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17 juin 1953, insurrection ouvrière en Allemagne de l’EstAnonyme, Dimanche, Février 11, 2007 - 14:48 (Analyses | Economy | Globalisation | Guerre / War | Imperialism | Politiques & classes sociales | Repression | Resistance & Activism | Syndicats/Unions - Travail/Labor)
Cajo Brendel, A. Vega
Parce qu'entre autres les fascismes rouges et les capitalismes se rejoignent pour nous construire un monde de domination, d'exploitation, d'oppression, nous avons une responsabilité de mémoire de nous rappeler de nos camarades historiques qui se sont insurgéEs contre ces mondes aussi destructeurs les uns que les autres ainsi que de poursuivre leurs insurrections pour l'autonomie et le communisme. Un exemple Les 16 & 17 juin 1953 éclate une insurrection ouvrière à Berlin-Est, qui se répand rapidement dans toute l’Allemagne de l’Est. Un des événements majeurs du xxème siècle, où le capitalisme d’Etat du "bloc de l’Est" perd, aux yeux de beaucoup, sa façade dite "communiste"... sommaire LA RÉVOLTE DES EXPLOITÉS Extrait de Contre-Courant n° 11, automne 1953. Traduction par André Prunier. Pour comprendre les événements de juin, il faut savoir ce que c’est que la vie normale en zone russe. La disette est permanente. Alors qu’à Berlin-Ouest on vit sans cartes et que les magasins regorgent de provisions, Berlin-Est, bien que relié à la partie la plus agricole de l’Allemagne, a toujours des cartes spéciales pour les enfants, les non-travailleurs, les travailleurs légers, les travailleurs de force, les intellectuels n° 1, les intellectuels n° 2, etc... Pour les militants des cadres du Parti, il y a des attributions spéciales ; pour l’homme ordinaire, non seulement les rations sont maigres, mais le plus souvent on ne peut les toucher, parce qu’il n’y a plus rien à acheter. Où donc passent les vivres ? Une bonne partie s’en va en Russie ; une autre est réservée aux privilégiés du régime. Enfin, en marge des magasins (privés ou coopératifs) vendant à la taxe, le gouvernement a créé des magasins spéciaux qui font du marché noir officiel à gros bénéfice ; ce sont les « Handel Organizationen » (organisations de commerce) ou H.O. ; mais les mauvaises têtes les ont surnommés « organisations de famine », ou « affameurs de l’Est » (Hungernder Osten). Étant donnée la disposition géographique des diverses parties de la ville et le système des transports qui la dessert, il est indispensable que les gens puissent passer par le secteur russe aussi bien que par ceux occupés par les Français, les Anglais, ou les Américains. Mais, tandis qu’il n’y a pas de différence entre les secteurs occidentaux, on remarque immédiatement dans la partie soviétique la misère et le délabrement général, ainsi que la pénurie de vivres, de vêtements et d’autres articles de première nécessité. Les seules choses qui soient en abondance sont la propagande et la discipline. Partout, dans les rues, des images géantes de Lénine, Staline, Pieck (chef communiste allemand) et consorts ; partout, sur les lieux de travail, des règlements draconiens, des normes élevées, des bas salaires et des mouchards. Bref, telle était la situation à la mi-juin, lorsque le vice-président du Conseil des Ministres, M. Rau, annonça une nouvelle diminution des salaires réels et une augmentation des normes : désormais, les ouvriers devraient manger encore moins, être encore plus mal vêtus, et s’épuiser encore davantage à « construire le socialisme ». Cette déclaration du ministre Rau, le matin du 16 juin, fut le thème d’une discussion animée dans divers chantiers du bâtiment dans la Frankfürterallee (devenue Stalinallee par la grâce de l’occupant) ; les contremaîtres et les conducteurs de travaux n’obtenaient pas qu’on se mît au travail ; les ouvriers s’échauffaient, on pestait, on jurait, on discutait en pleine rue. Sur un des chantiers, on décida d’abord d’envoyer au Ministère une délégation de deux membres, mais il était probable que ceux-ci seraient tout simplement arrêtés. Alors se forma pour les escorter un groupe résolu de soixante à quatre-vingts. La nouvelle se répandit dans les chantiers avoisinants, et finalement, c’est en bloc que les gars du bâtiment partirent présenter leurs revendications. Un millier d’hommes était en marche, sans chefs, sans ordre militaire, sans portraits ni pancartes. Les passants s’arrêtaient d’abord stupéfaits devant cette manifestation d’un genre nouveau. Lorsque s’élevèrent les clameurs de protestation contre l’élévation des normes, l’intérêt devint de l’enthousiasme : on fit cortège au cortège ; la colonne gagnait l’Alexanderplatz (quartier populaire au centre duquel se trouve la Préfecture de Police) et faisait boule de neige à vue d’œil, quand surgit un premier incident. Deux compagnons de chantier sont embarqués par les vopos et traînés à la « Présidence de la Police populaire ». Mais la foule, s’amassant sous les fenêtres, menace de donner l’assaut ; les pierres volent à travers les vitres, et la température est telle, que les vopos jugent plus prudent de relâcher les prisonniers. Là-dessus, un cri s’élève : « Allons au gouvernement ! » et la colonne ouvrière se remet en marche. Elle arrive vers midi sous les fameux tilleuls berlinois, Unter den Linden ; chemin faisant, elle s’est grossie et se compte maintenant par dizaines de mille ; plus elle s’enfle et plus les revendications s’élargissent. On ne proteste plus seulement contre les normes excessives, mais contre les barrières séparant les secteurs et les zones, et finalement contre le gouvernement et le régime. Les étudiants de l’Université Humboldt se mêlent à la foule ; elle compte maintenant cent mille personnes et se sent maîtresse de la rue. Devant l’ambassade russe, elle scande : « Ivan, hau ab » (Ivan, rentre chez toi) et « Wir wollen keine Slaven sein » (Nous ne voulons pas être des esclaves), puis encore et toujours « Wir fordern freie Wahlcn » (Nous exigeons des élections libres) ; le drapeau soviétique sur la Porte de Brandebourg - escaladée par de jeunes audacieux - est amené, déchiré, brûlé. Les images géantes des chefs et leurs mots d’ordre monumentaux excitent la colère populaire qui s’acharne à les mettre en pièces. Enfin, nous voilà dans la Leipzigerstrasse, en face du siège du gouvernement (l’ancien ministère de l’Air sous Goering). Jusqu’à présent, nous n’avons presque pas rencontré de résistance : il est deux heures de l’après-midi. Bien que le gouvernement soit en séance, personne de nos grands chefs ne se trouve disposé à nous régaler d’un discours ; l’indécision et la peur tiennent les bonzes du Parti, cachés dans leurs trous ; en vain, une table en plein air attend les orateurs. Alors on crie de nouveau : « Démission ! A bas le gouvernement ! » ; puis l’on chante à l’usage de MM. Ulbricht et Pieck : « Der Spitzbart und der mit der Brille - Sind nicht da durch unser Wille » (La barbiche et l’homme aux lorgnons - Ce n’est pas nous qui le voulions). A la fin se montre Rau, vice-président du conseil. II monte sur la table et veut haranguer la foule. Mais on lui crie de descendre et on lui fait perdre l’équilibre en soulevant la tribune improvisée sur laquelle il gesticule. Le ministre Selbmann lui succède ; il grimpe sur la table. Cela ne lui réussit pas davantage. Un maçon grimpe à son tour et le jette à terre, alors qu’il promettait des normes moins dures. Et la joie n’a plus de bornes, lorsque le maçon s’écrie : « Nous voulons être libres, et nous ne sommes pas seulement contre l’élévation des normes. Nous ne venons pas ici seulement pour la Stalinallee, mais pour Berlin tout entier ! » L’après-midi s’avance, et la manifestation s’élargit encore par la sortie du travail ; deux voitures à haut-parleur escortées d’un car de police annoncent désespérément : « Les augmentations de normes injustifiées seront ramenées à leur ancien niveau. » Le car est mis en pièces détachées, une voiture est renversée, l’autre passe au service des manifestants. Des dirigeants du S.E.P., envoyés pour plaider la cause de l’apaisement, sont bernés et rossés ; et le grand cri est lancé « Grève générale ! » Le soir, les hommes ne tiennent pas en place ; une tentative de contre-manifestation des Jeunesses communistes se termine en déroute, sur la Friedrichstrasse ; la ville exulte dans sa force. La police n’a toujours pas contre-attaqué. Au matin du 17 juin, l’atmosphère est tendue. Malgré la pluie qui n’arrête pas, des colonnes de manifestants se forment à nouveau dans les divers quartiers. La police paraît s’être ressaisie ; les postes sont doublés devant les édifices gouvernementaux de la Leipzigerstrasse. Les Russes patrouillent en camions. Les vopos en uniformes russes restent massés par gros bataillons. Dans la Leipzigerstrasse, les tanks soviétiques font la navette. Il pleut à verse. Des dizaines de milliers de gens envahissent les chaussées. La question est maintenant : esclavage ou liberté. On arrache les panneaux indiquant les limites du secteur russe ; le peuple veut effacer toute séparation entre Berlin-Est et Ouest. Une marée humaine flue et reflue autour de la Présidence de la Police populaire ; elle est repoussée par des charges très dures. Sur la Potsdammerplatz, des poteaux de démarcation et du matériel de propagande alimentent un feu de la Saint-Jean ; puis c’est l’incendie des locaux d’un journal et d’un établissement de l’Handel-Organization. Plus loin, une caserne de police est en flammes ; les policiers se sont repliés de la Kolumbus-Haus, et le drapeau blanc flotte aux fenêtres. Une partie de la Vopo s’est réfugiée à Berlin-Ouest. Mais la résistance gouvernementale va croissant à mesure que débouchent les tanks et les panzers russes. Dans divers quartiers, le peuple furieux donne l’assaut aux bureaux du S.E.P. (Parti socialiste unifié à direction communiste) ; on brûle les papiers, on rosse les permanents demeurés à leur poste. La Kolumbus-Haus et le café Vaterland sont en feu. La grève est totale dans les transports et dans toutes les entreprises du secteur russe. Des renforts de dizaines de milliers d’habitants marchent courageusement de la banlieue ouest vers le centre de la ville. De Heringsdorf, huit à dix mille hommes et femmes sont partis dès le matin. Les portes fermées des fabriques et les frontières des secteurs n’ont pu les arrêter dans leur action de débauchage et dans leur marche. Ils ont traversé Berlin-Ouest après avoir fait à pied plus de vingt-cinq kilomètres. La police avec ses matraques ne peut plus faire face à la tempête humaine. Débordée, elle ouvre le feu à plusieurs reprises ; les tanks russes foncent à travers la foule et la forcent à s’écarter précipitamment. Cependant, avec des pierres, des morceaux de ferrailles, des poutres de bois, un certain nombre de tanks sont échenillés. A l’abri des autres, s’avance maintenant la police populaire, sachant que les colosses d’acier les protégeront contre les poings nus des manifestants. Des coups de feu éclatent sur la Potsdammerplatz, suivis de salves de mitrailleuses. Bientôt, la place reste vide ; au début de l’après-midi, plusieurs blessés sont transportés par leurs compagnons vers Berlin-Ouest où ils seront en sûreté dans les hôpitaux. On annonce les premiers morts ; on les emporte. La police n’a maintenant plus d’hésitation ; elle s’excite à assommer les manifestants, à tirer, à chercher la multitude avec l’appui des chars russes. Et c’est miracle qu’il n’y ait pas davantage de victimes. A 13 heures, l’état de siège a été proclamé par le commandant militaire russe. Les rassemblements de plus de trois personnes sont interdits. Mais c’est encore par dizaines de milliers que les gens se groupent dans les rues. De leurs autos, les militants de cadre du S.E.P. tirent avec des revolvers. Maintenant, dans toutes les parties de la ville, l’initiative est aux forces gouvernementales qui assaillent et paralysent les manifestants. Des tanks rapides et toute une division d’infanterie russe sont jetés dans la balance. Partout il y a des morts et des blessés. Soixante-dix des plus gravement atteints sont transportés à Berlin-Ouest, dont six meurent. D’autres blessés et des morts restent sur place et l’on ne peut ni les secourir ni même les compter. Les Russes mettent en mouvement des conseils de guerre qui frappent les émeutiers de peines draconiennes immédiates. A la nuit tombante, l’insurrection a été écrasée par les chenilles des tanks et étouffée dans le sang. L’infanterie russe campe dans les rues ; toujours il y a des coups de feu dispersés, ou des salves. La révolte des exploités a été brisée une fois de plus. Le 18 juin, les frontières du côté de Berlin-Ouest sont rétablies et gardées par les tanks russes, l’infanterie et la Vopo. Mais aucune entreprise ne fonctionne. Toutes les boutiques sont fermées. Le métro est arrêté, le trafic entièrement suspendu. Les habitants errent dans la ville. Malgré la loi martiale, les rues sont bientôt pleines de monde. On ne veut pas se croire vaincus. Cependant, la police cherche les « instigateurs de la rébellion ». Les bonzes du S.E.P., enfin sortis de leurs trous, font office de mouchards et d’indicateurs. On annonce l’exécution d’un habitant de Berlin-Ouest, l’ouvrier Willi Göttling, condamné par une cour martiale ; on le présente comme ayant été un des « meneurs » de l’insurrection. Mais les « meneurs » n’étaient pas du côté des insurgés. L’émeute était spontanée de la part des travailleurs et de la population. Cette insurrection n’a été commandée ni ordonnée par personne. C’est un non-sens que de la présenter comme l’œuvre d’agents occidentaux. Il n’y avait là qu’une réponse à la provocation inouïe du gouvernement Ulbricht-Grotewohl, agissant comme sous-ordre de Moscou. C’est de ce côté-là - à l’Est - qu’il faut chercher les provocateurs. Cajo Brendel UN MOUVEMENT SPONTANÉ Il existe une conception assez répandue qu’une révolution prolétarienne ne peut se réaliser qu’à condition qu’on ait créé avant des organisations puissantes et mis à leur tête une direction résolue qui formule des slogans et montre le chemin, C’est seulement une telle organisation et une telle direction qui pourraient stimuler les masses et les amener une résistance réelle. Ainsi, une avant garde politique serait la condition indispensable pour la lutte décisive qui seule peut briser le pouvoir de la classe dirigeante. Dans le passé, cette conception a été détruite pour une bonne part par la réalité historique. L’insurrection ouvrière d’Allemagne de l’Est de 1953 a relégué une fois de plus cette conception au royaume des fables. Les masses se sont mises en mouvement sans être le moins du monde stimulées par certaines organisations. Il ne pouvait d’ailleurs guère en être autrement. Des organisations qui auraient pu remplir cette « tâche historique » n’existaient pas dans l’Etat d’Ulbricht et de Gretewohl sous la dictature du parti unique, le S.E.D. Des mots d’ordre ou des résolutions qui auraient pu indiquer aux ouvriers « que faire » étaient absolument inexistants. Il n’y avait, et pour cause, aucune trace de ce qui aurait pu ressembler à une direction d’en haut ou de l’extérieur (1). Après la lutte, un ouvrier de l’usine de films Agfa à Wolfen près de Bitterfeld déclarait : « Il n’y avait aucun plan, tout est venu spontanément. Les ouvriers des usines d’à côté ne savaient pas ce qui se passait dans notre usine jusqu’au moment où nous nous sommes trouvés ensemble dans la rue. » Un berlinois qui marchait dans un cortège qui traversait la capitale décrivait ainsi ses expériences : « Nous avons atteint le Lustgarten, le but de notre marche et personne ne pouvait dire ce qu’il fallait faire ensuite ». Un habitant de Dresde déclarait de son côté : « Nous voulions faire une manifestation Place du Théâtre. Nous ne pensions pas à d’autres actions pratiques. C’était comme une première ivresse. Nous avions oublié les choses les plus simples et les plus urgentes. » C’est aussi ce que racontait un ouvrier d’usine quelque part dans la zone russe : « C’était une catastrophe qu’il n’y eut pas d’organisations ou quelque chose dans ce genre. Dans cette région, nous étions tous des gens qui n’avions jamais fait la grève. Tout était improvisée. Nous n’avions aucun rapport avec d’autres villes ou d’autres usines. Nous ne savions pas par quoi commencer. Mais on était tout joyeux que les choses se passent comme ça. On ne voyait que des visages rayonnants et émus dans la foule parce que tout le monde pensait : c’est enfin l’heure où nous nous libérons du joug de la servitude ». Un témoin oculaire d’Halberstadt déclarait : « Toutes les actions se caractérisaient par leur spontanéité. S’il en avait été autrement, tout aurait mieux marché... » Un des premiers auteurs qui a écrit sur les événements de cet été là en a conclu que « les actions qui prenaient ainsi la forme d’une grève générale se déroulèrent d’une manière non coordonnée et d’une manière totalement différente de ce qui se serait produit s’il s’était agi d’une grève proclamée par un mouvement syndical. Les syndicats existants étaient dominés par les adhérents du système et ne servaient que les intérêts de l’Etat. Cela explique le fait que des initiatives surgirent en plusieurs endroits à la fois, dans les maisons de centaines et de milliers d’ouvriers qui, au soir du 16 juin écoutaient la radio et apprenaient ainsi ce que les ouvriers du bâtiment de Berlin avaient fait » (2). Plus loin, le même auteur constate que « dès 7 heures du matin le 18 juin, l’inquiétude s’étendait partout dans la zone Est sans qu’il y eut à ce moment de communication entre les villes et les villages » (3). Plus tard, d’autres historiens ne purent que confirmer cette première constatation. Tous les participants aux événements et tous les témoins oculaires qui les ont rapportés sont tombés d’accord sur ce point : l’insurrection de l’Allemagne de l’Est en juin 1953 ne peut être caractérisé que comme un mouvement spontané de la classe ouvrière. DES MENSONGES BOLCHEVIQUES Le déroulement du mouvement de masse en Allemagne de l’Est était un arrêt de mort pour toutes les théories qui, comme la théorie bolchevique, essaient de prouver la nécessité d’un parti de révolutionnaires professionnels comme précurseurs de la révolution prolétarienne. Comme on pouvait s’y attendre, les bolcheviques de l’Allemagne de l’Est ont essayé de se défendre contre ce coup que les ouvriers leur portaient. Après 48 heures de réflexion, ils prétendirent qu’il ne s’agissait nullement d’une lutte ouvrière mais... d’un « complot qui aurait été ourdi bien avant », de la « terreur semée par des bandes menées par Adenauer, Ollenhauer, Kaiser et Reuter (4) personnellement », l’action de « milliers de provocateurs fascistes étrangers » qui « échouait grâce au bon sens des travailleurs berlinois ». L’impudence de ces menteurs ne connaissait pas de bornes. Dans leur propre journal Neues Deutschland, le quotidien du S.E.D., du 17 juin 1953, les dirigeants de l’Allemagne de l’Est devaient reconnaître que les ouvriers qui s’étaient mis en grève le 16 juin « mettaient soigneusement leurs distances des provocateurs et des éléments troubles ». Plus tard, ils ont complètement passé sous silence le fait que l’insurrection de juin n’était pas tombée du ciel mais était l’aboutissement d’un mouvement qui s’était amp1ifié au cours des mois précédents. Des semaines déjà avant les 16 et 17 juin, des grèves avaient éclaté à Eisleben, Finsterwalde, Fürstenwald, Chemnitz-Borna et dans d’autres villes. Au cours de ces grèves apparaissaient les mêmes revendications que celles qui furent avancées en juin au cours de l’insurrection. Ces grèves antérieures, les bolcheviques n’avaient jamais prétendu qu’elles étaient poussées par des « provocateurs ». Cependant, leur relation avec le mouvement qui se déclenche plus tard est tellement évidente que cette évidence, à elle seule, détruit tous les incroyables mythes sur un prétendu jour X où devait-être mené l’assaut contre la R.D.A. Selon les bolcheviques, « 95 % des manifestants de Berlin Est étaient venus des secteurs occidentaux ». Cela veut dire que ce 16 juin 1953, vu le nombre des manifestants, plusieurs centaines de milliers de personnes auraient passé aux quelques postes de contrôle aux frontières des secteurs Est et Ouest de Berlin. Affirmation complètement ridicule. Et qui n’était même pas prise au sérieux par les bureaucrates eux-mêmes comme le prouve le nombre imposant d’arrestations qu’ils opérèrent ensuite dans les usines ou dans les quartiers populaires de Berlin Est. Et cela, en dépit du fait que leur propre organe, Neues Deutschland ait écrit, la veille des arrestations, que précisément dans les quartiers ouvriers de Berlin Est habitaient des ouvriers « intelligents qui ne se laissaient pas provoquer ». Si les bolcheviques veulent continuer à prétendre que les manifestants venaient des secteurs occidentaux de Berlin, ils sont alors forcés de reconnaître qu’ils ont arrêté des innocents dans les quartiers de Berlin-Est et qu’ils ont condamné des innocents à de lourdes peines de prison et même à mort. Si, au contraire ils maintiennent que ces condamnés sont « coupables » il ne reste pas grand chose de toutes leurs affirmations sur l’origine des manifestants. Mais, quel était donc le crime de ceux que l’on avait ainsi emprisonné ou fusillé ? Même le journal est-allemand Vorwärts écrivait le 22 juin et Neues Deutschland le 23 que dans les chantiers de construction de la Stalinallee ― où ne travaillaient pratiquement que des membres du S.E.D. ― à l’usine de cables de Köpenick ainsi que dans la région de Leipzig fonctionnaient des comités de grève élus par 1es ouvriers. Est-ce que cela veut dire que l’élection d’un comité de grève ou bien être élu dans un comité de grève était le crime dont étaient accusés des dizaines de condamnés ? C’était bien cela en effet. Mais, il n’était pas question qu’ils soient accusés ouvertement de cela. La classe dirigeante de l’Allemagne de l’Est ne pouvait pas se permettre de reconnaître qu’elle poursuivait des ouvriers seulement pour le fait qu’ils menaient la lutte de classe et ce faisant menaçaient le pouvoir bolchevique. Et, malgré les contradictions que nous venons de relever, les bolcheviques ont maintenu leur interprétation minable que l’insurrection aurait été « l’oeuvre des agents de l’Ouest et des provocateurs ». Dans le journal Berliner Zeitung (Est) du 21 juin 1953, cette interprétation était formulée comme suit : « les provocateurs étaient vêtus de chemises de cowboys » et cela, sans que la rédaction, pas très intelligente, explique pourquoi, étant vêtus ainsi, on pouvait les reconnaître du premier coup comme des provocateurs. Peut-être parce que des lecteurs intelligents auraient pu leur poser la même question que nous, peut-être parce que personne n’avait aperçu ces hommes déguisés en cow-boys, le quotidien Tägliche Rundschau avançait le 24 juin une autre interprétation selon laquelle les « provocateurs » et « espions de l’Ouest » s’étaient « déguisés en ouvriers du bâtiment ». Mais cette fois, on ne disait pas comment les soit-disant espions auraient pu réussir à se procurer les habits ouvriers caractéristiques de l’Allemagne de l’Est et de plus avec leur mauvaise qualité. Le 20 juin 1953, un certain Kuba donnait une troisième interprétation dans le Neues Deutschland. Il parlait des « hooligans », c’est-à-dire des gens de cette espèce qui « se seraient mêlés à la population ouvrière de Berlin Est et qu’on aurait tout de suite reconnu à leur apparence ». Dans toutes ces interprétations, les bolcheviques s’empêtraient dans leurs propres mensonges. Il ne leur restait pas autre chose. Ils étaient bien loin de penser que l’action des masses dans la R.D.A. surgissait des relations sociales elles-mêmes et que 1’ordre établi par le S.E.D. soulevait la perspective d’une révolution prolétarienne tout autant que le capitalisme en Europe ou aux U.S.A. Le même Kuba que nous venons de citer déclarait aux ouvriers de l’Allemagne de l’Est : « On a envie de lutter que si l’on a des raisons pour le faire et de telles raisons, vous n’en aviez pas ». L’idée que, le fait qu’ils luttaient, montrait précisément qu’ils avaient des raisons pour ça, ne l’effleurait même pas. Il y avait un abîme entre les dirigeants de l’Allemagne de l’Est et la classe ouvrière. Pour ces dirigeants, le socialisme, c’était un salaire aux pièces avec des primes. Pour eux, « l’intérêt du prolétariat », c’était une exploitation plus intense qu’à l’Ouest. Que la classe ouvrière résiste à une telle situation était causé, à leurs yeux de dirigeants, par un « malentendu », un malentendu qui devait être clarifié par l’armée russe avec ses chars d’assaut et par la police soit-disant populaire - la Volkspolizei. LA MAREE DE LA REVOLUTION Le 16 juin changeait tout et tout le monde. Le 17 juin apporterait encore plus de changements. La raison en était que les manifestations de masse coïncidaient avec des grèves de masse et que ces deux formes de la lutte prolétarienne entremêlées provoquent rapidement des réactions en chaîne. Parce que les ouvriers avaient senti leur force de classe, ils commençaient à agir comme classe. Parce qu’ils commençaient à agir comme classe, le sentiment de leur force augmentait. Pour pouvoir manifester, il faut d’abord cesser le travail. D’autre part, là où les ouvriers manifestaient, ils se dirigeaient d’abord vers les usines où leurs camarades hésitants n’avaient pas encore rejoint leur action. Les grévistes devenaient des manifestants et les manifestants stimulaient l’activité de la grève. Leur unité, les ouvriers, sentaient qu’elle existait. Pour éviter qu’elle ne soit brisée, pour empêcher que l’extension permanente de leur lutte et que cette lutte elle-même en même temps ne soit brisée, il fallait prendre heure par heure des mesures dont chacune avait pour résultat que le mouvement global faisait un pas en avant chaque fois et s’élevait alors à un niveau plus haut. Partout, en Allemagne de l’Est, les ouvriers formaient leurs propres comités de grève qui réglaient leurs affaires soit par usine, soit dans toute une ville, soit dans toute une région industrielle. En conséquence, le pouvoir se déplaçait. L’autorité des organes qui s’étaient formés pendant et pour la lutte s’accroissait de plus en plus. Le pouvoir du parti et du gouvernement s’évanouissait. Le pays échappait à l’emprise de toutes les institutions qui existaient jusqu’à ce moment. Celles-ci perdaient leurs fonctions de gouvernement dans la mesure où de plus en plus, les ouvriers se gouvernaient eux-mêmes. Leurs comités de grève ne prenaient pas seulement pratiquement mais aussi formellement le caractère de conseils ouvriers. Ainsi naquit une organisation qui n’était pas du tout formée en vue du bouleversement des relations sociales, mais qui était au contraire le produit d’un processus révolutionnaire. Les grèves de masse prenaient dans leur ensemble la forme d‘une grève générale, C’était leur quantité qui leur donnait une autre qualité. Ce changement de qualité se manifestait aussi comme un changement de conscience. Au début, on faisait la grève pour faire annuler l’augmentation des normes do travail et pas du tout pour faire tomber le gouvernement. Le 16 avril, pendant les discussions à la centrale électrique de Zeits, l’ouvrier Engelhardt s’écriait : « Nous voulons vivre comme des êtres humains et nous ne voulons rien de plus ! » Mais du moment où l’on avait bloqué toutes les usines, la situation était différente. Afin de pouvoir vivre comme des êtres humains, les ouvriers demandaient la chute du régime. En effet, ils étaient en train de transformer les relations sociales et cela conditionnait la chute d’un régime basé sur ces relations. Au début, ils criaient : « A bas l’augmentation des normes de travail » ; un peu plus tard ils criaient : « A bas Walter Ulbricht ». Cela caractérise le processus révolutionnaire. Ce n’était pas telle ou telle organisation qui avait fait la révolution, mais c’était la révolution qui créait ses propres organisations. Ce n’était pas une conscience révolutionnaire qui poussait la révolution, mais c’était la révolution qui faisait naître une conscience révolutionnaire. L’un était lié à l’autre. Il semblait que les organisations nouvelles qui n’existaient pas avant surgissaient comme par un coup de baguette magique. En réalité, elles surgissaient grâce à l’initiative des dirigeants complètement inconnus qui étaient poussés par les masses, de dirigeants qui eux-mêmes s’étonnaient de leurs propres actions. Ils avaient été saisis soudainement par la tension des événements et ils avaient été portés en avant alors que, dans le tourbillon social, la conscience de tout s’était transformée. D’un côté la formation des organisations nouvelles stimulait grandement cette transformation de la conscience : il y a beaucoup d’exemples de cela. Dans la ville de Görlitz sur la Neisse, le 17 juin, la foule insurgée s’emparait de l’installation des hauts-parleurs de la ville. Tout de suite les premiers orateurs se présentaient : 20.000 hommes les écoutaient. Le son était mauvais. Ils parlaient quand même les uns après les autres. Des ouvriers de la grande usine de wagons Lowa, des ouvriers d’autres usines, de petits artisans, un propriétaire de bistrot, un architecte, des employés et après eux, des ouvriers et des ouvriers. La plupart d’entre eux ne s’étaient jamais trouvés devant un micro, mais leur enthousiasme, leur joie d’être témoins de telles choses les aidaient à surmonter leur trac : ils se trouvaient devant des milliers et ils parlaient. A Magdebourg, le soir du 16 juin, le musicien K. jouait en froc noir et chemise blanche à l’Opéra « La Chauve Souris » de Johann Strauss devant une salle comble. Jamais il ne s’était occupé de politique. Il ne se doutait pas qu’il se trouverait le lendemain à la tête des ouvriers de cette ville industrielle et qu’il serait forcé de s’enfuir ensuite à Berlin-Ouest pour cette raison. A Dresde, un certain Richard S. ― 34 ans ― habitant de cette ville, conduisait les grévistes et les manifestants d’une usine à l’autre pour appeler les travailleurs à se joindre à l’action. Dans chaque usine, il entrait dans les grands ateliers, sautait sur les tours et gesticulait jusqu’à ce que les machines soient stoppées et les courroies de transmission débranchées. Alors, il commençait à parler : « Est-ce que vous avez entendu les nouvelles de la Stalinallee ? Il faut être solidaires avec eux. Venez dans la rue ! » Lui et deux autres formaient un comité révolutionnaire. Ils arrêtaient tous les camions qui passaient et persuadaient chaque chauffeur de faire demi-tour et de se joindre à l’action. En peu de temps, ils disposaient d’une division motorisée qui à 11 heures du matin déjà avait transporté 15.000 ouvriers. Plus tard S. raconta : « Je me sentais comme si j’étais né de nouveau. J’ai envoyé 50 cyclistes pour occuper la station de radio. » A Dresde, cette tentative échouait, mais à Halle elle réussit. La station de radio locale fut occupée par 30 ouvriers insurgés. Ils s’assuraient que les communiqués de la direction centrale de grève étaient bien diffusés. Les événements du 17 juin 1953 étaient comme une avalanche. Le jour se levait à peine que, dans toutes les villes et tous les villages et pratiquement dans toutes les usines de l’Allemagne de l’Est, les ouvriers entraient en lutte. Comme à Berlin-Est, cela commençait par des grèves et des manifestations. Quelques heures plus tard, on désarmait la police. On se pressait autour des bureaux du parti, on déchirait les brochures de propagande du S.E.D., on envahissait les prisons pour libérer ceux qui étaient dedans. Mais ce n’était qu’après ces manifestations de la colère populaire que l’insurrection spontanée prenait plus clairement le caractère de révolution prolétarienne. On pouvait observer et pas par hasard ― ce processus le plus clairement dans cette partie de l’Allemagne de l’Est qui était la plus industrialisée et où se trouvait la plus forte concentration de population ouvrière. C’était là le foyer de l’incendie. A Halle, Wolfen, Mersebourg, Bitterfeld, Rosslau, Gera et d’autres villes de cette région surgissaient des organisations qui prenaient pour une courte période le pouvoir exécutif entre leurs mains. Ils mettaient en place une nouvelle structure qui n’était ni bourgeoise, ni étatique. Une structure conçue spécialement pour une réelle libération des ouvriers. A Halle, à 13h30 il y eut une réunion dans une des usines de la ville à laquelle participaient des représentants des comités de grève de presque toutes les usines de la ville. On élisait un conseil qui s’appelait « comité d’initiative » mais qui, si l’on y regardait de plus près avait tous les traits d’un conseil ouvrier et qui fonctionnait comme tel. C’était ce conseil ouvrier qui proclamait la grève générale ; c’était lui qui décidait qu’il fallait occuper un des journaux locaux pour y faire imprimer un manifeste. L’opération était en cours lorsque, dans le dos des ouvriers, la police secrète fut avertie et on dut renoncer ce travail. Personne n’avait besoin de se demander quelle classe bougeait à Halle. Dès les premières heures de la matinée, plusieurs colonnes d’ouvriers venant des usines métallurgiques de la banlieue entraient dans la ville et marchaient en direction du centre. Ils faisaient comme les ouvriers d’Hennigsdorf qui avaient envahi Berlin-Est. Sur la place du marché de Halle une foule de plus de 50.000 manifestants se rassemblait. A Mersebourg se déroulaient des événements semblables : 20.000 ouvriers se dirigeaient vers la Uhland Platz dans le centre ; ils venaient des usines Leuna (5) et ils avaient entraîné avec eux les ouvriers de l’usine Buna Werk à Schkopau, de la mine de lignite Gross-Kayna, des mines de houille de la vallée du Geisel et de trois autres usines (papeteries). La direction de la grève, convaincue que la force des ouvriers se trouvait dans les entreprises, conseilla aux manifestants de rentrer dans leurs usines pour lutter là pour leurs revendications. De quelles revendications il s’agissait, c’était déjà très clair dans la matinée. Devant le bâtiment de la direction de Leuna Werke, tout le personnel s’était rassemblé. Un des porte-paroles, demanda entre autres qu’il soit mis fin à l’accélération incessante des cadences et que l’on désarme, tout de suite la police de l’usine. Les ouvriers occupèrent la radio de l’usine. A Bitterfeld, dans l’après-midi du 17 juin, ce que l’on voyait, personne ne l’avait vu auparavant. Venus de toutes les usines de banlieue, les ouvriers, en habits de travail, s’avançaient sur un large front, les mineurs encore noirs de la poussière du charbon. La ville était toute en fête. Le président du comité de grève prenait la parole sur la Place de la Jeunesse. Il parlait encore lorsque l’on apprit que la police avait arrêté quelques ouvriers. A cette nouvelle, le comité de grève décide d’occuper toute la ville. A ce moment, le comité de grève commença à fonctionner comme un conseil ouvrier qui exerçait le pouvoir à Bitterfeld. Les employés municipaux devaient continuer leur travail. Les pompiers recevaient l’ordre d’enlever dans la ville toutes les affiches du S.E.D. En même temps, le comité de grève envisageait la grève générale, non seulement dans la ville et ses environs, mais dans toute l’Allemagne de l’Est. Dans un télégramme envoyé au soit-disant gouvernement de la R.D.A. À Berlin-Est, le comité de grève de Bitterfeld demandait la « formation d’un gouvernement provisoire composé d’ouvriers révolutionnaires ». A Rosslau sur l’Elbe, les ouvriers étaient aussi maîtres de la ville pendant une certaine période. Ceux qui travaillaient dans les chantiers navals étaient le noyau de la résistance. On retrouvait dans toutes les usines et toutes les villes d’une certaine importance la même situation qu’au centre vital du pays. A Dresde, les ouvriers de toutes les grandes usines, y compris les usines Zeiss, étaient en grève et manifestaient. Dans la province de Brandebourg, les ouvriers des chantiers navals Thälmann, de l’entreprise de transport Brandenbourg, de la mine Elisabeth et de l’usine de chars Kirchmöser (sous direction russe) étaient aussi en lutte. A Falkensee, le travail avait cessé dans toutes les usines. De même à Leipzig, Francfort sur l’Oder, à Fürstenberg, à Greifswald et à Gotha pour ne citer que quelques villes, les ouvriers étaient dans la rue. Même dans les mines d’uranium à la frontière tchèque, c’était la grève ; même dans le nord du pays, là où la population était la moins dense. Tout cela n’empêchait pas pas le « Neues Deutschland » de proclamer un mois plus tard, le 28 juillet 1953, que la grève qui « avait été préparée par des putschistes avait échoué parce que la majorité des ouvriers ne les écoutait pas et que seulement 5 % de la classe ouvrière s’était lancée dans la grève » (6). En réalité, les dirigeants bolcheviques étaient confrontés à la résistance de toute la classe opprimée. NI ULBRICHT, NI ADENAUER Lorsque le gouvernement Ulbricht et le S.E.D. annoncèrent au printemps de 1953 l’augmentation des normes de travail, une partie de la classe ouvrière en Allemaqne de l’Est espérait pouvoir en neutraliser les effets en se faisant passer dans une catégorie supérieure du salaire. Mais cet espoir s’avéra rapidement complètement vain. Le 22 mai, « Neues Deutschland » écrivait qu’une telle revendication était en complète contradiction avec les intérêts des ouvriers. Les ouvriers avaient pourtant une toute autre opinion de leurs intérêts. Le compte avait été vite fait : un ouvrier qui gagnait entre 20 et 24 marks (Est) par jour n’en toucherait plus après l’augmentation des normes qu’entre 13 et 16. Ils ne pouvaient pas accepter cela. Ils se révoltaient contre une attaque aussi brutale sur leur niveau de vie ; ils ne résistaient pas pour des buts politiques ou des idéaux révolutionnaires. Les circonstances que leur lutte contre la politique des salaires du gouvernement se développait en quelques heures en une lutte contre le gouvernement comme tel n’était pas une conséquence de leurs intentions. Cela surgissait de l’essence de la lutte même et de son caractère de classe. Ce caractère de classe leur montrait le chemin pour leur action et, à chaque moment, jouait un rôle décisif dans le contenu et la forme de leur mouvement. Ce caractère de classe est largement ignoré à l’Est comme à l’Ouest. Pour les mêmes raisons d’ailleurs. Si les bolcheviques l’avaient reconnu, ils auraient été forcés de renoncer en même temps à tous les mythes autour de leur propre société. Les démocraties bourgeoises de leur côté n’avaient aucun intérêt à mettre l’accent sur la signification sociale d’événements qui, justement à cause de cette signification là, auraient pu avoir des répercussions dans la classe ouvrière en Occident. C’est pour cela que les chefs politiques de la R.F.A. parlaient d’une insurrection du peuple contre l’occupant russe et mettaient au premier plan des choses qui se déroulaient en marge du mouvement mais qui pouvaient servir facilement de support à une interprétation favorable à la classe dominante. C’est pour cela que la classe dominante de l’Occident parlait d’une lutte « pour l’unité allemande ». Lors d’une manifestation solennelle, Place Rudolf Wilde dans le quartier de Schöneberg à Berlin-Ouest, le chancelier Adenauer déclarait le 23 juin 1953 : « La partie du peuple allemand qui se trouve derrière le rideau de fer nous a fait savoir qu’il ne faut pas que nous l’oublions... Je jure devant tout le peuple allemand que nous n’aurons pas de repos tant qu’ils ne connaîtront pas la liberté, jusqu’au moment où toute l’Allemagne sera réunifiée. » Et le bourgmestre Reuter ajoutait : « Aucune puissance dans le monde ne peut nous diviser nous allemands. La jeunesse a retiré de la Porte de Brandebourg le drapeau de la servitude. Un jour viendra où cette jeunesse y plantera le drapeau de la liberté... » C’est vrai que le 17 juin, des jeunes avaient ôté le drapeau de la R.D.A. de cette porte monumentale et avaient essayé de le remplacer par celui de la R.F.A. C’est vrai aussi qu’en plusieurs occasions, on avait scandé « Liberté » et que certains cortèges brandissaient des drapeaux du gouvernement de Bonn. Mais cela ne prouvait rien d’autre qu’une partie des participants au mouvement n’avaient pas une idée claire de leur propre action. Si le sens de leur action leur est apparu peu à peu, certainement ils n’y sont pas tous parvenus au même moment. Les ouvriers de l’Allemagne de l’Est ont montré en plusieurs occasions au cours de leur action qu’ils ne se dirigeaient pas en premier lieu contre l’armée russe qui stationnait sur le territoire de l’Allemagne de l’Est mais contre le gouvernement du S.E.D. Jusqu’au dernier moment où cette armée prenait part ouvertement aux luttes, l’attitude des ouvriers vis à vis de cette armée n’était pas agressive et se distinguait nettement de leur attitude contre la police populaire et contre les fonctionnaires du parti. Si l’on pose la question de savoir si tous les ouvriers d’Allemagne de l’Est ont compris leur action comme un mouvement de classe, alors, la réponse est sans aucun doute négative. Mais cela ne change rien au fait incontestable que malgré cela, leur action était un mouvement de classe parce que ce que pensaient les ouvriers était moins important que ce qu’ils faisaient dans leur totalité. Il est certain que malgré certains symboles de la R.F.A. et malgré le fait qu’on scandait d’une façon assez naïve « Liberté » et même « Unité », la classe ouvrière ne voulait pas vivre dans une Allemagne réunifié. Les cheminots de Magdebourg écrivaient à la peinture blanche, en grandes lettres sur les wagons dans la gare de triage : “Ni Ulbricht, ni Adenauer, mais Ollenhauer ». Ils exprimaient ainsi, sous la forme d’un malentendu, qu’ils tenaient un social-démocrate comme Ollenhauer comme un représentant de leur classe, mais en même temps, ils disaient clairement qu’ils n’avaient rien à faire avec une Allemagne gouvernée par Adenauer, pas plus qu’avec une Allemagne gouvernée par Ulbricht. Ils exprimaient d’une façon qui, formellement était fausse, qu’ils luttaient non seulement contre le capitalisme d’Etat, mais aussi contre le capitalisme tout court et que pour eux cela ne présentait aucun attrait de passer du joug du bolchevisme sous le joug de la bourgeoisie. Les politiciens de l’Allemagne de l’Ouest ont fait du 17 juin une journée nationale pour « l’unité allemande ». Cela escamotait complètement le fait que la révolte exprimait avant tout le refus d’une division de classe qui existait autant à l’Est qu’à l’Ouest et que les ouvriers d’Allemagne de l’Est avaient montré au cours de cette journée là qu’en tant qu’ouvriers, ils étaient les ennemis d’une société fondée sur l’oppression de classe.
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