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COMMUNE INSURRECTION

Anonyme, Samedi, Novembre 18, 2006 - 08:51

Il est dangereux de laisser trop longtemps des étudiants bloquer leur université. On se rassure en se disant qu’il n’y a pas là de perte majeure pour l’économie. Pourtant, il n’est pas de pire calamité pour les gouvernements que cette bonne nouvelle qu’il s’agit maintenant, pour nous grévistes, d’annoncer à qui l’ignore encore. Nous avons durablement pris goût à cette situation d’exception qu’est la grève. Il n’y a jamais eu pour nous de joie commune, de liberté politique plus grande. L’interruption illimitée de la production a fait naître le désir de ne jamais s’arrêter, d’étendre cette liberté et d’abattre ce qui l’entrave. Le mouvement nous a appris que nul mode de vie n’est en soi une forme de lutte, que nul engagement politique individuel n’est capable à lui seul de dépasser la médiocrité de l’existence libérale contemporaine. Aujourd’hui pour la plupart des grévistes, vivre et lutter ne font plus qu’un.

Le mouvement n’est plus un surgissement de colère sans lendemain, il est le cours pris collectivement par des milliers de vies, à Rennes et ailleurs. Nous avons constitué dans l’urgence un front commun contre le CPE-CNE, la loi sur l’égalité des chances, et de la solidarité mal dégrossie de ce front s’est dégagée, affinée, une communauté de lutte, plus déterminée encore. Une communauté politique peu sensible aux bruits de couloirs ministériels sur « l’aménagement » du CPE, indifférente aux tractations et manœuvres présentes et à venir entre gouvernants et dirigeants syndicaux qui depuis longtemps ne représentent plus rien. Ceux qui appelleraient à l’arrêt de la grève sans que nous obtenions au moins ce que demande l’AG passeraient immanquablement pour des traîtres. On ne peut plus négocier impunément.

Au fil des semaines, la fac est devenue notre lieu. Les anti-grévistes ont perdu l’espoir de reprendre les cours. Les conservateurs, le parti de l’ordre, tous ceux qui tiennent par quelque côté au maintien de l’état de choses, ont fui le campus, ou se cachent ; leurs quelques alliés dans le mouvement cherchent, le plus souvent, à passer inaperçus. Aujourd’hui, presque toutes les facs ont leur hall B, leur commune en puissance, dont il ne saurait, pour le moment, n’y avoir de reprise en main que par voie policière. La commune, c’est le processus de dissolution des institutions politico-économiques, et en vérité, il n’y a plus ici d’université, fut-elle « libre », « populaire » ou « autogérée », mais seulement une communauté d’étudiants en lutte qui réfléchissent en situation, pressés non de reprendre les cours, mais de lutter au côté des chômeurs, des précaires, des ouvriers. L­a commune, c’est la sécession collective d’avec la légalité et les titres de propriété qui ont cours dans le capitalisme, c’est la mise en commun des biens, idées et affects : la constitution d’un monde commun. Elle est déjà là, c’est à dire : elle est à construire.

Le mouvement par lequel, avant la grève, nous allions du hall B à la gare, au Colombier, aux boîtes d’intérim d’Henri Fréville, était celui de notre sollicitation subjective permanente par le capital : la mobilité d’une force de travail occupée à s’entretenir, s’optimiser, s’auto-exploiter ; aujourd’hui, les piquets de grève de la commune interrompent tout, circulation des marchandises, paisible socialité désincarnée des centre-ville et spectacles culturels corollaires, tragique banalité du contrôle social et de l’exploitation.

Ainsi l’évidence se fait-elle jour que la commune est l’insurrection même, qu’il n’y a de commune qu’insurrectionnelle, trouvant à s’alimenter dans le foyer qui l’a vu naître, ne se satisfaisant ni des limites d’un territoire, ni des manifestations symboliques qui ne dérangent personne, mais continuant, sous des formes variées, une offensive ininterrompue contre les dispositifs de l’ennemi. Parmi ceux-ci, on rencontre la classique opération de division entre « casseurs » et « manifestants pacifiques ». A l’heure où le gouvernement ne cache plus sa volonté d’anéantir, comme en novembre, le mouvement par des vagues massives d’arrestations et de condamnations, il est plus que jamais nécessaire de rappeler, par delà l’hétérogénéité certaine de ses expressions, l’exigence d’unité du mouvement contre ceux qui veulent l’étouffer.

Le mouvement, depuis sept semaines, va de seuil en seuil : il rejette la médiation de la Présidence, désavoue le dogmatisme de la non-violence en toutes circonstances, percevant bien en quoi une telle « position » peut contribuer au succès des tentatives gouvernementales pour casser le mouvement. Les modalités d’un blocage de l’économie rennaise sont désormais envisagées ; l’AG s’est, à plusieurs reprises, prononcée pour une rupture avec le capitalisme. Après sept semaines de blocage, plusieurs jours et plusieurs nuits d’affrontements et une détermination intacte, la question à l’ordre du jour est bien celle de l’insurrection.

Mesurons dès maintenant qu’il n’y aura de grève générale que malgré les directions syndicales ; celles là n’en veulent pas, parce que la grève générale, c’est l’insurrection, c’est à dire la fin des négociations, et donc des négociateurs. Cessons de croire aux interpros qui ne sont que des intersyndicales, à la distribution aux portes des usines de tracts qui se contentent d’informer sur notre mouvement et d’appeler abstraitement à une « mobilisation » sans contenus ni perspectives. Ce qu’attendent nombre de précaires et de salariés pour nous rejoindre, c’est que nous nous donnions les moyens de provoquer une crise majeure du régime, et par delà le retrait ou non du CPE, de renouer avec la puissance révolutionnaire du mouvement ouvrier, qui lui permettait d’imposer à la bourgeoisie des reculs successifs et durables. Cette fois-ci pourtant, le bocage de l’économie, l’interruption des flux de marchandises ne sera pas la conséquence, mais le préalable de la grève générale. Il s’agit pour nous de rendre sensible, par la généralisation du blocage, la possibilité pour tout un chacun de s’arrêter, de ne pas aller travailler. De rendre tangible la possibilité révolutionnaire contenue dans le mouvement, comme une proposition adressée à tous, d’y participer ou non.

La grève générale, ça n’est pas défiler à deux ou trois millions une fois par semaine, c’est la situation où en tous lieux, comme ici à Villejean, l’autorité des patrons est destituée, où en tous lieux s’affirme la commune comme processus d’indistinction entre vie et lutte collective, se substituant à la poursuite de l’activité économique. Le mouvement, chacun le perçoit, va bien au delà de contester un certain type de contrat, demander des créations d’emplois ou défendre tel ou tel secteur d’emplois menacé de disparaître, pour la simple raison que ceux qui le composent s’emploient à renverser un ordre qui borne l’horizon existentiel de chacun à ce triste sort : « trouver un emploi ».

Quel que soit le devenir du mouvement, il nous aura appris que la première exigence pour qui veut constituer une force politique est de fonder la question de la subsistance matérielle et affective comme question collective, et non comme un point de faiblesse par lequel nous serions perpétuellement acculés, chacun, isolément, à se vendre à un employeur, à retourner à sa vie privée. Il nous faudra nous employer aussi à ce que le travail, l’argent, les biens et denrées circulent dans le mouvement de manière à ce que nous soyons pleinement disponibles à ce que la situation exige de nous. Il n’y a, assurément, rien de mieux à faire que s’organiser en vue de confrontations d’une autre envergure.

Enfin, à ceux qui veulent nous distraire avec des questions du type « Et par quoi remplaceriez vous ce capitalisme que vous détestez tant ? », enjoignons les à regarder mieux, à voir que nous le dissolvons dès maintenant comme réalité éthique, en nous, parmi nous, et que nous n’aurons de cesse qu’il en soit ainsi partout.

L’alternative est ici même, dans le devenir insurrectionnel du mouvement

Rennes, le 27 Mars 2006

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