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L'histoire du barrage illusoire (1/3)Anonyme, Mercredi, Janvier 24, 2007 - 05:53 (Analyses | Eau / Water)
Christian Pose
Entretien exclusif avec l'historien japonais Shigeru Kobayashi Le Japon amorce dans les années 1960/1970 une profonde réforme de sa structure hydrologique commerciale au nom de l’approvisionnement, de l’énergie et de la protection civile. La politique développementiste industrielle des barrages affectera les régions plongées dans le chaos psychologique, la précarité et la désespérance civile. Une génération disparaîtra emportée par le tsunami de béton qui envahira les rivières et les sources du Japon stérilisant la vie paysanne affaiblie par l’exode ininterrompu des populations vers les villes... Rien ne justifiait, en fait, humainement, économiquement ou environnementalement, un tel bouleversement. Nous présenterons, très brièvement, son dernier ouvrage d’histoire : "Sous le drapeau, le secours des tous les peuples", ouvrage consacré à la révolte paysanne de Osé de 1876 (aujourd’hui "quartier" ou "lieu-dit" d’Ogawa, Hitachiomiya City), haut lieu de la résistance contre l’impôt foncier du ministre de l’intérieur Okubo Toshimichi du gouvernement de Sanjo Sanetomi sous le règne de l’empereur Meiji... Shigeru Kabayashi abordera en conclusion le rôle de la démocratie politique, la révolution, la conception philosophique de l’histoire, l’engagement politique de l’historien, le Parti communiste japonais... Remarque introductive : les japonologues constateront que la version japonaise de cet entretien diffère quelque peu de la traduction française (linked222). La traduction en français est, en effet, augmentée de quelques propos "off" de Shigeru Kobayashi, Mami Yoshikawa et moi-même. Les documents de la colonne de gauche contiennent certains éléments de ces propos et sont intégrés, en alternance, avec des documents web. Ils sont également présents dans les questions et les réponses. L’entretien est construit sur une belle traduction orale de l’ouvrage de Shigeru Kobayashi "L’histoire du barrage illusoire" de Mami Yoshikawa. Comme chacun sait la transmission orale offre parfois des propos inattendus soit de la part du traducteur soit de l’écoutant. Il y a échange, exercice de mémoire, répétition, réflexion, vie. Les débats avec Shigeru Kobayashi se dérouleront consécutivement à la traduction durant un mois et demi. Chaque séance d’oralité avec l’historien se déroulera dans son modeste bungalow situé sur une route de campagne, le long de la tumultueuse Ogawa aux pieds d’une colline et de grands arbres, près du petit pont de Hongo, quartier du village d’Ogawa et durera entre trois heures pour la plus courte et près de sept heures trente pour la plus longue ; des séances bien entendu entrecoupées de pauses pour le thé. Travail de patience, donc, de mesure, de passion également, que reflètera, je l’espère, cette brêve exploration du caractère et de l’oeuvre d’un historien-paysan en Ibaraki, brêve exploration d’un combat civile et politique non violent, d’une région, de quelques villages et de quartiers ruraux sauvés des eaux, d’une tradition, celle de la lutte antibarrage au Japon, vivante, très vivante et à laquelle nous dédions ce travail historique de mémoire et d’action. Shigeru Kobayashi, bonjour, vous avez été conseiller municipal d’Ogawa pendant près de trente ans, vous êtes paysan et historien d’Hongo, et aux dernières élections muncipales d’Hitachiomiya vous avez soutenu le Parti communiste japonais... Mon propos concernera l’opposition paysanne à la construction du barrage d’Ogawa. Une affaire qui remonte aux années 1967-1968 et qui se terminera il y a quelques années seulement. Un drame affectera durablement la vie des communautés paysannes de Miwa et d’Ogawa (préfecture d’Ibaraki)... Vous êtes l’auteur d’un volumineux ouvrage consacré à la lutte antibarrage - dans la grande tradition des luttes antibarrage au Japon - qui opposera les communautés rurales aux élus, une lutte inégale, psychologiquement épuisante, traumatisante. Elle durera plus de trente ans, "pour rien", écrirez-vous, d’où le titre de l’ouvrage : "L’histoire du barrage illusoire". En contre-point, puisqu’il s’agit de réflexions, d’histoire et de mémoire civile, je vous propose ce document de la Commission Mondiale des Barrages impliquant représentants de peuples indigènes, gouvernements, société civile, écologistes, chercheurs-enseignants académiques, ingénieurs, populations déportées et secteur privé, intitulé "Barrages et Développement : Un nouveau cadre pour la prise de décision". Ce document du 16 novembre 2000 recencera les points-clefs nécessaires à la construction de 45 000 grands barrages dans le monde - des projets soutenus par la Banque Mondiale et le FMI. Je remarque que les critères humains, techniques et économiques retenus pour les projets de construction de barrages géants : Turquie, Norvège, États-Unis, Zambie, Zimbabwe, Thaïlande, Pakistan, Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine, Russie, et ceux retenus pour des projets plus modestes ne relevant pas du FMI ou de la Banque Mondiale, ceux par exemple des régions et des municipalités japonaises, sont les mêmes. Je remarque également que dans les deux cas le chaos économique et environemental infligé aux populations ainsi que l’infraction psychique (due à l’imposition des projets sans droits) et le traumatisme psychologique (dû à l’absence d’affiliation sociale) vécus par les habitants déportés sont strictement les mêmes. Dans les deux cas les pouvoirs publics n’attendent pas de réponses aux questions qu’ils soulèvent. Les réponses ne seront lisibles que dans les pages du double processus historique des orientations politiques et du capitalisme ; un double processus généralement corruptif, liberticide, homicide... Il ressort finalement que les coûts de l’économie développementiste en terme de souffrance, de perte, d’exclusion et de précarité sont les mêmes pour un grand comme pour un petit projet, qu’il soit conçu au nom de la protection civile (contrôle des innondations, pluies et rivières) ou encore au nom du développement des ressources en eau ou en énergie. Question 1 : Vous avez été conseiller municipal d’Ogawa pendant près de trente ans... En 1968, deux représentants se manifesteront à la tête de la lutte antibarrage. Moi-même dans ce quartier de Hongo rattaché à Ogawa, poussé en quelque sorte par des impératifs globaux, et un représentant de la commune voisine de Miwa. Je n’étais pas révolutionnaire comme les étudiants de gauche des grandes villes. J’étais progressiste et critique dans un contexte rural extrêmement conservateur. L’influence du Parti Liberal Démocrate "Jimintô" (actuellement au pouvoir) était grande sans que les ruraux d’ici soient membres du parti ou d’un autre groupe conservateur. Pour tout dire mon engagement politique débutera deux années plutôt, j’avais, en fait, 28 ans... Je me souviens avoir souhaité lors de mon second mandat (sur sept de quatre ans) rester en phase avec le monde. La communauté vivra cela comme une sorte de contradiction. La réaction locale était forte et les deux mondes ne co-habitaient que fort peu... Il y avait "deux grands mondes" qui s’affrontaient : "le monde et la commune". En tant que conseiller progressiste je m’occupais de cet affrontement. Ce ne sera pas facile car le village devait "passer en premier". Les évènements nous offraient des moyens - pas forcément les meilleurs - et de nouvelles grilles de lecture. Ce n’était pas perçu par les conservateurs comme une bonne chose. Ce sera même assimilé à un danger : "ne pas régler les problèmes correctement". Le caractère prioritaire de la vie locale sera perçu comme menacé. Ma conscience progressiste sera sensible à ce problème... Q ... R: Régler ces interférences sans appartenance partisane deviendra impératif. Je n’ai pas changé sur ce point. Q Vous étiez fonctionnaire... R: Mon statut de conseiller communal ne sera pas assimilable à celui d’un fonctionaire moderne avec obligation de présence. J’étais conseiller à mi-temps. Q Rémunéré ? R: Oui... Mais je n’avais pas à me rendre à la mairie tous les jours. L’administration m’appelait plusieurs fois par semaine. Notre planning convenait de quatre grandes réunions annuelles. Chacune durait parfois dix jours. Il y avait les réunions pour les affaires urgentes et celles pour les affaires courantes. Parfois l’on travaillait le week-end. Q Serez-vous nommé, volontaire, élu ?... R: Elu, conseiller élu par les citoyens de Hongo... Q Etait-ce une charge importante ? R: Oui, oui, très importante. Q 2 - a N’avez-vous pas l’impression que cette fonction a subi une altération depuis les années 1980, début du néolibéralisme ? Q Le rôle du conseiller a-t-il changé ? R: Non, mais la charge est de plus en plus lourde. Il y a peu de marge. Les budgets ne sont plus adaptés aux besoins. Je contestais beaucoup à l’époque. Les déséquilibres budgétaires étaient très importants, comme aujourd’hui du reste... Il ne fallait pas emprunter. Il fallait cesser de dépenser à tout va, réfléchir, prendre le temps. Je faisais beaucoup de propositions en ce sens. Q La qualité du service muncipal n’était pas bonne... R: Il y avait dix-huit conseillers à Ogawa. La plupart était pour une politique d’endettement et d’emprunt... J’y étais opposé. J’étais pour des finances saines. C’est-à-dire : "pas de dettes". Q La mairie travaillait-elle avec des banques privées ? R: Travailler avec les banques ? Pas exactement. Non.... (Mais) il y avait une banque toute désignée... avec laquelle nous avions des liens professionnels. La municipalité s’était engagée avant la fusion auprès de la banque privée Joyo (Jôyô ginkô). Elle déposait l’argent de la mairie sur un compte de Joyo... et pouvait obtenir des lignes de prêts. Joyo est toujours la plus grande banque privée de la préfecture d’Ibaraki. Q Est-elle liée au développement industriel ? R: Oui... ce lien est très puissant. C’était/c’est "la" banque désignée aux communes d’Ibaraki par la préfecture. Joyo est en quelque sorte la banque privée officielle d’Ibaraki. Q Quels types d’hommes dirigeaient cette banque ? R: Des hauts fonctionnaires parachutés par le gouvernement, le Ministère des Finances (MOF)...Des hommes qui, disait-on : "descendaient du ciel" (amakudari)... "Des hommes d’en haut" ... Je me souviens de Mr. Aoshika, "l’homme venu du ciel..." Q Ces hommes parachutés sont-ils proches de Jiminto ou d’un autre parti ? R: Pas nécessairement... Ce sont généralement des hauts fonctionnaires. Ils n’appartiennent pas réellement à un parti, mais la particularité du banquier et de la banque est de prêter et de générer des bénéfices, d’entretenir de puissants appétits industriels pour le développement, donc... Q La mairie d’Ogawa a-t-elle beaucoup emprunté ? A-t-elle contracté des dettes ? R: Oui... Par quel moyens ? La construction, généralement... L’actuel Centre Culturel d’Ogawa (19 545 habitants) a couté 1,8 milliards de yens (15 millions d’euros.)... 1/3 emprunt d’Etat, 1/3 aide d’Etat et 1/3 emprunt public régional. Q Après la grande fusion administrative intercommunale de Heisei, Hitachiomiya City (Ogawa-mura - Hongo, Osé -, Miwa-mura...) traitera-t-elle toujours avec Jôyô ? Q En tant que conseiller avez-vous eu affaire aux banques ? R: Non, c’était une attribution du maire, des hauts-fonctionnaires financiers, pas des conseillers... Q Est-ce que la mairie d’Hitachiomiya (48 108 habitants) place de l’argent sur les marchés financiers comme en Europe ou aux Etats-Unis ? R:Ici, non... Q Connaissez-vous des villes qui le font ? R: Non... Ca ne se fait pas. Il y a trop de risques de dérapages. C’est dangereux et puis il n’y a pas suffisamment de marge ou de bénéfices. S’il y avait des profits dégagés, sans doute, peut-être, mais non... ce n’est pas suffisant. Q De grandes communes françaises ouvertes aux activités mondiales placent des fonds importants sur le marché financier international, le marché immobilier Californien ou même le marché de la viande de Chicago... R: Oui oui, c’est possible à l’étranger. Q Les banques privées placent-elles les fonds municipaux sur les marchés financiers ?... R: Oui... Les villes dégagent ainsi des profits, des intérêts, achètent des actions, des obligations, empruntent comme les particuliers... L’argent peut travailler sur les marchés financiers étrangers également. Une loi protège cependant les "clients municipaux" de la faillite bancaire (y compris frauduleuse). En cas de dépôt de bilan, cela arrive régulièrement, c’est l’Etat qui garantit le portefeuille de la ville ou qui rachète la banque. Q 2 -b Comment expliquez-vous que la prise de décision de la construction du barrage d’Ogawa (très lourde en terme de coûts et de risques) ait eu lieu sans la consultation de la population ? Q 3 -a N’était-il pas contradictoire d’envisager un barrage préventif et d’approvisonnement à une époque (1967-1968-1969) où l’on constatait un fort exode des populations rurales vers les villes ; particulièrement important au Japon entre 1956 (showa 31) et 1970 (showa 45) ? (1) Q 3 -b Pensez-vous que la nouvelle politique d’orientation agricole de 1961 (sur la base de la Loi d’orientation agricole de 1961) ait exercé une influence sur l’organisation agricole (remembrement et développement) à Ogawa et à Miwa ? Q Un échec selon vous ? R: Un échec, oui... Insistons, encore, sur le fait que certains agriculteurs profiteront et d’autres non. La loi de 1961 favorisera exclusivement les gros agriculteurs. Ce qui signifie que 60 % de la population agricole ne profitera pas de l’enrichissement... Q Fracture sociale, inégalités,.. R: Oui... Les petits ne peuvent plus vivre de l’agriculture et filent vers les villes... En 1962 le petit agriculteur ne peut plus être agriculteur à plein temps. Il lui faut deux métiers. Q Vous avez eu de la chance ? R: Je suis plutôt un "gros" agriculteur (rires)... Q Combien d’ha ? R: 1ha 1/2... En tant qu’agriculteur au Japon c’est très petit, mais ici, à Hongo, c’est plutôt grand... J’étais également conseiller. Je cumulais deux métiers. Cela me permettra de survivre sans aller à la ville. Q Cette loi a-t-elle favorisé la mécanisation ? R: On pense que oui... La machine a été introduite intensivement à peu près à cette époque sur la base du remembrement et de l’extension des propriétés agricoles. Q 3 -c Le fait que la préfecture d’Ibaraki soit concernée par la Loi sur la Promotion et le Développement des Ressources en Eau de 1962 (Tone River System) (3h), loi qui donnera progressivement naissance aux 7 grands réseaux hydrologiques du pays, jouera-t-il un rôle dans la prise de décision pour la construction du barrage d’Ogawa ? Q Le maire d’Ogawa s’est senti soulevé par l’idée du développement local... R:Le maire d’Ogawa était spontané. Il disait "ok ok..." C’était facile pour lui... Q Quelle était l’origine sociale du maire ? R: Mr. Uchida appartenait à la catégorie des "hommes fortunés" de la région. Il avait été maire d’Yasato et deviendra celui d’Ogawa après la fusion administrative de Showa (1953). Il exercera sept mandats.... Il était également propriétaire de montagnes et forestier. Il faisait le commerce du bois. Il vendait soit de la montagne, l’on vivait bien à l’époque du commerce de la montagne, soit du bois. Il était également de Jiminto...(01). Mr Uchida est le père de l’actuel maire-adjoint de Hitachiomiya... Q Cette loi de 1962 conduit à la centralisation administrative et politique de la régulation des eaux de rivières (3g, 3i, 3j) ? R: En effet. Il s’agira bien d’un dispositif de contrôle centralisé des eaux. Q Quelle sera la motivation du gouvernement ? R: Distribuer de l’eau, prévention et approvisionnement. Q Une motivation civile, économique... R: Un peu des deux... mais c’était aussi un choix de politiciens. Il y avait la volonté de "calmer l’eau" et de distribuer, certes. Il y avait sans doute, aussi, une forte commission à la clef, entendez un pot-de-vin, qui aurait circulé tôt ou tard des poches de la société de construction à celles des politiciens comme cela se fait au Japon... Q Vous voulez dire que les élus sont corrompus ? R: Toutes les constructions de barrage au Japon relèvent d’un régime de corruption. Les pots-de-vin dans ce secteur sont réels et ne sont jamais négligeables. En fait, nous pouvons parler de corruption systématique. Q C’est-à-dire... ? R: On parle beaucoup en ce moment de préfets démissionnaires... En cause, les négociations avant les prises de décision. On appelle cela "dangô". Des négociations secrètes et illégales, des "boulettes historiques",... Les élus promettent aux entrepreneurs démarcheurs : "la prochaine fois c’est toi, la prochaine fois c’est toi"... Oui, au Japon, la corruption est totale y compris pour un projet d’un million de yens (moins de 10 000 euros)... Q Il n’y a jamais d’observateurs impartiaux lors des négociations ? R: Non. Si l’administration doit choisir entre, mettons, 5 sociétés de constructeurs, elle promettra aux uns et aux autres. Les entrepreneurs concurrents distribueront des pots-de-vin à tour de rôle pour remporter le marché... C’est systématique. Q L’on reviendra plus tard sur les affaires de corruption... R: Oui. Q 4 Les arguments civils préventifs contre les innondations justifiaient-ils un tel projet ? (2) Q 5 La population active agricole japonaise est passée entre 1947 et 1980 de l’indice 16.6 à 5.5 tandis que la population active de l’industrie est passée de l’indice 5.4 à 13 et celle des services de l’indice 4.3 à 10.3. Par ailleurs les zones habitées représentent seulement 7% à 10% du territoire tandis que les zones cultivées irrigables moins de 14%. Quels sont les types de barrages existant ? Q A quand remonte l’industrie nationale des barrages ? R: Probablement aux années soixante. C’était l’époque des gros barrages à usage multipe : agriculture, industrie et vie civile... Q A-t-on noté une influence américaine ? R: Non, pas d’influence américaine... Des circonstances spécifiquement japonaises exigeaient une industrie du barrage à usage multiple. Actuellement, le Japon n’a plus besoin de barrages, quelques soient les usages. Ce n’est plus utile... Le barrage d’Ogawa relevait du ministère de la Construction, celui de Gozenyama, sera conçu pour l’irrigation des rizières et l’agriculture. Il ne relève pas du "Département Eau" de la préfecture mais du Ministère de l’Agriculture, de la Forêt et des Pêches (Nôrinsuisanshô - MAFF). Pour tout dire, les paysans ne veulent pas de l’eau du barrage de Gozenyama... Ils ne veulent pas payer, non plus, le prix de l’eau. Q A-t-on noté une hausse du prix de l’eau ? R: Le coût de l’eau depend avant tout du coût du barrage. A Ogawa on boit de l’eau d’ici... On a creusé un puit à côté de la rivière. C’est cette eau qui est bue. Pas besoin de barrage pour çà. Cette eau, de plus, est beaucoup moins chère... Q Donc l’eau n’a pas le même prix selon les préfectures ? R: Oui... Q Est-ce un marché concurrentiel ? R: Non...il n’y a pas de marché car on ne peut pas choisir sa source d’approvisionnement. Q Pas de mise en bouteille ? Pas de camions citernes itinérants ? R: Non... Il y a suffisamment d’eau pour tous au Japon... Manque l’eau miraculeuse qui guérit tout et qui rend intelligent... Celle là n’existe pas encore... (rires). Q 6 Ces trente dernières années nous observerons une chute de l’économie locale, une diminution des réseaux familiaux et entrepreneuriaux régionaux en appui sur le micro-crédit bancaire, les chemins de fer et les postes dont la privatisation implique une désertification : fermetures de lignes rurales et de gares peu fréquentées, abandon de bureaux postaux éloignés. Nous assistons dans un même temps à un "boom" de la protection civile : lois, décrets, amendements, décentralisation de pouvoirs, afin de répondre, dira-t-on, aux besoins des populations lésées par les catastrophes naturelles. Ces lois couplées à "l’effet catastrophe" ne seront-elles pas une manne pour l’industrie des barrages (2620 à 3000 unités selon les catégories en 2006, 350 projets en cours) que garantiront les usages clientélistes du Parti Libéral Démocrate au pouvoir ; un parti dont on connait depuis longtemps les relations avec les compagnies de travaux publics ? (3) Q Je pensais au niveau national... R: Oui, au niveau national il y en a un ... Il y a des lois, en effet, quand il y a des catastrophes mais en Ibaraki cela ne sera pas justifié. C’est une préfecture chanceuse, peu d’innondations et de tremblements de terres dévastateurs. Q Les constructeurs (TP) espèrent des lois favorables... et le PLD au pouvoir utilise ses relations avec les entrepreneurs (TP)... R: Il y a de plus en plus de différences entre la vie citadine et la vie rurale... Jiminto (PLD) utilise ces différences à son avantage... Jiminto (parti au pouvoir, hier Koizumi, aujourd’hui Abé) propose toujours de "grosses affaires", essentiellement de "gros projets" de travaux publics. C’est le moyen politique le plus habile pour fabriquer artificiellement de l’économie rurale... Nous avons réellement affaire à une politique mensongère. Q L’industrie des barrages accompagnera l’exode rurale vers les villes... R: Jiminto a construit notre économie rurale à partir d’une politique nationale de travaux publics. Jiminto laisse croire que le gouvernement décentralise des activités et de l’argent en milieu rural comme si l’on pouvait créer de la vie rurale ainsi... C’est une caractéristique de Jiminto que de donner de l’argent sans compter à un secteur de l’économie, celui des constructions en particulier. Q N’y a-t-il pas une contradiction entre le nombre des lois sur la protection civile et le dépeuplement rural ? R: Oui oui, il y en a une... Je pense que, dans un même temps, chercher à augmenter le niveau de vie rural par une politique de grands travaux, je me répète mais c’est important, est parfaitement inadapté... C’est également une autre contradiction. Q Exploite-t-on le pouvoir législatif ? R: Je dirai qu’il y a moins de bonnes affaires agricoles donc moins de bénéfices, moins de jeunes, tous partent à Tokyo, moins de travailleurs, d’enfants à naître, un plus grand vieillissement des populations... Q Y-a-t-il encore des projets de barrages isolés ? R: Oui, pour l’approvisionnement de certaines villes. Q 7 De toute évidence la gestion et l’indépendance financière des collectivités locales, la compétence technique des élus et les exigences morales ou éthiques qu’exige normalement toute prise en charge des affaires publiques sont incompatibles avec la dérégulation de l’économie japonaise - affichée comme une providence par la préfecture d’Ibaraki et la plupart des préfectures à fort potentiel industriel et à fort taux d’investissement. Q C’est votre constat...
R: La politique de Koizumi était basée sur les notions de bénéfice et de profit. Son équation était très primitive : bénéfice = argent... Ce sera, du reste, le prétexte de la privatisation de la poste. Cette politique conduit toujours à un appauvrissement aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. Nous constatons de plus en plus de différences entre les riches et les pauvres... Autrefois, il y avait des mines de charbon en Ibaraki et en Iwaki (préfecture de Fukushima au nord d’Ibaraki, région de Joban), l’économie minière sera remplacée par l’économie du bien-être, du tourisme et du plaisir. A la fermeture des mines l’on créera un aqualand géant, le célèbre : "Hawaï Spa Center"... Je ne crois pas que ce soit une solution même si cela a bien fonctionné ces quarante dernières années. Q En tant que conseiller avez-vous proposé des réformes dans la gestion des affaires communales ? R:Je faisais de nombreuses remarques sur le développement local et proposais de nouvelles idées pour les produits régionaux... En réalité rien ne fonctionnait. Le rationalisme économique ne convient pas au mode de gestion des collectivités en milieu rural. C’est sans doute plus adapté aux régions industrielles. Gouverner signifier régler cet antagonisme. La politique sociale du "système Koizumi" se résumera à se consacrer aux "gagnants" et à abandonner systématiquement ce qu’il appellera les "perdants"... 2- Q Vous aviez 36 ans en 1967 et vous étiez un conseiller débutant. La réserve d'eau du barrage devait engloutir votre histoire, celle des villages, 68 ha de terres (rizières, champs, forêts), 132 maisons (70 sous les eaux et 62 détruites pour la recomposition du réseau routier). Comment réagirez-vous ? R: Mal, bien entendu. Cela dit, il y aura débat. Une remarque, auparavant les conseils municipaux étaient plutôt majoritairement conservateurs et réactionnaires. Il se dégageait, cependant, une opposition et parfois un caractère progressiste original, souvent minoritaire mais réel. Une activité politique prenait corps et même un équilibre. Pour le réglement de certaines affaires nous étions souvent à "50/50". Aujourd'hui les choses ont changé. D'une part, je ne suis plus conseiller et d'autre part l'activité politique se résume à : "tout le monde est pour le maire ou pour "le chef" contre le communiste". Il n'y a plus de combats démocratiques. Plus d'alternatives. Le jeu politique communal se résume à un jeu sans opposition... Il n'y a bien entendu plus de socialisme. Reste (dans l'espace exigu de notre démocratie) le parti communiste... Q Etiez-vous politisé en 1968 ? R: Les conseillers sont quasiment tous politisés. Ils ne sont pas membres d'un parti pour autant ... Q Appartiendrez-vous à un parti de gauche ? R: Non. J'étais progressiste... très engagé dans un milieux qui ne l'était guère. Je n'étais ni anarchiste contre l'Etat ni un opposant radical. Q 68 ha de terres sont condamnés. 132 maisons seront menacées de destruction... R: Il ne sera pas question d'un tel désastre au début et la vérité prendra une toute autre forme.... On annoncera, par exemple, un barrage de 3 000 000 de tonnes d'eau. Il sera question, en fait, de 6 000 000 de tonnes. Quand la population sera en mesure d'apprécier les contraintes elle comprendra le sens de l'opposition. Géographiquement, le site était plutôt plat et géologiquement les montagnes étaient (et sont toujours) très fragiles, friables... Ce qui est génant pour un barrage ou pour contenir de l'eau. Le mur de barrage devait s'élever (à partir des versants montagneux) de la commune d'Ogawa et du quartier de Hongo, et la zone immergée s'étendre sur celle de Miwa... En fait, quand la population réalisera, le projet sera vécu comme une catastrophe naturelle (l'orage et la tempête). Les villages se sentiront impuissants car le drame venait du ciel, "d'en haut" (l'orage, la tempête et l'administration). Nous avions conscience de la taille de nos adversaires... Il y aura malgré tout une vive opposition. Nous stopperons les études préfectorales préparatoires, les examens de terrains, de telle sorte que l'administration n'ose plus toucher à la terre... Nous gèlerons le projet dix ans. Le préfet Iwakami nous soutiendra un temps, au début. "Si vous êtes opposés au projet, disait-il, ça ne peut pas se faire". Etre politicien est difficile (rires). Le politicien doit faire le contraire de ce qu'il dit. Il ne peut être fidèle à ses principes ni respecter ses engagements envers les habitants. C'est la grande faiblesse des politiciens ... Q Quelles étaient les dimensions du barrage ? R: 36 mètres de hauteur, pas de vallons, un mur de barrage très long de 310 mètres, 112 000 mètres cube de béton... C'était un petit barrage. Q 7 -b Quelles seront les principales étapes de l'opposition civile ? R Il y avait deux comités. Celui que je représentais (Comité d'Ogawamura) et celui du délégué-maire de Miwa, Mr. Aita (délégué de l'Alliance pour le règlement de l'objection au barrage de Miwa). Il fallait être solidaire. Nous étions tous concernés. A l'époque, il y avait les opposants à la construction de l'aéroport de Narita (près du village paysan de Sanrizuka proche politiquement et religieusement de la famille impériale ; début des études préparatoires en 1962 et début des expropriations en 1972 ; 291 paysans seront arrêtés et plus de 1000 seront blessés lors des affrontements). C'était une époque importante... On pensait que d'autres opposants viendraient comme à Narita, des étudiants de gauche. En fait, non... Notre opposition était locale et n'avait pas, à priori, de résonnance nationale. De toute façon, nous redoutions les débordements... Combattre aux côtés d'"inconnus" ou d"étrangers" nous gênait. Nous redoutions, sans doute, des infiltrations... Q Comment expliquez-vous que le PC et le PS ne soient pas venus ? R: Ils sont venus pour étude mais ne nous ont rien proposé. Q Comment avez-vous pris cela ? R: En fait, nous ne voulions pas de politiques professionnels. Nous souhaitions tout faire nous même... Q Un mouvement purement civil ? R: Oui, un mouvement d'opposition civil et paysan... Sans professionnels, sans extrêmistes comme à Narita. Nous n'avions peur de personne (extrêmistes ou autres) mais nous ne voulions pas être récupérés par les professionnels des mouvements sociaux, les gens des villes, les érudits, des gens très intelligents qui tôt ou tard nous auraient écrasé. Nous étions, et nous sommes toujours, de pauvres paysans (malmenés). Cela dit, les extrêmistes ne nous feront pas de propositions. Q Les étudiants ? R: Oui. Mais rappelons que nous agissions vraiment pour notre compte... Nous étions très conscients de notre indépendance. La ligne de conduite était claire. Je connaissais un conseiller préfectoral socialiste... je n'ai jamais fait appel à lui. Nos affaires étaient paysannes et nous devions veiller, avant tout, à notre autonomie et à l'unité civile de notre action. "Des paysans rien que des paysans..." c'était le mot d'ordre. Q D'autres paysans viendront ? R: Non, aucun... Q Combien de personnes ont participé à cette opposition ? R: Trente foyers à Ogawa, soit 100 personnes... et 160 foyers à Miwa, soit 600 personnes. Plus de 700 personnes... Q La police est elle intervenue ? R: Non, pas directement. Q A quel niveau est-elle intervenue ? R: Elle a enquêté... Q Quel type de police ? R: Le Koan (Kôan Chôsa Chô) . La sécurité du territoire, la police politique. Q La police politique...? R: Oui... Elle existe encore. Q Tout le monde était fiché ? R: Non. C'est "au secret" de faire çà. Une police secrète parfaitement illégale ... Q Existe-t-il une police officielle chargée de ce genre de liste ? R: Non, c'est hors-la-loi, même si çà existe... Quand on negociera pour les indemnités le Kôan se rendra chez moi mais je vous raconterai çà plus tard... C'était un agent spécial. Il se présentera comme tel. C'était assez drôle. Q Que pensez-vous du "projet NSC" (National Security Council) de Shinzo Abé ? R: C'est incroyable. Q Que pensez-vous de sa paranoïa ? R: Ce projet de "NSC", s'il est officialisé, n'aura plus besoin d'enquêteurs secrets. Tout sera su. Et puis il existe déjà la loi sur le contrôle des mouvements sociaux et politiques, l'interdiction des associations politiques... Q Notre association est-elle illégale ? R: Non (rires), ça va... Nous sommes en règle. Nous faisons de la recherche, de l'étude sociale... Q 9 Le maire d'Ogawa mettra délibérément les familles en danger en négligeant son rôle d'informateur/négociateur auprès des citoyens. Comment expliquez-vous l'inertie des conseillers ?
R Quand une affaire concerne la préfecture ou la municipalité, le comité des conseillers a le devoir de présenter son avis : "pour ou contre". A l'époque, les conseillers étaient au nombre de 18. La plupart étaient des partisans politiques du maire. Quand il y avait décision/vote, si l'on exclu le président du conseil qui statutairement ne vote pas, c'était "15 vs. 2". C'est ainsi que la proposition de construction du barrage sera adoptée. Le conseiller progressiste que j'étais n'avait pas beaucoup de pouvoir à cette époque. La minorité au sein du conseil n'a toujours strictement aucun pouvoir... J'ai donc ressenti, comme tu dis, beaucoup d'inertie.
Q Il n'y aura pas débat...
R: En terme de démocratie ou d'usage, oui, il n'y a plus de débat... Le "chef" n'écoute pas les débats contradictoires ou les oppositions et ne discute pour ainsi dire jamais. Il n'y a plus d'espace de concertation. Plus d'espace pour la réflexion collective. Plus assez en tout cas....
Q Avez-vous noté un caractère illégal dans le déroulement de la procédure...
R: Illégal ? Au sens stricte, non... Cela dit, il y a un côté dictatorial chez le maire du village, chez le maire de la ville et également chez le préfet. Est-ce illégal ? C'est un trait de caractère dominant qui accompagne l'exercice du pouvoir au Japon, à tous les niveaux de la représentation politique et de la vie administrative. Le "chef", chez nous, a réellement un énorme pouvoir. Je dirai même que la corruption publique ne peut être sans cette forme d'autoritarisme et que l'un ne va jamais sans l'autre... En ce moment l'on parle beaucoup d'"affaires sales", de corruption sur la base des "dangô" (négociations secrètes). Les "affaires" sont sans doute liées à cette tendance dictatoriale, à ce manque d'espace démocratique au sein de l'administration préfectorale et des collectivités locales.
Q Le maire et le préfet ne pensaient pas que ce projet mettrait en danger les habitants. C'était un projet aveugle en terme de responsabilité...
R: Regardons les choses objectivement. Le comité préfectoral homologuera ce projet de barrage. Nous déposerons une demande officielle d'opposition auprès du comité du conseil préfectoral, une pétition légale au nom des citoyens des villages d'Ogawa et de Miwa. La majorité du conseil préfectoral est Jiminto, ultra-libérale. Nous devrons à nos amis socialistes de valider notre pétition et de soutenir notre action publique. Il y aura débat au sein du conseil préfectoral. Une requête sera déposée également par l'opposition auprès du maire d'Ogawa. Mais le maire la rejètera... L'idée d'une plainte et d'un procès en bonne et due forme viendra plus tard.
Q Grâce à l'opposition du comité anti-écluse.antibarrage de Nagara, la loi sur la Rivière du Ministère de la Construction sera modifiée et un dialogue sera instauré entre pouvoirs publics et opposants, une première dans l'histoire des luttes entibarrage au Japon...
R: En effet, le mouvement antiécluse.antibarrage de Nagara, une autre affaire, disposait d'une orientation nationale. La protection de la rivière relevait d'une tendance environnementale historique. Ce n'était pas une simple action de résidents ou d'opposants mais un mouvement civil écologique et environnemental d'une très grande ampleur, nationale et internationale.
Nous établirons, nous aussi mais à une échelle moindre, des plages de débat et de concertation mais nous nous y prendrons "à notre façon". Nous avions une politique locale d'opposition et d'appel. Nous présenterons plusieurs pétitions au comité préfectoral. Les fonctionnaires de la préfecture se déplaceront à plusieurs reprises pour parler... Notre stratégie consistera à leur interdire l'accès au village puis à amorcer graduellement un dialogue. Nous tenions à réaffirmer dans un premier temps notre opposition et, dans un second temps, notre détermination au dialogue. Nous finirons par trouver un terrain d'entente... Pas d'explications préfectorales administratives et techniques ou de concertation sans démonstration de notre force pacifique mais également de notre rupture radicale.
Nous devions, également, gérer nos propres divisions et ne pas afficher les dissensions durant la période d'examen des pétitions. Le conseil préfectoral, Jiminto à 80%, finira par rejeter nos propositions d'annulation...
Q L'affaire durera 33 ans. 33 ans d'acharnement mais aussi de souffrance psychologique, de vies brisées. Ne pouviez-vous pas porter plainte, à tout le moins, pour violation de l'article 13 de la Constitution, un article défendant "le droit à la vie et à la poursuite du bonheur du citoyen" ?
Le recours en justice était possible. La jurisprudence nous dit qu'en mai 2001 un arrêt du tribunal de Kumamoto condamnera l'Etat à verser des indemnisations aux lépreux pour violation de leur droit constitutionnel au bonheur occasionnée par une loi sur la prévention de la lèpre qui prévoyait leur internement forcé...
R: Reprenons. La préfecture vient pour nous expliquer nos droits et devoirs. Nous disons non à tout. Il y a donc rupture... l'arrêt du projet étant notre objectif. Au moment de la rupture nous ne sommes pas prêts, psychologiquement, à porter plainte et à engager la responsabilité de la muncipalité ou de la préfecture devant un quelconque tribunal.
Q Nos amis lépreux pourtant...
R: Il y a un caractère différent entre le procès des lépreux contre l'Etat et un supposé procès de paysans contre la municipalité ou la préfecture. Dans le cas des japonais lépreux, internés et isolés... considérons que c'est le pays qui a commis une loi liberticide et criminelle. La déportation forcée et l'isolement/enfermement à vie des lépreux étaient légaux (Loi de 1948 pour le renforcement de la loi sur l'eugénisme national et la stérilisation obligatoire abrogée en 1996, les préjugés contre l'hérédité sont forts et l'amalgame entre maladie et délinquance sont bien réels). Cette barbarie légale signifiait avant tout en terme de droit : réhabilitation devant la nation, les gouvernements, la médecine et l'histoire. Ce sera un grand procès fait à l'histoire politique et législative du Japon. Cela dit, le montant des indemnités accordé par le gouvernement sera au regard des torts infligés, infime.
Pour ce qui est de notre barrage... Le rapport de la liberté et de nos droits fondamentaux à l'illégalité (à l'inconstitutionnalité) est à mon sens moindre ou discutable... Je pense que nous aurions perdu notre procès sur cette base.
Q Il y aura pourtant une atteinte au droit à la vie et à la recherche du bonheur ?
R: Notre souffrance durera 33 ans et le projet de barrage sera annulé... Un procès aurait été possible sur la base de nouvelles conditions, notament sur celles des indemnités. Nous retiendrons, du reste, cette base. Nos conditions de vie étaient déplorables et la vie s'était arrêtée. Les dégats économiques étaient inchiffrables et notre communauté fruit des générations était irrécupérable. Tous les objectifs de développement étaient abandonnés...(un temps). La politique des grands travaux publics...
Je finirai par rendre visite à un avocat de Mito. C'était un avocat plutôt humaniste et socialiste. Il avouera qu'il n'y avait pas d'avocats compétents pour traiter ce genre de problème en Ibaraki... qu'il fallait traiter la question avec un groupe d'avocats spécialisés à Tokyo.
Q N'était-ce pas utile, tout de même, de tenter quelque chose même sans chance de gagner ? Je pense à la mémoire, à la jurisprudence, aux générations futures...
R: Oui, c'est un point de vue important. Mais c'est un point de vue qui demande beaucoup d'argent (rires). C'est un problème que de réunir de l'argent à tout bout de champs, pour un oui, pour un non. Nous sommes paysans et "un yen est un yen"... Nous tenions, cependant, à demander des réparations pour la destruction de notre communauté. D'après l'avocat il n'existait que peu de textes pour nous défendre. En fait, aucune loi ne pouvait nous indemniser... Nous étions dans un désert législatif. Les lépreux traverseront ce désert... C'est l'inhumanité de ce désert qui décidera de la victoire. La souffrance infligée sera finalement une bonne base pour lutter (devant le juge).
Q Vous choisirez un moyen de lutte non violent.
R: L'action violente n'est pas une solution. Des opposants antibarrage choisiront la violence, la confrontation avec les policiers. Le groupe antibarrage de Shimouke, par exemple, durant les années 1970, prendra le parti de la violence et des confrontations avec les pouvoirs. Il se battra avec des pierres, des batons et même des excréments... Je préfère nettement, et de loin, les négociations et le pacifisme.
Q Rien ne justifie donc la violence ?
R: Rien, en effet. Nous sommes en démocratie. Il faut profiter de tous les moyens légaux pour arriver à la défense de nos droits et intérêts...
Q 10 Y aura-t-il d'autres luttes antibarrage en Ibaraki ?
R: Il y a une lutte antibarrage sous une autre forme à Gozenyama, à côté de chez nous, sur la Nakagawa (le village de Goznyama fusionnera à Hitachi Omiya en 2004, comme Ogawa et Miwa, voir carte ci-dessus). Il n'y a pas d'opposants ruraux sur site puisqu'il n'y a pas d'habitants sur le site de construction. Il n'y aura ni expropriations ni déportations. Il y a cependant une autre forme de lutte, non négligeable. Les paysans en aval ne veulent pas acheter de l'eau de barrage. Ils refusent cette eau pour les rizières et boycottent le projet municipal d'irrigation des terres. Les distributeurs locaux, par ailleurs, refusent d'être clients. Nous avons affaire à une forme très particulière de lutte antibarrage. La base de ce projet est mauvaise. Bien que l'ouvrage soit quasiment terminé le message est clair (rires)... (Catégories : dams in Japan & Gozenyamadam )
Q 11 Vous écrirez qu'à Ogawa et à Miwa (Showa 47/48 -1972/73) alors que débutaient une seconde vague d'enquêtes pour arrêter le site du barrage "c'était l'époque où l'on associait démocratie et biens privés". Chacun espérait que les biens privés soient protégés par la démocratie. Il n'en sera rien. D'un côté l'on observera une sphère publique arrogante, riche, techniquement incompétente, incapable de prendre des mesures cohérentes, inapte à respecter les échéanciers, inapte à la concertation, et de l'autre, une sphère privée rurale résolument déconcertée, discriminée, spoliée dans ses droits et garanties légitimes.
Q:Avant le projet, les paysans étaient-ils autosuffisants ou endettés ?
R: Ils n'étaient pas très riches mais ne manquaient de rien. Rien de ce qui est fondamental... Tout est relatif.
Q Les femmes travaillaient-elles à la terre ?
R: Elles travaillaient aux champs. Comme les hommes. Même charge de travail avec la tenue de la maison et l'éducation des enfants en prime...
Q Les hommes avaient-ils un double travail en ville ?
R: Oui... beaucoup des petits propriétaires travaillaient à l'usine.
Q Vous aviez des frères et des soeurs ?
R: J'étais l'ainé de six frères et soeurs. C'était difficile, je devais tout faire. Je n'ai pas fait d'études supérieures à cause de cela.
Q Les familles avaient-elles beaucoup d'enfants ?
R: Parfois, six, sept enfants...
Q Qu'ont fait vos frères et soeurs ?
R: Ils partiront pour la ville... Ouvriers toute leur vie. Ils partaient le matin et revenaient le soir... Ils repartaient le lendemain. Les femmes travaillaient aux champs.
Q Que produisiez-vous ?
R: Des champignons...Trente tonnes par an, une fois séchées, 3 tonnes (rires)... Je n'étais pas le plus gros producteur de la région. Il y avait un marché du champignon à la criée. On y négociait les prix... Chacun avait ses secrets, ses habitudes, ses signes. J'ai 74 ans et j'ai gagné 15 millions de yens par an à plusieurs reprises (130 000 euros). Une exception tout de même dans ma vie. Je produisais également du riz... On le plantait déjà à la machine; on plantait également du blé, des aubergines, des pomes-de-terre, enfin à peu près tout... Nous ne manquions pas vraiment de nourriture ou d'argent à la maison. J'aurais pu faire des études d'économie mais j'étais l'aîné.
Q Le droit d'aînesse était-il encore prépondérant ?
R: Oui, oui... les cadets devaient partir.
Q Avez-vous eu des enfants ?
R: Trois. Deux garçons, une fille.
Q Ils étudieront ?
R: L'ainé est ingénieur, l'autre enseignant...
Q Cette loi favorisera-t-elle l'éclatement communal ou l'exode ?
R: Pas forcément. Nous avions de grandes familles avec plusieurs générations sous un même toit... L'organisation de nos communautés était plutôt, selon l'ancien mode, une structure pyramidale.
Q Le "kokutai" ? (modèle conçu sur le principe de l'essence nationale, l'empereur étant l'autorité sommitale, la nation étant réduite à un principe unitaire. Cette structure est toujours sensible dans les deux mondes : urbain et rural)...
R: Oui...
Q Vos enfants ont quitté le village...?
R: Oui. Les soucis d'argent sont maintenant réglés. Nous nous voyons régulièrement. Tout est bien rétabli entre nous.
Q Est-ce important de réformer les lois ? R: Quand c’est nécessaire. A l’époque la question se posait différemment. Nous avions à gérer deux phases importantes de notre vie. La question de la réforme des lois - nous vivions dans un désert législatif et nous en étions conscients - était intégrée à celle de l’action et de la rupture avec le système pour obtenir de nouveaux droits. Mener l’action jusqu’à la rupture et négocier les conditions futures c’était répondre en partie à la question. Nous vivions intensément deux périodes : celle des examens préparatoires préfectoraux - elle s’achevait selon nos moyens - et celle de la lutte pour les conditions - elle débutait sur de nouvelles bases. Q Les pressions seront-elles favorables ? R: Durant la phase de la lutte pour les conditions nous autoriserons les fonctionnaires préfectoraux à entrer sur nos terres et nous obtiendrons de nouvelles bases pour les conditions. Q Les oppositions du comité antiécluse de Nagara insisteront sur la nécessité de contrôler les travaux publics et d’agir sur la loi sur la Rivière du ministère de la Construction. Leurs actions contribueront à l’amélioration des textes. R: A l’époque notre mouvement d’opposition traversera une phase difficile... Nous vivions une période de division. Nous devrons gérer un éclatement de nos groupes. A Miwa, par exemple, un groupe radical apparaîtra, celui du refus de tout compromis avec la préfecture. En opposition un groupe de modéré issu des négociations pour les conditions se constituera. Les dissensions seront vives. D’autant plus vives qu’Ogawa devait renouveler son maire. Il y aura un candidat pour le barrage et un candidat contre le barrage. L’opposition au barrage perdra la mairie. Nous perdrons, même si mon groupe appartenait à celui du courant modéré des négociations pour les conditions. Ce sera une nouvelle source d’affaiblissement et de divisions. Notre communauté vivra l’un des moments les plus noirs de son histoire. Nous ne serons pas en mesure d’agir comme le comité de Reiko Amano (Nagaragawa). Q -d Pouvez-vous parler des lobbies de l’eau et des travaux publics ? Entretiennent-ils des liens avec les réseaux du crime organisé ? R: L’eau et les travaux publics sont deux puissants lobbies, indissociables des cercles du pouvoir. La préfecture est au centre de tous les dispositifs et de tous les moyens. Les entreprises sont omniprésentes et les conseillers sont constamment sollicités. La synergie administrative et l’hyperactivité des constructeurs exercent une pression fusionnelle sur les initiatives publiques et privées. Tous ou presque évoluent dans la sphère de Jiminto. S’ils entretiennent des liens avec les réseaux purement criminels ? Non, il n’y a pas ce genre de liens. Q Il y a des liens d’évidence entre les sociétés de constructeurs, l’eau et les réseaux criminels dans le monde, pas au Japon ? R: Officiellement (en Ibaraki), non (rires)... Q Officieusement ? R: Non plus... Q Entreprises privées, pouvoirs publics et réseaux purement criminels n’ont tissé aucun liens de réciprocité ? R: En effet. Abordons la question autrement. Nous avons vu le cas des "dangô", des négocations secrètes, des pots-de-vin et de la corruption passive et active des fonctionnaires. Je crois qu’il existe en Ibaraki une criminalité spécifique au monde entrepreneurial et même une mafia non violente. Nous y reviendrons.... Les réseaux purement criminels auxquels tu fais allusion ont également des activités criminelles spécifiques. Ils s’intéressent essentiellement aux métiers de la nuit et aux moeurs... Les violents, les boryokudans, pompent de l’argent a partir des métiers de la nuit et des moeurs illicites... Q 13 -a Il faudra attendre 1988 (showa 63), c’est-à-dire 20 ans pour obtenir le vote des travaux et 2001, soit 33 ans, pour l’arrêt définitif du projet de construction du barrage... Tandis que vous traquez les indemnisations la préfecture débloque 88 milliards de yens (733 millions euros) pour la construction d’un palais préfectoral pharaonique (Mito). L’endettement de la région égale alors le budget annuel. Il atteindra 1000 milliards de yens (8 milliards d’euros) en 1996, Heisei 8. Q : Est-il possible d’esquisser le profil psychologique des préfets de cette période ? Q La plupart des préfets sont-ils ainsi ? R:Non... Le préfet Jiro Asano de Miyagi est très professionnel, médiatique, clair. Il donne de bons conseils sur l’autonomie des collectivités locales. Sa spécialité : la transparence sur la gestion des préfectures, les audits et le dialogue... Q Takeuchi est typique ?
R: Non, mais à Ibaraki et au Japon il y a une forte tendance au "crime préfectoral"... Shuntaro Homma, ex-préfet de Miyagi, sera arrêté pour avoir perçu 100 millions de yens de la Daishowa Paper Company. C’était peu avant l’élection de Jiro Asano. Il y aura d’autres crimes préfectoraux très intéressants. L’un à Miyazaki qui entraînera la chute du préfet Tadahiro Ando (2006), deux autres à Fukushima avec les arrestations des préfets Mori Kimura (1976) et Esaku Sato (2006, cinquième mandat). Quant au préfet Yoshiku Kimura de Wakayama (second mandat), il est actuellement en procès pour avoir reçu 10 millions de yens sur un contrat de construction d’égoûts... Q Que sont devenus les préfets corrompus ? R: Ils seront jugés comme les corrupteurs du type "zénécons", par exemple. Takeuchi criera son innocence et plaidera non coupable. Quel culot, non ?... (rires). Il mourra avant la fin du procès... Le prefet Iwakami, chrétien, échappera aux arrestations. Hashimoto l’actuel prefet d’Ibaraki... On ne sait pas encore... (rires). Quand au président du conseil préfectoral, l’énigmatique "Mr I..." (dans le livre), il est d’ici, d’Ogawa. Il s’agit de Mimura san. Je me souviens de trois procès. Il sera reconnu coupable lors du premier procès. Il sera également reconnu coupable lors du second procès. Il sera reconnu coupable lors du troisième procès à la Cour Suprême de Tokyo. La procédure sera longue et sans doute couteuse, elle prendra 12 années. La santé de "Mr. I..." se dégradera rapidement et il mourra à l’hopital de la prison (Hachiôji). Q Triste fin... R: Mauvaise fin... C’est souvent comme çà chez les hommes de pouvoir. Fin de la première partie Compte tenu de la longueur de cet entretien je vous propose la suite sur linked222, vous y trouverez également un crédit photographique en couleur, en noir et blanc, ainsi que d’importantes notes web : Très solidairement, Christian Pose
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