse, Mohamed et Dirie subissent la fouille. Les douaniers trouvent alors trois armes à feu et 182 balles. En octobre, les deux individus plaident coupable et écopent chacun d'une peine de prison de deux ans moins un jour. Bref, n'est pas «terroriste» qui veut. Si Ahmad et compagnie veulent vraiment se lancer dans le djihad, force est de constater qu'ils n'arrivent guère à être autre chose que des rêveurs dépourvus à la fois de moyens et de qualifications. C'est alors que Mubin Shaikh fait son entrée. Shaikh va devenir l'homme de la situation, celui qui va leur permettre de passer du rêve à la réalité. Ou plutôt, c'est ce qu'ils croiront. Car Shaikh est évidemment un cadeau empoisonné des services secrets. L'informateur dispose de nombreux atouts pour non seulement mener à bien sa mission d'infiltration, mais aussi exercer de l'ascendent sur les cibles. D'abord, sa crédibilité en tant que musulman fondamentaliste est déjà bien établie dans la communauté. Puis, sa connaissance des saintes écritures islamiques fait de lui une référence en matière de religion. De plus, sa formation militaire va aussi faire de lui un élément indispensable. Enfin, il y a aussi la différence d'âge. Shaikh est en effet de dix ans l'aîné de Fahim Ahmad et de Zakaria Amara, tous deux âgés de 20 ans. Ceux-ci seront éventuellement présentés comme les deux principales «têtes dirigeantes» du prétendu «complot terroriste.» L'histoire commence lorsque ses contrôleurs du SCRS lui montre des photos des cibles et lui demande d'aller à leur rencontre lors d'une soirée de levée de fonds en l'honneur de Mohamed et de Dirie, le 27 novembre 2005. Ce soir-là, Shaikh prend place à la même table où sont assis Ahmad et Amara. La conversation s'engage et, à un certain moment, Ahmad parle des visites d'agents du SCRS chez lui. Selon Shaikh, Ahmad laisse alors entendre qu'il a l'intention d'ouvrir le feu la prochaine fois que des agents de renseignement frapperont à sa porte. «Il n'était pas timide quant à ses intentions et ses motivations», déclare Shaikh durant un de ses récents témoignages à la cour. «Encore aujourd'hui, j'ignore pourquoi il se montrait si ouvert.» (79) Shaikh semble savoir exactement ce qu'il doit faire pour leur en mettre plein la vue. Il leur exhibe son permis de port d'arme en leur disant qu'il a été instructeur de tir durant son passage au sein des cadets des Forces armées canadiennes. À en croire Shaikh, les yeux d'Ahmad se mettent alors à briller. Amara aurait ensuite posé la question suivante à Shaikh : «Le djihad est-il Fard Ayn ou Fard Kifayah ?» (80) Traduction: la guerre sainte est-elle une obligation individuelle ou une responsabilité collective ? S'il répond Fard Kifayah, Shaikh sera perçu comme un type fort en gueule mais qui reste à l'écart de l'action, alors que s'il dit Fard Ayn, on le verra plutôt comme un mec qui est prêt à se mouiller. Shaikh sait évidemment quoi répondre : c'est Fard Ayn, bien entendu. Selon lui, on cherche déjà à le recruter. Plus tard au cours de la même soirée, Amara lui donne une accolade. Lors de son témoignage, Shaikh dit avoir alors senti quelque chose dans les pantalons d'Amara, mais ajoute ne pas se souvenir s'il lui a demandé s'il est content de le voir... Shaikh ne tarde pas à apprendre que l'objet qu'il a senti est en fait un pistolet 9 mm que Amara porte sur lui à ce moment-là. Ce dernier sort une balle à tête creuse du magazine, et la lui présente comme une balle «tueuse de flics» (cop killers, en anglais). Deux jours après ce premier contact, Shaikh semble avoir déjà gagné la confiance d'Ahmad. Celui-ci lui aurait exposé en détail le scénario pour le moins apocalyptique qui mijoterait dans sa tête depuis quelques temps. Il veut frapper les bureaux de la GRC et du SCRS à Toronto. Il veut aussi s'emparer du parlement fédéral, prendre en otage les députés s'y trouvant et les décapiter un à un jusqu'à ce que l'armée canadienne se retire d'Afghanistan et que tous les détenus musulmans soient libérés des prisons canadiennes. Il veut également prendre le contrôle des caméras de télévision du réseau CBC afin de diffuser ses revendications. Pour faciliter sa fuite, une série d'attentats à la voiture piégée autour du parlement devrait faire l'affaire. Décidément, il semble avoir pensé à tout. Sauf qu'il lui manque de tout. Car pour réaliser un tel projet, non seulement lui faut-il des moudjahidin (guerriers islamistes), mais aussi quelqu'un qui puisse leur donner une formation adéquate. Pour Ahmad, Shaikh apparaît évidemment comme le candidat tout désigné pour remplir ce rôle. Bien entendu, l'informateur accepte la proposition. Lorsque Shaikh rencontre son contrôleur du SCRS, il décrit Ahmad comme une bombe à retardement. Le point tournant de la mission d'infiltration de Shaikh survient lorsque celui-ci apprend qu'un camp d'entraînement se tiendra au mois de décembre durant la période des fêtes dans le secteur boisé de la petite ville de Washago, à 150 km au nord de Toronto. À partir de ce moment, Shaikh devient un agent-source travaillant pour le compte de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de la Division O de la GRC, qui déclenche sa propre enquête et lui donne le nom de Projet OSage. En tout, 13 personnes, adultes et mineurs confondus, prennent part à ce camp qui s'étire sur une durée de 12 jours. Shaikh y joue un rôle de premier plan. Il se fait appeler «Abu Jandal», c'est-à-dire «père des soldats», et doit entraîner les «recrues» aux manoeuvres militaires. Les participants brûlent des calories en effectuant des courses à obstacles et en «jouant» à la guerre avec des pistolets à balles de peinture. Ils se reposent en écoutant des discours prônant le djihad contre l'Occident. Ils ont même l'occasion de tirer à balles réelles avec une arme 9 mm. «Je pense que quand ils ont entendu le coup partir, cela les a effrayés plus que cela les a excités», rapporte Shaikh dans un de ses témoignages à la cour. (81) Soulignons que l'expérience de Washago n'a rien de comparable avec les fameux camps d'entraînement d'al-Qaïda en Afghanistan à l'époque des talibans. Les «apprentis moudjahidin» apparaissent comme des novices qui ont du mal à s'adapter au fait de se trouver si loin de leur habitat naturel, c'est-à-dire le milieu urbain. Sous-équipés pour affronter les rigueurs de l'hiver du nord ontarien, ils préfèrent dormir dans leurs voitures. Le jour, ils multiplient les escales au Tim Horton's du coin pour se réchauffer, utiliser les toilettes et boire du café. De plus, si Ahmad et sa bande veulent passer inaperçus, force est de constater que c'est plutôt raté. D'abord, ils ne se cassent pas la tête pour choisir leur site de campement : ils «squattent» carrément une terre sans se soucier de ce que son propriétaire pourrait en penser. Et puis, avec leur peau basanée et leurs tenues de camouflage militaire qu'ils portent en permanence, ils sont difficiles à manquer dans cette région rurale. On est bien loin des mythiques «agents dormants d'al-Qaïda» qui chercheraient à se fondre dans la masse. «Ils ne tramaient rien de bon, ça c'est clair», commente un cultivateur. «J’ai vu des traces dans la neige qui n'auraient pas dû être là. J'ai vu les gars, alors j'ai appelé la police», dit Mike Côté, un résident vivant dans le coin. (82) À son grand étonnement, la police lui demande de garder le silence. Les intrus deviennent même une source d'irritation pour certains résidents, qui voient leur nuit de sommeil perturbée par des coups de feu. (83) Les résidents remarquent également la présence de contingents policiers en civil, qui espionnent et filment les moindres faits et gestes de ces étranges campeurs. «C'était courant de voir un policier assis dans une voiture banalisée au beau milieu de la nuit», raconte l'un d'eux au Toronto Sun. Rob Cloughley, un ex-employé d'IBM qui vit en ermite, rapporte que les policiers sont si nombreux qu'à un certain moment, leurs véhicules bloquent carrément la petite route qu'il doit prendre pour se rendre chez lui. Quelques semaines après le camp de Washago, des divisions commencent à apparaître entre Amara et Ahmad, qui se lancent dans des campagnes de salissage pour se discréditer mutuellement. (84) Amara cherche à mettre en doute l'intégrité d'Ahmad en l'accusant d'avoir détourné des fonds destinés à la cause pour s'acheter du mobilier et un téléviseur à écran à plasma. De son côté, Ahmad tente de rabaisser Amara en alléguant qu'il ne cherche qu'une excuse pour renoncer au djihad depuis qu'il est devenu apparent que la police est à leur trousse. Signe que l'agent-source est désormais devenu indispensable, les deux rivaux courtisent Shaikh afin de bénéficier de son allégeance. Durant les mois qui suivront, la dispute atteindra un point de non-retour. Amara va rompre formellement avec Ahmad et former un nouveau groupuscule qui produira un vidéo de propagande à des fins de recrutement. Éventuellement, un autre agent-source sera mis à contribution. Mais ça, c'est une autre histoire... De la peur du terrorisme jusqu'aux Le 23 janvier 2006, la victoire du Parti conservateur de Stephen Harper met fin à près de 13 années de régime libéral à Ottawa. Durant leur règne, les libéraux avaient refusé de subordonner entièrement la politique étrangère canadienne aux visées de Washington, comme en témoigne le refus du premier ministre Jean Chrétien de suivre les États-Unis dans leur guerre préventive contre l'Irak de Saddam Hussein, en mars 2003. Mais avec l'arrivée au pouvoir d'un parti conservateur pro-américain, la situation change du tout au tout. Au cours des premiers mois suivant son élection, le nouveau gouvernement multiplie les coups d'éclats afin de se démarquer de ses prédécesseurs libéraux en matière de politique internationale et de lutte antiterroriste. Ainsi, pour son premier voyage à l'étranger, le premier ministre Harper décide de rendre visite aux soldats canadiens en poste à Kandahar, en Afghanistan, le 12 mars 2006. Durant sa visite, Harper déclare : «Nous sommes tous touchés par la menace du terrorisme et ce pays, comme nous le savons, a été le bastion du terrorisme et constitue encore une menace.» (85) Deux semaines plus tard, le Canada devient le premier pays du monde occidental à couper les vivres au nouveau gouvernement palestinien dirigé par le Hamas. (86) Puis, en juillet, lorsque l'armée israélienne bombarde massivement le Liban, ciblant tant des infrastructures civiles que des objectifs militaires en représailles contre l'enlèvement de deux de ses soldats par le Hezbollah, le Canada se distingue encore une fois du reste de l'Occident par le soutien inconditionnel que manifeste le gouvernement Harper à l'offensive israélienne. (87) Malgré son statut minoritaire, le gouvernement conservateur décide donc d'entraîner le Canada dans la guerre mondiale contre le terrorisme lancée par le président américain George W. Bush Jr. après les attaques du 11 septembre 2001, et ce, au mépris des risques évidents de polarisation entre le Canada et le monde musulman. Sur le plan domestique, la nouvelle orientation pro-sécuritaire des conservateurs se traduit par une approche confrontationnelle vis-à-vis du radicalisme musulman et par l'adoption de la ligne dure sur les questions dites de sécurité nationale. Coïncidence ou non, le retour en force de l'antiterrorisme au Canada s'accompagne par la montée de l'intolérance contre les minorités ethnico-religieuses, en particulier les communautés arabo-musulmanes. Peu après l'accession au pouvoir des conservateurs, la GRC remit un dossier d'information au nouveau ministre de la Sécurité publique, Stockwell Day, révélant qu'elle avait eu recours à des tactiques de perturbation à une douzaine de reprises au cours des deux dernières années contre des groupes soupçonnés de terrorisme. (88) Ce type de tactiques sont généralement utilisées lorsque la police manque de preuves pour traduire les suspects devant un tribunal. On parle de bloquer l'entrée de présumés complices ou de certains biens à la frontière, laisser savoir aux suspects qu'ils sont sous étroite surveillance, retirer le statut d'organisation charitable à des groupes soupçonnés de collusion avec le terrorisme, déporter certains citoyens étrangers et entreprendre des «actions défensives.» Fait intéressant, la GRC estime que de tuer discrètement dans l'oeuf un complot terroriste en devenir est une approche plus porteuse de succès que de procéder à des arrestations. Les conservateurs ne privilégient pas une approche aussi discrète. Ils veulent au contraire que le monde entier sache que le Canada fait la guerre au terrorisme. Harper va d'ailleurs profiter de la conclusion de Projet OSage pour bien faire entendre ce message. Le Projet OSage prend fin le 2 juin 2006, lorsque 400 policiers procèdent à 17 arrestations dans la région de Toronto. Harper a du mal à contenir sa joie. Dès le lendemain, il chante les louanges de l'escouade antiterroriste sur toutes les tribunes. «Je tiens à féliciter les membres de la GRC, du SCRS et des autorités policières locales pour avoir mené à bien cette opération», lance-t-il. (89) Cette razzia représente une merveilleuse opportunité pour justifier l'agenda sécuritaire de son gouvernement. Pour Harper, les arrestations prouvent que «le Canada n'est pas à l'abri de la menace terroriste.» (90) Le chef conservateur se permet aussi de spéculer sur les motivations des accusés. «Nous sommes ciblés en raison de qui nous sommes et de notre façon de vivre», dit-il. Harper a beau jeu de semer la peur. À ce moment-là, le public en sait encore bien peu sinon que la GRC parle d'un groupe qui «posait une menace réelle et grave» puisqu'il «a commandé et pris livraison de trois tonnes de nitrate d’ammonium», un engrais chimique pouvant servir d'ingrédient à la fabrication de bombes. (91) «C'est trois fois plus que la quantité de nitrate utilisée lors de l'attentat au camion piégé d'Oklahoma City en 1995, qui avait soufflé la moitié d'un immeuble et fait 168 morts», de préciser le commissaire-adjoint Mike McDonell. (92) L'affaire fait évidemment les manchettes partout au Canada et au Québec. Certains grands médias n'hésitent pas à tenir des discours ouvertement paranoïaques. La une du Journal de Montréal prédit en effet que «des terroristes pourraient viser Montréal.» (93) C'est l'avis de David Romano, chercheur au Consortium interuniversitaire de Montréal pour les Études arabes et du Moyen-Orient. «Il y a certainement déjà des terroristes à Montréal. Ils s'organisent. Éventuellement, ils vont frapper», dit-il avec certitude en amenant pourtant aucun élément d'information susceptible de soutenir ses propos alarmistes. (94) «Montréal est probablement dans leurs plans. Si il y avait une cellule à Toronto, c'est certain qu'il y en a aussi à Montréal», renchérit Wade Deisman, professeur en criminologie de l'Université d'Ottawa. De son côté, la une de La Presse parle du «plus important complot terroriste de l'histoire» et se lance dans un jeu de devinettes en demandant quelles étaient les cibles des soi-disant «terroristes.» (95) On nous offre le choix entre la centrale nucléaire de Pickering et trois sites d'attraction de Toronto, soit l'hôtel de ville, le Centre Eaton et la Tour du CN. «Les terroristes sont parmi nous», écrit (ou s'écrie ?) André Pratte en page éditoriale. (96) «Ce qui se préparait dans la région de Toronto était gros. Très gros», insiste-t-il. L'éditorialiste appuie ses dires en mentionnant que «les policiers ont trouvé chez les suspects pas moins de trois tonnes de nitrate d'ammonium.» Or, comme le révèle le Toronto Star, la GRC n'a jamais permis aux accusés d'entrer en possession de nitrate d'ammonium. (97) En effet, des agents doubles leur avaient vendu une substance inoffensive à la place. Dans la région de Toronto, les arrestations provoquent un climat d'hostilité contre la communauté musulmane. Une mosquée du quartier de Rexdale, au nord-ouest de Toronto, est ainsi la cible de vandales à peine 24 heures après les descentes policières. Deux dizaines de fenêtres sont brisées tandis que les pare-brise de plusieurs voitures situées dans le stationnement sont endommagés. (98) À Mississauga, des citoyens en colère tiennent une manifestation spontanée devant une mosquée. (99) Le chef de police de Toronto Bill Blair réagit promptement en lançant un appel au calme lors d'une conférence de presse tenue dans une mosquée. «Les dommages à la propriété ne seront pas tolérés», déclare-t-il. Au Québec, le ministre Jacques Dupuis invite les citoyens à ne pas céder à la panique et à éviter les généralisations abusives. (100) Or, ce type de discours est immédiatement attaqué comme déraisonnable par des formateurs d'opinion des médias écrits tant au Canada anglais qu'au Québec. C'est ce que fait Alain Dubuc, dans La Presse. «On peut, sans déraper, affirmer que des corps déchiquetés par une bombe posent à une société des problèmes infiniment plus graves que quelques fenêtres brisées. Le fait de mettre sur le même pied les deux problèmes relève de l'inconscience», écrit-il. (101) «C'est là une expression, poussée jusqu'à l'absurde, de ce trait culturel profondément canadien qu'est le multiculturalisme, que partage totalement le Québec francophone. Où, au nom du respect de toutes les cultures et de toutes les pratiques religieuses, on en vient à banaliser l'indéfendable. Et où la political correctness commence à porter des germes d'autodestruction.» Un peu plus, et Dubuc comparaît le concept du multiculturalisme à une idée suicidaire ! Mais le meilleur reste encore à venir : «On doit se demander si les concessions aux éléments les plus radicaux de l'islam n'encouragent pas le développement du terreau qui nourrit, surtout chez les jeunes, la tentation terroriste.» Bref, à force de se montrer trop conciliants, ouverts et tolérants avec eux, «ils» vont finir par vouloir tout faire sauter ! Il faut vraiment se complaire dans l'«inconscience» pour refuser de reconnaître une évidence aussi flagrante ! En poussant leur travail d'enquête, les médias auraient sans doute été en mesure de relativiser le degré de dangerosité de cette soi-disante «cellule terroriste». Or, une telle chose devient pratiquement impossible lorsque le tribunal accorde la demande de la couronne d'imposer une ordonnance de non-publication sur toute la preuve présentée en cour dans cette affaire, dix jours après les arrestations. À ce moment-là, environ 5000 articles reprenant en bonne partie les allégations de la couronne contre les accusés avaient déjà été publiés dans les journaux à travers le monde. (102) L'ordonnance va évidemment affecter le niveau d'intérêt médiatique sur cette affaire. Toutefois, un rebondissement inattendu vient quelque peu brouiller les cartes. Le 13 juillet, le Toronto Star révèle qu'un membre «très connu» de la communauté musulmane avait infiltré la soi-disante «cellule terroriste», mais que la loi empêche le journal de divulguer son identité. (103) La même journée, Mubin Shaikh décide de dévoiler son rôle d'agent infiltrateur au réseau CBC. Au Toronto Star, Shaikh explique sa décision de sortir du placard par son désir «de prendre le contrôle de l'affaire.» (104) Après avoir lu l'article du Star qui parlait de lui sans le nommer, Shaikh a sans doute comprit qu'il serait assez facile pour plusieurs de membres de la communauté musulmane de déduire qu'il était ce mystérieux agent infiltrateur dont parlait le journal. Il craignait probablement d'être jugé informellement par ses pairs, et a donc décidé de prendre les devants pour sauvegarder sa réputation au sein de la communauté en offrant sa propre version des faits. Shaikh prétend à qui veut bien l'entendre que s'il s'est mis au service du SCRS et de la GRC, c'est dans le seul but de protéger les intérêts de la communauté musulmane contre les répercussions négatives qu'aurait entraîné un attentat terroriste au Canada. «Ils font ça au nom de l'islam, mais ils font du tort aux musulmans plus qu'à n'importe qui d'autre», affirme Shaikh. Il dit qu'il ne porte pas de badge, ou plutôt que son badge, c'est l'islam. (105) Il refuse aussi d'être considéré comme un informateur ou un agent de l'État. D'un autre côté, Shaikh n'a pas refusé l'argent de la GRC... il en a même redemandé ! À l'origine, il devait être payé 77 000 $, mais il a renégocié son contrat d'agent-source à la hausse. Shaikh affirme que la GRC lui doit encore encore 300 000 $ pour son travail d'infiltration. On apprendra plus tard qu'un autre agent-source, dont l'identité reste secrète, s'est montré beaucoup plus gourmand, réclamant 14 millions $ pour infiltrer la prétendue «cellule terroriste.» (106) Au lieu de cela, il reçut la somme de 500 000 $ et pourrait encaisser jusqu'à 4 millions $ d'ici la fin des procédures. Si Shaikh voulait «aider» sa communauté, force est de constater que son «aide» est plutôt mal reçut. Tant les porte-parole musulmans modérés, comme Tarek Fatah, que ceux réputés plus conservateurs, comme l'imam Ali Hindy, du Centre islamique Salaheddin, de Scarborough, se montrent très critiques à l'égard des agissements de Shaikh et sceptiques relativement à ses motivations réelles. «Il était la personnification de l'extrémisme dans cette ville. Il représentait la charia dans cette ville», dit Fatah. (107) Selon lui, Shaikh devrait rembourser le salaire que lui a versé la GRC. (108) «Les jeunes musulmans arrêtés avaient besoin d'un guide, dit l'imam Hindy, et non de quelqu'un pour les inciter à commettre des actes qui ont conduit à leur arrestation.» En fait, les seules éloges que reçoit Shaikh viennent de l'extérieur de la communauté. Dans un éditorial qui lui est dédié, le Globe and Mail écrit que «les critiques provenant de l'intérieur de sa communauté sont consternantes et prévisibles» et conclut en disant que les Canadiens devaient être reconnaissants envers Shaikh. (109) L'éditorial du National Post le décrit comme «un bon citoyen» et rappelle qu'il n'y a rien d'illégal à promouvoir la charia ou à se dire fondamentaliste. (110) Chose certaine, la sortie publique de Shaikh ne fait pas l'affaire de la GRC, qui aurait préférée que son espion reste loin des caméras. D'ailleurs, Shaikh cesse d'adresser la parole aux médias la semaine suivante. Toutefois, il croise le fer sur internet, où sa réputation est attaquée sur divers forums de discussion de la communauté musulmane. «Où étiez-vous, musulmans dévoués, lorsque la charia était attaquée ?», écrit Shaikh sur un de ces sites web. (111) «J'étais sur la première ligne à défendre l'islam alors que même les imams n'avaient pas le courage de se tenir debout.» Shaikh va jusqu'à demander à être lapidé par des musulmans s'il était révélé qu'il avait tendu un coup monté aux accusés. Disant à préserver son indépendance du SCRS et de la GRC, Shaikh recommence à nouveau à parler aux médias, en août. Dans une entrevue au Globe and Mail, il se prononce notamment en faveur du retrait de l'armée canadienne en Afghanistan. Selon lui, le gouvernement fédéral «risque la vie des soldats canadiens pour atteindre des objectifs impossibles.» (112) Shaikh règle aussi ses comptes avec les autorités. Il prétend avoir insisté auprès des responsables du Projet OSage pour qu'ils accordent publiquement une partie du crédit aux musulmans une fois l'enquête terminée. Il voulait que les policiers disent à la télévision qu'ils n'auraient jamais pu démanteler la prétendue «cellule terroriste» sans l'aide de la communauté musulmane. Voilà qui semble bien naïf de sa part. Croyait-il vraiment que la GRC allait le laisser lui dicter sa stratégie de relations-publiques dans un dossier pareil ? D'ailleurs, Shaikh réalisa que la GRC n'avait que faire de ses conseils lorsqu'il écouta la conférence de presse donnée par divers représentants de l'escouade antiterroriste au lendemain des arrestations. «Je suis collé à mon téléviseur et personne n'en glisse un mot,» déplore Shaikh. (113) La police lui expliquera qu'elle ne voulait pas révéler immédiatement que des musulmans avaient agit en tant qu'agents d'infiltration pour des motifs de sécurité. Or, Shaikh dit n'avoir reçut aucun appel téléphonique de menaces. «Les musulmans ne pensent pas comme ça», dit-il. «Ils ne vont pas venir pour tuer ma femme et mes enfants.» Il reste que le spectacle médiatique entourant les arrestations de Toronto cause un tort immense et durable à l'image de la communauté musulmane canadienne. Quand Shaikh revendique son rôle dans le Projet OSage, le mal est déjà fait. Car une mentalité d'assiégé dans laquelle l'Autre fait figure de menace commence déjà à prendre racine dans les esprits. Dans un texte intitulé «La fin de la tolérance», le chroniqueur Michel Vastel commente ainsi l'impact des arrestations de Toronto sur l'opinion publique canadienne : «Les membres de la cellule de Toronto sont arabes et musulmans. Et le SCRS a osé établir un lien entre les accusés et al-Qaïda. Soudain, le rêve du multiculturalisme fut remis en cause. Les Canadiens, comme les Américains et les Européens, vivent dans la peur d'un attentat, et si tous les suspects appartiennent au même groupe ethnique, la thèse du complot ethno-racial s'accrédite rapidement.» (114) Selon Vastel, «des Canadiens se sentent menacés par une politique d'accueil et de tolérance à l'égard de la diversité qui risque de transformer leur pays en champ de bataille.» D'ailleurs, est-ce vraiment un hasard si les «accommodements raisonnables» deviennent le sujet de l'heure au Québec quelques mois après les arrestations de Toronto ? C'est en effet au cours de l'automne 2006 que les médias québécois se mettent à monter systématiquement en épingle les cas d'«accommodements raisonnables», comme la décision du CLSC de Parc Extension d'interdire aux hommes d'assister aux cours prénataux, ou encore la suggestion de la police de Montréal de confier les interventions policières auprès de membres masculins de la communauté hassidim à des agents mâles. Quoiqu'il s'agisse-là de sujets d'intérêt public, de tels faits divers ne méritent certainement pas d'être traités comme le problème de société no. 1 au Québec. Les médias apportent ainsi de l'eau au moulin à la théorie voulant que l'Autre soit bien décidé à changer la société québécoise de fonds en comble, que ce soit en poussant la majorité à des compromis (ou accommodements) parfois discutables ou par les bombes au nitrate d'ammonium. D'ailleurs, n'est-ce pas le premier ministre lui-même qui a déclaré que les «terroristes» nous prennent pour cible «en raison de qui nous sommes et de notre façon de vivre» ? Si les médias avaient voulut créer un climat social propice à la montée de l'intolérance et de la xénophobie au Québec, ils n'auraient guère pu trouvé de méthode plus efficace. En novembre, Mario Dumont, le chef de l'Action démocratique du Québec, voit dans la médiatisation à outrance des «accommodements raisonnables» un bon filon de grogne populaire à exploiter politiquement. «La majorité est obligée de s'effacer, la majorité est obligée de disparaître dans ses principes, dans ses façons de vivre», lance Dumont en pleine conférence de presse. (115) Après plusieurs semaines de battage médiatique, deux enquêtes d'opinion nous permettent de mesurer l'ampleur des dégâts. Le premier est un sondage SOM-La Presse-Le Soleil dévoilé à la fin de décembre 2006 qui indique que près de six Québécois sur 10 sont d'avis que la société est trop tolérante en matière d'«accommodements raisonnables.» (116) Le deuxième est un sondage de Léger Marketing rendu public au début de l'année 2007 dans lequel pas moins de 59 % des Québécois dits de souche se disent «racistes.» (117) Selon le même sondage, c'est la communauté arabe qui serait la moins appréciée d'entre toutes, la moitié des Québécois dits de souche disant en avoir une opinion péjorative. Au fond, que Shaikh soit sincère ou non dans ses intentions, cela est secondaire. Ce qui compte le plus, ce sont les résultats, et ceux-ci parlent d'eux-mêmes. D'un côté, les déclarations controversées qu'il a fait aux médias ont alimentés les stéréotypes sur la communauté musulmane. De l'autre, le Projet OSage, dont il fut l'un des principaux acteurs, contribua à nourrir la crainte que les adeptes de l'islam constituent une menace potentielle pour le reste de la population. À la lumière de tout ceci, il y a lieu de s'interroger sur le véritable agenda du SCRS et sur le but que poursuivait l'agence de renseignement dans sa relation avec Mubin Shaikh. Et si le SCRS percevait le capital de sympathie dont dispose la communauté musulmane dans l'opinion publique comme un obstacle dans sa lutte au terrorisme ? Après tout, c'est cette sympathie qui fit en sorte que plusieurs voix se sont élevées ces dernières années pour dénoncer certaines pratiques du SCRS s'apparentant à du profilage basé sur l'appartenance religieuse. C'est également à cause de cette sympathie qu'il existe encore des gens capables de manifester leur solidarité avec certaines victimes de la lutte antiterroriste, comme Maher Arar et les musulmans faisant l'objet de certificats de sécurité. Ne devient-il pas logique que le SCRS veille à réduire au minimum ce niveau de sympathie qui joue objectivement contre ses intérêts ? Dans cette perspective, est-il possible que les paroles et actes questionnables d'informateurs se faisant passer pour des leaders de la communauté musulmane dans les médias servent à aider à atteindre un tel objectif ? À la longue, leurs agissements controversés ne risquent-ils pas de faire grimper le taux d'islamophobie dans la population ? N'y a-t-il pas un proverbe qui dit que lorsque tu veut faire abattre ton chien, tu n'as qu'à prétendre qu'il a la rage? Et quand on veut discréditer toute une minorité au complet, ne suffit-il pas de faire passer ses membres pour de dangereux fanatiques qui menacent la majorité tant au niveau de ses valeurs que de sa sécurité ? Notes et sources: (71) National Post, «Poems of no surrender may be suspect's», Adrian Humphreys, June 6 2006, p. A4.
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