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L'anarchisme et le réel

Anarkhia Webmaster, Mardi, Octobre 17, 2006 - 15:11

Charles-Auguste BONTEMPS

" L’Anarchisme et le Réel " est essentiellement, comme le précise le sous-titre, un " Essai d’un rationalisme libertaire ", une étude de la condition évolutive de l’homme, à la fois dans son milieu biologique et dans son milieu social. La moitié de l’ouvrage est consacrée à ce que fut l’anarchisme et à ce qu’il ne peut plus être, à ses œuvres dans le passé et à leur continuité dans l’avenir selon des méthodes nouvelles inspirées des leçons de l’histoire. Il s’agit, selon ce que l’auteur appelle un " individualisme social ", d’impulser les évolutions vers " un collectivisme des choses et un individualisme des personnes " par une action propre à l’anarchiste qu’il définit comme étant une constante intervention dans le social, " en manière de ferment ou de bactérie ", par des injections de sérum " tantôt vivifiant et tonique, tantôt virulent , qui " élabore des cellules neuves et dissout les crasses ".

" L’Anarchisme et le Réel " est essentiellement, comme le précise le sous-titre, un " Essai d’un rationalisme libertaire ", une étude de la condition évolutive de l’homme, à la fois dans son milieu biologique et dans son milieu social. La moitié de l’ouvrage est consacrée à ce que fut l’anarchisme et à ce qu’il ne peut plus être, à ses œuvres dans le passé et à leur continuité dans l’avenir selon des méthodes nouvelles inspirées des leçons de l’histoire. Il s’agit, selon ce que l’auteur appelle un " individualisme social ", d’impulser les évolutions vers " un collectivisme des choses et un individualisme des personnes " par une action propre à l’anarchiste qu’il définit comme étant une constante intervention dans le social, " en manière de ferment ou de bactérie ", par des injections de sérum " tantôt vivifiant et tonique, tantôt virulent ", qui " élabore des cellules neuves et dissout les crasses ".

Selon cette conception, l’anarchiste est un franc-tireur qui doit, volontairement, renoncer à parvenir. En cela, il se situe dans l’ordre de la primauté de l’esprit, mais de l’esprit fondé sur le réel de la psychosomatique. Il lui faut donc d’abord se construire une philosophie fondamentale, se situer dans l’univers et déterminer la condition de son destin, La seconde partie de l’ouvrage étudie ces problèmes en analysant l’origine et le caractère des religions, leur évolution du totémisme aux religions de Salut.

La conclusion de cette étude dépasse l’anarchisme ou bien, si l’on préfère, l’insère dans un contexte qui concerne tous les hommes en tant que s’y définit le problème de leur destin.



Motivation

L’essai que voici n’est pas une histoire critique de l’anarchisme. Son objet est tout autre. J’ai voulu projeter une vue sur un devenir possible de l’anarchisme tel que je le conçois, après quelque cinquante ans de réflexions sur des constats de carences en regard de réussites telles que le syndicalisme et le fédéralisme dont on ignore trop les sources libertaires, sans omettre la gémination de l’école, la maternité consciente et la contraception, issues d’un Auguste Forel, d’un Paul Robin, d’un Havelock Ellis, d’un B. Russell et de leurs émules.

Si les vues que j’expose ont l’inconvénient de m’être en partie personnelles, tout au moins dans leurs motivations actuelles et dans un concept de vie rationaliste qui tient une grande place en cette étude et qui la conclut, elles restent néanmoins fondées sur le meilleur de ce que nous ont laissé les pionniers de l’anarchisme et qui a résisté à l’épreuve du temps.

Acquis et rejets sont envisagés de façon globale. Ce n’est point par choix délibéré que des noms sont omis à mon regret. Je répète que je n’ai pas écrit une histoire qui serait, d’ailleurs, incomplète et fautive comme celles qui ont été tentées, tant l’anarchisme est divers par nature et peu en situation de conserver des documents trop souvent compromettants en des temps héroïques. Les noms apparaissent lorsqu’ils sont particulièrement significatifs du fait considéré et peuvent, par préférence, être cités au passé afin que nul ne se tienne comme étant mis en cause.

Je confesse volontiers que mes réflexions doivent sans doute autant à l’étude " réactive " des philosophes et des sociologues étrangers à l’anarchisme qu’à celle de nos théoriciens. Ce sont aussi les polémistes avec lesquels j’ai controversé tant de fois des prêtres en particulier qui m’ont fait mesurer les failles et noter certaines incompatibilités.

Dans la partie conclusive de cet essai : " L’anarchisme et la destinée ", et dans l’avant-dernier chapitre : " Vue critique des religions ", je me suis spécialement attaché à une coalescence (fusion serait trop dire) des thèses modernes de la philosophie scientifique et de la philosophie religieuse, sensible chez un Teilhard de Chardin, par exemple, bien qu’il me paraisse, en dépit de ses intentions affichées, ne concevoir les antithèses que de façon à écarter les synthèses où le christianisme se perdrait. Les conciliations ne s’inscrivent sans doute que dans un avenir éloigné.

Dès maintenant, les prospections pourraient s’orienter dans ce sens puisque, de part et d’autre, les droits de la personnalité sont affirmés, ce qui implique la réciprocité et l’ouverture du dialogue. C’est dans cet esprit que la dernière partie du présent ouvrage considère un rationalisme de l’anarchisme, le génitif étant, dans ma pensée, signifiant de l’antisectarisme.

Ce livre a été écrit aussi en réaction à l’opinion fausse selon laquelle l’anarchisme ne serait pas constructif. On ne conteste pas que ce préjugé se fonde sur des raisons, entre autres les inconséquences découlant de formules peu ou prou périmées. Il ne s’agit que d’une crise doctrinale comme en supportent toutes les écoles dans la profonde révolution des idées qui affecte notre siècle. C’est à cette crise que je propose de remédier.

Je crains que mes suggestions ne mécontentent quelques uns de mes vieux camarades. Sont-ils sûrs de leur diapason ? Je n’ai cessé de constater, à l’occasion de polémiques répétées au Club du Faubourg notamment où le public fut toujours très divers, changeant et bien informé qu’une audience est constamment ouverte aux idées libertaires dès qu’elles sont objectives et accordées au réel. La vivacité même de nos critiques retient par l’accent de la franchise, par ce qu’elles comportent d’effectif et de constructif si elles ne sont pas faites en jonction d’un avenir problématique ce qui n’est qu’une métaphysique mais dans la relativité du milieu où se débat l’homme vivant.

Mon objet est de donner aux jeunes, que le non-conformisme attire sans les retenir, des raisons de durer dans une philosophie qui les a séduits et dont la pratique les déconcerte. Combien, durant un demi-siècle d’activité, en ai-je vu s’écarter de notre route et confirmer ainsi le fameux : " Qui n’a pas été anarchiste à vingt ans ?" A quoi je réponds : " Qui n’a pas commencé de vieillir à vingt ans ?"

Or c’est avoir vieilli que de s’accrocher à de vénérables principes. Rien, pour un libertaire, n’exige qu’un principe demeure ne varietur dans un milieu qui ne cesse d’évoluer, rien sinon un atavisme de fidélité abstraite reçu du christianisme, un sentiment conditionné d’aversion à l’égard du renégat, et surtout du renégat de bonne foi, ce balafreur de dogmes.

Il faut avoir pris très tôt l’habitude de ne pas vivre derrière soi pour n’être point enserré dans un héritage de manières de penser. Qu’on veuille bien considérer que si toute une vie s’est organisée à partir d’une philosophie anarchiste découverte à dix-huit ans, que si l’on ne s’en est laissé détourner ni par les occasions de parvenir ni par les revers et si, à un âge fort avancé, on continue de s’identifier à cette philosophie, c’est sans doute que l’adaptation pragmatique qu’on en fit n’est pas sans logique ni sans efficacité. Elle peut valoir pour d’autres. Ne seraient-ils qu’une pléiade, qu’un trio, c’est assez s’ils jouent et parlent juste pour que l’anarchisme, cette intégration de l’individu pensant, soit assuré de sa pérennité.

I

La révolution du XXe siècle



" Examinez les situations de tous les peuples de l’univers... Tout est rouage, poulie, corde, dans cette immense machine. "

VOLTAIRE.

LA DÉESSE RÉVOLUTION

C’est en 1914 que les circonstances ont fait de la Grande Guerre le premier éclatement de la révolution mondiale du XXe siècle dont la révolution des Soviets fut l’épisode déterminant. Cela nous a donné des dictatures communistes, fascistes, racistes, nationalistes plus ou moins durables et de caractères mêlés, en dépit de leurs références opposées. Cela ne nous a rien donné qui préfigurât cette liberté que tout régime, fût-il réactionnaire, prétend instaurer. La race des idéalistes révolutionnaires en est morte.

Il lui a succédé des corporations d’idéologues suscitant des chefs de bagaudes exempts de philosophie mais non point de directives élémentaires contenues en deux formules sommaires et par cela dynamiques : prendre les leviers de commande et, à cette fin, user de tous les moyens.

Au siècle précédent, les révolutionnaires issus de 89, dont les marxistes mêmes se réclament, avaient ouvert des horizons enchanteurs qui étaient des mirages. On a conservé les mirages, on les a filmés à l’usage de la propagande, puis on a brouillé les horizons avec toutes sortes de retombées radioactives. Par-là, du moins, rectifiait-on en rigueur de fait les erreurs des philosophies du XlXe siècle fondées sur une vue idéale, de l’homme et, à la mesure des connaissances du temps, sur une idée fausse de la notion de progrès considéré en fonction d’une perfectibilité de l’homme généreusement supposée. Cet idéalisme fit sourdre et se répandre les découvertes des sciences positives. Il a faussé les perspectives de l’évolution des sociétés et déchaîné, au service de l’Amour et de la Fraternité, des violences inouïes. Ce fut, recommencé à une échelle inimaginable, le paradoxe des violences de l’Amour chrétien au IVe siècle, dans les Croisades, dans la guerre de Cent ans et les guerres de Religion.

Notons, au crédit de nos pères, qu’ils n’étaient pas tous imprégnés de cette mysticité et qu’il s’est trouvé des socialistes et des libertaires pour marquer que le peuple est un amalgame hétéroclite d’hommes et de femmes modelés et pervertis par le milieu. Ils ont donc envisagé les moyens de changer le milieu, seul responsable à leurs yeux des maux dont souffre l’humanité. Il est d’autres maux qui sont de la condition humaine et que j’évoquerai aux chapitres du rationalisme. Socialement, les remuements d’idées du XIXe siècle se sont concrétisés dans les vues divergentes de la philosophie marxiste et de la philosophie libertaire (1). Le XXe siècle les corrigea l’une et l’autre, spécialement le marxisme qui ne triompha qu’en s’écartant de sa source.

C’est que la première moitié du XXe siècle a fait tout autre chose que de changer le milieu social des pays évolués. C’est la planète entière qui a été bouleversée. Deux guerres mondiales abominables, cent guerres civiles atroces, où le sang des supplices éteignait les flambeaux de la révolution idéale, ont fait surgir de la primitivité ou des attardements les peuples exotiques qui affirmaient la qualité d’homme qu’on leur avait déniée. Mais les conditions cruelles des montées et des remontées de ces peuples asservis décourageaient la foi aux hédonismes rêvés.

Ce siècle de barbarie scientifique affecta d’une insurmontable déréliction nombre de libertaires avec tant d’autres. Elle conduisit ceux d’entre eux qui ne s’étaient pas perdus dans les rangs de la révolution prétorienne à se retrancher au morose ressassement des belles doctrines conservées comme fleurs séchées. Cependant, certains jeunes sensibles aux beautés découvertes en nos riches herbiers se sont joints aux tenaces et ont tenté de reconstruire quelques-uns des thèmes déglingués par les faits, ces maîtres à penser rigoureux et impartiaux.

Ils sont allés à des échecs renouvelés où beaucoup se sont découragés. C’est qu’ils n’avaient pas su ou voulu se dégager d’une sentimentalité et d’une idéologie verbeuse sur quoi se sont échafaudés les romantismes de la démocratie politique.

On a si longtemps loué les vertus intrinsèques du peuple afin de souligner à raison l’injustice de sa condition que l’on n’a pas pensé, parmi tant de problèmes posés par le bouleversement du monde, à réviser les opinions après que la condition du peuple eut évolué. On en est resté à la notion de classe alors que s’élaboraient insensiblement des catégories, on n’a pas pris garde que s’il est, en effet, des qualités et des vices prédominants dans une classe ou dans une catégorie, cette prédominance tient aux intérêts solidaires du groupe et non pas à l’individu. Tel qui vient du peuple et accède à quelque pouvoir est bientôt affecté des travers propres à son nouveau milieu. C’est son caractère personnel qui détermine le plus ou le moins qu’il en subit. Le fonctionnarisme abusif de la révolution des Soviets est un exemple décisif. Il n’est pas exceptionnel.

C’est donc l’homme comme tel, d’une part, et l’homme en situation, d’autre part, que l’anarchisme qui veut être objectivité stricte et lucidité se doit d’étudier sans à-priorisme afin de déceler ce qui est rationnellement possible et ce qui ne l’est pas.

Dans leurs grandes lignes, la philosophie libertaire il s’entend de l’anarchisme communiste illustré par Bakounine et la philosophie marxiste ne divergeaient guère à l’origine que sur un point mais un point de conséquence. Les marxistes se sont appuyés sur l’histoire comme science alors qu’elle n’est que source d’information et thème d’exégèses. A l’encontre des libertaires, ils n’ont considéré l’homme que comme un élément impersonnel, une entité qui est sujet de la révolution, celle-ci étant son propre objet.

Ces vues ont abouti à la mise en valeur économique et technique de pays arriérés et secoué les conservatismes. Elles ont abouti aussi, et tout naturellement, aux camps de concentration, à l’enrégimentement disciplinaire des individus, à la subordination absolue des personnes conscientes, sensibles et vivantes, vouées aux impératifs d’une société élaborée dans l’abstrait et organisant concrètement ses privilégiés.

Les philosophies libertaires, sans négliger l’histoire des sociétés, explorant au contraire leurs origines autant que le permettait la science acquise, se sont davantage soucié de la nature de l’homme, de son évolution biologique et de ses prises sur les servitudes du milieu (2). Elles n’ont eu que le tort de faire confiance à l’homme au-delà de ce que permettaient les stades de son évolution. Il en est résulté une riche floraison d’idées, de larges ouvertures sur l’avenir, des créations d’utilisation immédiate telles que les syndicats, les coopératives, les doctrines fédéralistes. Sur le plan révolutionnaire, il est advenu, au siècle des violences, que les régiments marxistes ont massacré les fleurs libertaires et fait tout le possible pour en massacrer les jardiniers.

Ne serait-ce pas que les marxistes ont mieux que les libertaires compris, en s’en protégeant, le sens profond de l’anarchisme qui n’est pas d’enrégimenter les masses mais de les perturber en répandant les graines de cultures insolites ? Les marxistes n’ont pas tué les jardiniers libertaires aux fins de s’assurer la possession du jardin. Ils tenaient toute la plaine. Ce qu’ils redoutaient, ce que redoutent tous les pouvoirs, c’est la culture gratuite de plantes sélectionnées porteuses de semences indésirables. Le vent de l’esprit répand les semences et trouble l’ordre des productions dirigées. Cette leçon est à retenir lorsqu’un anarchiste se situe par rapport à l’idée de révolution. L’anarchisme n’est pas affecté dans sa philosophie par les faillites morales des révolutions. Il continue de promouvoir en hypothèses fécondes les éthiques du futur. Il est en revanche affecté dans les formes et dans les objectifs de son action. En dépit d’un certain attachement aux doctrines, un anarchiste doit admettre qu’elles se sclérosent, qu’il les faut adapter à la couleur du temps et se garder de ce mal étrange qu’est un conformisme libertaire.

Je crois à la force de la constance. L’action libertaire est difficile. Elle doit être souple parce que difficile et elle est toujours à reprendre, au gré des circonstances, avec les moyens du moment, pour la promotion et la défense en question sous tous les régimes de la liberté des personnes. Pour la cause de cette liberté-là, qui est la liberté anarchiste, je volerais au secours du Diable si le Diable se trouvait en difficulté dans quelque cellule de moine ou dans quelque sacristie. Mais Lucifer, ce " porteur de lumière ", ce révolté intelligent, subtil, audacieux, souple et cinglant, riant aux colères du vieux tyran de la Genèse, sautant par la fenêtre et rentrant par un hublot, n’est-il pas un guide à suivre au cours de nos démêlés avec cette entité moderne, cette déesse nouvelle, puissante, jalouse, tranchante, qu’est la Révolution ?

L’IDÉE DE RÉVOLUTION

L’idée de révolution a tenu trop de place dans les œuvres et dans l’action des communistes libertaires pour que l’on puisse aborder utilement un essai de mise au point des doctrines anarchistes sans situer d’abord cette idée.

Quelque antipathie que lui aient parfois marquée certains anarchistes individualistes intégraux, voire délibérément asociaux, ils ont dû, dans les secousses de notre temps, subir les duretés des guerres révolutionnaires. Elles sont un fait. Il importe de connaître le fait afin de savoir comment le supporter et, si possible, l’infléchir. Il importe de savoir si un libertaire communiste peut, de nos jours, être encore utilement un fauteur de révolution du type insurrectionnel et si, en tant qu’anarchiste, il ne s’enferme point, ce faisant, dans un cercle. On peut aussi se demander si cette attitude, après l’avènement du léninisme-stalinisme, ne fut pas une incohérence au sens de contradiction interne qui expliquerait la régression de notre audience et la difficulté à concevoir une autre forme d’action et, par conséquent, d’existence.

C’est, le plus souvent, avec un louable esprit de révolte que la jeunesse vient à l’anarchisme. Elle confond révolte et révolution et se décourage vite d’être pratiquement inemployée. Les sujets de révolte sont quotidiens et appellent des exutoires quotidiens. Un parti révolutionnaire en comporte parce qu’il entretient l’esprit de combat par le moyen des palliatifs que sont ses interventions légales au sein du système au pouvoir, quel qu’il soit, la dictature exceptée. Il revendique le pouvoir et a donc un objectif permanent.

Le communiste libertaire, au contraire, se refuse à constituer un gouvernement. Selon la vieille école spécialement selon Kropotkine il s’en remet à une prétendue spontanéité de création et d’organisation qui serait inhérente à l’instinct populaire dès que cet instinct cesse d’être aliéné par le pouvoir. Bien qu’il existe des exemples tout accidentels de spontanéités de cet ordre, une telle conception se heurte à un scepticisme qui ne peut être réduit que par des concepts plus réalistes. L’anarchisme doit, pour exister, mener une action concrète qui soit efficace dans le présent et reporter les paradis dans la zone neutre des spéculations. Il doit agir contre les pouvoirs existants de façon directe, selon les circonstances et à la mesure de ses moyens, en se gardant de toute démagogie, des oppositions systématiques et de la mauvaise foi. Ainsi se distingue-t-il des coteries et donne-t-il une force morale à ses faibles moyens. Ceux-ci ne sauraient être, dès que l’on se refuse à une discipline de parti et à une prise de commandement, que ceux qui relèvent de l’information, de la propagande, de l’éducation, c’est-à-dire la parole et l’écrit et, en de certaines occurrences, de l’agitation et de l’action directe adroitement concertée. Cet anarchisme-là, que j’appelle un individualisme social, dispose ainsi de l’arme psychologique dévolue, avec ses conséquences positives, à qui ne brigue aucune place. Il gâche son efficacité s’il chevauche les nuées et mesure l’actuel à l’étalon d’une société idéale. Le communiste libertaire Jean Grave lui-même écrivait dans Réformes, Révolution : " ...la révolution tout en restant l’arme suprême... ne peut être un but... Et, en attendant qu’elle se fasse, il y a la vie de tous les jours... ". On doit, certes, préconiser des méthodes qui conduisent à un mieux possible. On ne doit pas s’illusionner sur les accidents et sur les difficultés qui jalonnent cette montée. Il est plus sûr et plus efficient de soutenir une lutte quotidienne qui est la loi de la vie que de traiter l’éventuel comme une certitude.

Sur quoi a-t-on fondé autrefois l’avènement d’un monde anarchiste alors que les libertaires refusaient, avec une sûre prévision, la doctrine fallacieuse de la révolution marxiste réalisée par la prise du pouvoir ? Exactement, explicitement, sur la gestion directe des affaires par le peuple, libéré des tutelles administratives et gouvernementales. Mais qu’est-ce donc que le peuple ? En sous-entendu, c’était naguère (et c’est encore aux pays attardés) l’ensemble des spoliés. Dans l’Occident évolué, c’est tout le monde, tant il serait malaisé d’y discriminer les spoliés intégraux des spoliés spoliateurs. Tel salarié hautement qualifié et plus ou moins cadre, nullement miséreux, n’est pas le dernier à revendiquer " ses " droits, en accord avec le chef comptable, le fonctionnaire d’autorité, le petit artisan, le petit commerçant et le paysan petit propriétaire.

Si donc le peuple c’est tout le monde ou presque, il doit bien ressembler quelque peu à ses gouvernants qui, du reste, sortent de lui pour la plupart. Or les vices des gouvernements tiennent à la nature de l’homme. On ne change pas tous les vices en changeant simplement l’aménagement des tâches et la place des individus, les purges moscovites ne l’ont que trop rappelé. Si l’on m’oppose que des excès ne sont pas probants, il me suffira de noter comment les syndicats, partout dans le monde, ont perdu le caractère libertaire de leurs origines à mesure qu’ils grandissaient en nombre et en force. Leur pragmatisme, oublieux des doctrines, a d’ailleurs permis une constante montée du standing des salariés, par un combat sans révolution. Du moins sans révolution comportant un renversement de régime par une action violente et concertée, puisque c’est une révolution qui se fait mais d’autre façon.

C’est précisément l’acception restrictive attachée à ce vocable qui nous fait illusion et nous détourne de regarder exactement les choses. Une révolution, au propre, c’est un tour complet. En vue politique, c’est un renversement des structures à la suite duquel la condition des hommes, en un lieu donné, est toute différente de ce qu’elle était auparavant.

On ne parle que par péjoration des révolutions de palais où rien n’est guère changé que les personnes en place. Nous devons donc prendre garde à ce qu’une action brusque et violente ne soit autre chose qu’un remplacement des leviers ou des hommes aux leviers, or elle n’est autre chose que lorsque l’action révolutionnaire est l’accouchement d’une nouvelle société depuis longtemps en gésine. C’est un éclatement qui met au jour et qui fixe le produit mûri d’une évolution plus ou moins longue. C’est l’achèvement brusque d’un cycle mais, ainsi que l’écrivait Jean Grave, ce n’est pas une fin. Un autre cycle commence où les crises seront inévitables. On voudrait et c’est une des tâches des anarchistes que l’accomplissement des gésines à venir fût enfin sans douleur et que l’évolution réalisât d’elle-même ses mutations successives.

Une révolution s’accomplirait sans heurts si elle ne devait que consacrer un nouvel ordre déjà dans les choses. Mais ce nouvel ordre impose de nouvelles conceptions, de nouvelles manières d’être et de penser que les forces de conservation rejettent. Ce sont les conservateurs qui font les révolutions violentes par leur manque d’objectivité puisque les structures qui s’instituent ne sont neuves qu’en apparence. Le travail, les études, les inventions des hommes les ont préparées et en partie instaurées de génération en génération. Ce sont ces hommes les vrais révolutionnaires, le plus souvent sans le vouloir ni le savoir. Il arrive aussi que ce soit la nature qui les y contraigne. L’exemple topique s’en trouve dans la fonte des glaciers, au paléolithique supérieur, qui provoqua des émigrations forcées et une brusque poussée d’inventions au néolithique (3).

Les révolutionnaires, en vérité, ne sont que les agenceurs des événements, les orienteurs des déterminations finales et de leurs conséquences. C’est au temps de ces agencements que l’esprit libertaire apparaît comme le mainteneur, autant qu’il se peut, du meilleur des doctrines dont se moquent les activistes obnubilés par la notion d’efficacité. Encore faut-il que cet esprit n’ait pas été trop galvaudé auparavant et que ses tenants sachent épouser les formes que modèlent et relativent les circonstances.

Pour nous résumer en des exemples, jetons un regard sur quelques aspects de la révolution avant d’aborder la critique des positions libertaires et d’en proposer une qui soit, actuellement, cohérente à la nature de l’anarchisme.

UNE RELATIVITÉ DE TEMPS

En usant du droit de critique qui est la condition d’un non-conformisme raisonné, d’un non-conformisme individuel et social, qui soit, en revanche, rigoureusement conforme aux données acquises de la biologie expérimentale, je me permets tout d’abord de m’inscrire en faux contre l’apophtegme généralement reçu et pseudo-scientifique selon quoi l’histoire ne se répète pas. Si l’on croit cela quant au fond, aux mobiles, aux lignes générales, et non quant aux détails et aux accidents, on ne comprend plus rien aux révolutions et elles ne nous apportent, avec leurs déconvenues immédiates, que doute et découragement.

Si les révolutions sont liées aux découvertes, il reste que constamment les hommes y utilisent leurs inventions en se comportant selon les hasards des conflits qu’ils ne manquent pas de provoquer. Aussi constamment s’y opposent les pensées et les instincts, l’intelligence et les passions, la volonté de liberté et la volonté de puissance, toutes choses qui sont de la nature des hommes.

Or il est acquis que l’homme du vingtième siècle est exactement le même, dans sa psychologie comme dans sa physiologie, que l’homo sapiens du paléolithique. Pourquoi et comment se comporterait-il autrement que celui-ci en ce qui touche ses impulsions et ses réflexes naturels ? Ce qui a changé, ce sont les ressources dont il dispose, intellectuellement par les connaissances accumulées, matériellement par l’utilisation de ses inventions. Cela est de conséquence. Cependant, l’homme de notre siècle en explosion ne diffère pas plus de l’homme secoué par cette autre explosion que fut, au cinquième siècle, la chute de l’Empire romain, que l’homme au volant de son auto ne diffère de son grand-père qui menait, guides en main, son cabriolet.

Mutatis mutandis, en replaçant objectivement les événements dans les perspectives de leur temps et les hommes dans les normes de ce temps, les révolutions se répètent par leurs causes qui sont les révoltes contre un état social, économique et politique périmé et par les diverses façons de combattre ou de s’opposer, ou aussi de voir venir. Ce qui ne se répète pas, je viens de l’écrire, c’est le milieu, ce sont les moyens matériels de l’action, ce sont les moyens de la propagande et le champ de leur extension. La révolution est devenue planétaire, sans doute. Néanmoins, retenons que l’Empire romain fut sinon la planète, puisque l’Est asiatique lui échappait, du moins la totalité de la civilisation méditerranéenne.

Dans cet horizon élargi, en comparant ce qui est de nos jours à ce qui fut dans le passé, nous comprenons mieux les bouleversements qui désorientent les esprits, nous savons qu’ils sont beaucoup moins incohérents qu’ils ne le paraissent, pas aussi exceptionnels qu’on le dit. On trouve, par ces constatations, une raison de ne pas se croire la victime d’une malchance qui nous fit naître en des temps troublés, de ne pas renoncer à vivre selon des idées que nous avons cultivées et qui nous paraissent, à voir ce que l’on en fait, dépassées ou sans avenir, alors qu’elles ont franchi les siècles et subi d’autres secousses qui eurent la force de celles que nous endurons.

On ne relit pas assez les textes grecs, ce que l’on possède de textes égyptiens et aussi ceux des Chinois, pour n’en pas citer tant d’autres, tous antérieurs de plusieurs siècles à l’ère chrétienne. C’est là que l’on retrouve l’homme étonnamment semblable à lui-même, avec les mêmes préoccupations, les mêmes interrogations et, parfois je pense aux Chinois avec des vues d’organisation économico-sociale qui sont exactement celles que préconisent nos publicistes les plus avancés.

Prenons donc une vue cavalière des événements avant de les analyser, chacun en soi.

LES CONTRADICTIONS SOVIÉTIQUES

Nous lisons à diverses sources que la révolution russe a tout faussé. Cela est vrai en ce sens qu’elle a d’abord faussé le marxisme qui prévoyait son propre avènement en pays surindustrialisé et non pas en pays attardé et sous-développé. Cela déjà nous confirme dans l’opinion que les doctrines ne produisent pas l’événement. Elles permettent seulement de le contrôler très relativement, et à la condition de se désarticuler elles-mêmes afin d’en épouser les contours tels qu’ils se présentent. Marxiste ou non, la révolution russe s’est voulue représentative du monde en transformation et elle a, peu ou prou, orienté les peuples en mal de s’accoucher. Elle a relégué dans l’impuissance les doctrines concurrentes dont Bakounine avait été le parangon et que Kropotkine, revenu en Russie, tentait en vain de faire prévaloir au moins dans le secteur agricole.

C’est que l’insurrection, telle qu’on la concevait dans la seconde moitié du XIXe siècle, devenait un anachronisme. La révolution russe, policière et militarisée, a barré en force toute tentative d’affranchissement authentique de l’homme à l’intérieur de son système et substitué aux servitudes économiques et sociales anciennes de nouvelles servitudes plus rigoureuses. Les marins de Kronstadt, puis Makhno, ont tourné une page.

Il n’empêche que, directement ou indirectement, et par cette même pression policière et militaire, elle a impulsé la décolonisation tout en pratiquant imperturbablement, pour le compte d’un impérialisme idéologique, le plus arbitraire et le plus impitoyable des néo-colonialismes.

Il n’empêche encore qu’elle parvint à contraindre le capitalisme occidental à faire la part du feu et à s’accommoder de la puissance grandissante d’un syndicalisme qui en est venu à lui ressembler en tant qu’instrument de conquête du profit, un syndicalisme qui n’aurait gardé aucun lien avec les doctrines libertaires qui l’ont fondé s’il n’avait dû se distinguer du syndicat russe, ce rouage étatique de l’encadrement des travailleurs.

Quand j’écris que le syndicalisme occidental s’est rendu comparable au capitalisme, je veux dire qu’il est à présent organisé aux fins de s’assurer un maximum d’avantages matériels en abandonnant à peu près tout ce qu’il contenait à l’origine d’aspirations à un nouvel humanisme. Les principes ont été maintenus, naturellement, mais exactement comme le capitalisme, issu de la Révolution française, a conservé la devise aux résonances humoristiques : " Liberté, Egalité, Fraternité ".

Il en va de même du fédéralisme Proudhonien et des coopératives. Contre Marx on ne jure que par Proudhon, mais à quelles étranges sauces étatiques et mercantiles ne l’accommode-t-on pas ! Il reste qu’à l’invoquer on en vient à le relire. On s’aperçoit alors. que les idées libertaires, naguère tant vilipendées, généralement considérées comme utopiques, sont de solides bases puisque, fût-ce en les dénaturant, on a obtenu, à partir de ces bases, de telles réformes que la condition prolétarienne en Occident, malgré les injustices qui durent, n’a qu’un très lointain rapport avec ce qu’elle était en 1900, sans parler des ignominies, de nos jours oubliées, ignorées des manuels scolaires, qui écrasaient, avilissaient, spécialement en Angleterre, le prolétariat dans la première moitié du XIXe siècle.

Par un paradoxe qui ne manque pas d’explications sinon de justifications, c’est au pays dit de la Révolution moderne, sur les tombeaux des tsars, qu’un demi-siècle après la Révolution d’Octobre 1917 le pouvoir d’achat des travailleurs, les biens de consommation disponibles n’ont pu, en dépit des maquillages de la propagande, soutenir la comparaison avec ceux de l’Occident.

Le marxisme n’a jamais reproché au capitalisme de ne pas savoir produire. Il l’accusait à juste titre de ne pas savoir répartir les produits et de les détruire alors que les producteurs n’en consommaient pas à leur suffisance. Qu’aurait dit Marx des productions russe et chinoise soviétisées et de leur répartition malthusienne? Il faut que le soviétisme ne sache pas organiser sa production ou ne sache pas, lui non plus, la répartir. Il est vrai qu’on ne peut pas à la fois forcer sur l’armement et multiplier les biens de consommation, Le communisme russe aura, autant que l’Occident, curieusement mérité que lui soit appliquée la fameuse phrase de Jaurés : " Le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage ", car que signifie la pauvreté du travailleur quand la cause en est un surarmement qui est de prestige et de menace, un surarmement impérialiste pour le dire d’un mot ?

DU DÉPASSEMENT DES RATELIERS

Voilà bien des contradictions, des contresens et des non-sens. De quoi ne plus savoir comment s’orienter et si même il vaut la peine de s’orienter et de tenter d’aller quelque part.

Ici, je reviens à ce que j’écrivais plus haut touchant l’histoire qui se répète. Bien avant qu’il fût question de révolution au sens actuel du terme, avant que ce vocable ait pris une signification extensive, qu’il définisse même une qualité permanente, voire une philosophie, l’histoire a connu de profondes révolutions.

Sans remonter plus haut, ainsi que je l’ai rappelé, l’invasion des Barbares au Ve siècle fut le début de bouleversements qui aboutirent, au Xe siècle, après combien de péripéties sanglantes, de renversements dans la condition des personnes et dans la possession des biens, à l’institution du régime féodal qui fut celui de tout le Moyen Âge. Une révolution qui dura cinq siècles et qu’on fit sans bien savoir qu’on la faisait.

Celle qui suivit et qui commença de défaire la féodalité dura un siècle. On l’appela tout bonnement la guerre de Cent ans. Il en sortit néanmoins les Temps modernes qui s’achevèrent en 89. C’est par une vue trop simpliste que nous situons la Grande Révolution entre 89 et l’Empire. Au vrai, elle dura jusque vers la fin du XIXe siècle. L’Empire, la Restauration, 1830,1848, le Second Empire et la Troisième République n’en sont que des phases, à telle enseigne que c’est après Quarante-huit que ses conséquences s’étendirent en Europe.

Ce n’est pas errer que de dire de la Révolution du XXe siècle qu’elle n’a pas commencé en octobre 1917 mais en août 1914. Si la révolution russe en est l’un des grands épisodes, le plus grand fut certainement la fin du colonialisme dont il faut rappeler que son processus eut ses sources en Inde et en Chine. Dès que nous envisageons les choses sous cet angle, nous saisissons que les contradictions, à ces échelles d’espace et de durée, sont inévitables et, en quelque sorte, normales. Nous comprenons aussi que les événements sociaux et politiques, leurs interférences à travers un monde où grouillent trois milliards d’humains aux traditions, aux tempéraments, aux besoins, aux évolutions, aux cultures et aux incultures extrêmement divers, suscitent sans cesse d’imprévisibles accidents.

Il n’est pas de doctrine qui puisse réellement envelopper et contenir cette multiplicité d’imprévus. C’est pure sottise que de s’y référer absolument et c’est charlatanisme que de prétendre tout y insérer à force de fallacieuse dialectique.

J’entends les objections marxistes et para-marxistes, les mêmes que celles des autoritaires de toute obédience, celles que firent et que feront toujours aux esprits libertaires les meneurs de troupeaux et les meneurs d’armées, ce qui est tout un. Ce sont là, diront-ils, des conceptions négatives et de résignation. Voire ! Je ne me résigne pas à tenir un rôle de dindon à la broche, à me faire massacrer pour des prétextes et à confondre les effets avec les causes. La cause des révolutions n’a jamais été dans quelque doctrine que ce fût. Elle est dans la nature des faits en évolution. Une révolution intervient lorsque craquent les freins qui contrarient l’évolution. Les freins ayant lâché, les doctrines servent à en refaire d’autres. C’est pourquoi on ne les doit tenir que pour ce qu’elles sont. C’est d’elles que découle le mieux ou le pire. Il est donc bon qu’on les fonde sur le vrai rigoureux, le vrai de l’homme réel et non sur d’aléatoires visions paradisiaques. Je n’ai jamais aimé les paradis où l’on me dit que j’accéderai en me mettant à genoux.

Je suis optimiste autant qu’on puisse l’être dans un monde assez mal construit pour qu’il y faille subir irrémédiablement les catastrophes géologiques, climatiques, voire cosmiques. Tout compte fait, je crains moins ces accidents naturels dont l’humanité tâche à se préserver que les hécatombes ourdies par les faiseurs de dogmes et de systèmes, confortés en tout temps par les inventeurs de machines à mort subite. La sagesse veut que l’on se garde de ces gens avant tout, quelque logique que semble être leur argumentation doctrinale.

Il n’est pas défendu d’espérer que la science, ramenée à sa mission d’inventrice disciplinée, permettra que l’énergie domestiquée et conduite par l’électronique, donne à tous les hommes les possibilités d’une existence exempte des peurs des affres de la misère et leur assure les loisirs de la culture. Pourtant, il y aura lieu de craindre alors la désastreuse intervention des maniaques du commandement. C’est par avance qu’il faut s’en prémunir, c’est par avance qu’il faut entraîner l’intelligence à ne pas s’en laisser compter, à se méfier de la raison, même si l’on est rationaliste, à se méfier des libertés inconséquentes, même si l’on est libertaire.

Tels que l’on connaît les hommes, ce serait vanité que d’envisager une progression sociale et une progression subséquente des éthiques et des esthétiques sans compétitions, sans luttes contre les pouvoirs toujours prompts à se manifester, sans une lente éducation de l’esprit tout aussi prompt à s’abandonner aux excès sectaires des idéologies. Si les techniques sont le moyen de la vie matérielle, si la science est le moyen de l’élaboration des techniques et de la connaissance du réel, l’homme est l’objet et le sujet à la fois de l’évolution. Il retombe à l’esclavage du social, à l’aliénation de la pensée s’il laisse aller, s’il ne contrôle pas, ne domine pas l’essor des techniques, s’il ne reconsidère pas sans cesse les données qu’il emprunte à la science.

C’est ici que nous rencontrons la vocation positive de l’anarchiste, dans l’exceptionnel peut-être, mais non dans la facilité d’une vaine transcendance, sans ambition vulgaire, il est apte à promouvoir les éthiques montantes et leurs corollaires esthétiques. Il est apte aussi à une constante action pour que prévalent, à partir d’une philosophie de la volonté, des conditions de lutte qui soient loyales dans l’ordre de l’esprit, qui recourent à des moyens pacifiques et rationnels dans l’ordre du social. Il se doit d’être exemple et enseignement et non point constructeur de systèmes et projecteur de mythes. S’il est compétiteur pour quelque objet que ce soit, il perd sa force en perdant son indépendance.

L’erreur, trop compréhensible chez ceux qui souffrent ou ont souffert de la faim, irréfléchie chef d’autres, c’est de mettre au premier plan les seules revendications matérielles. Cette matière les aveugle. Si vous avez matériellement tout mais que vous n’ayez que cela, vous n’avez rien. La vie d’un homme, la vie au-delà du besoin animal, commence avec la nourriture de sa pensée et la culture de sa sensibilité. C’est aussi sa sauvegarde.

Si l’on en doute, il n’est que de regarder vers le passé et de suivre jusqu’à nos jours ce que fut constamment la figure des hommes vraiment grands et ce qui les exalta, parfois jusqu’au sacrifice. C’est cela, l’homme. Le reste n’est qu’habileté mercantile. Il faut croire que la volonté de dépassement est bien enracinée en nos chairs puisque, sans cesse, de tels hommes et de telles femmes réapparaissent et que, finalement, la liberté marque des points, cette liberté dont un Lénine disait n’en pas concevoir l’utilité, ce qui explique beaucoup de mauvaises choses perpétrées avec une cruelle bonne foi.



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II

Tradition et perspectives





" Je ne suis l’esclave de rien au monde que de la nécessité naturelle... Je ne suis lié à aucun parti, je n’obéis à aucun préjugé, je suis au-dessus du respect humain et de la popularité même. "

P.-J. Proudhon.

LE MYTHE DU FUTUR

Les principes fondamentaux de l’anarchisme se sont dégagés des idées progressistes qui, au XIXe siècle, élaboraient sur des schémas de démocratie et de socialisme les plans de la Cité future. Des hommes de ma génération, qui sortaient de l’adolescence quand survint la guerre de 1914, avaient rêvé d’être les constructeurs de cette Cité. Et voilà qu’ils étaient jetés au chaos d’un monde en révolution où, dans les ruines, la boue et le sang, s’engloutissaient les trop harmonieuses maquettes d’une société radieuse.

Pourtant, si le monde n’a pas exactement obéi aux constructeurs d’abstractions, il a en revanche évolué selon les lignes que dessinait l’essor des sciences positives dont se réclamaient nos maîtres à penser. Leur erreur, celle de notre jeunesse, fut d’avoir bercé la misère aux chansons d’un âge d’or, d’avoir extrapolé en confondant la prévision avec la vaticination.

Nos doctrinaires, dominés à l’excès par l’esprit scientiste lequel nonobstant n’a mérité en rien les nasardes que lui ont décochées les psychistes en mal de spiritualité nos doctrinaires ont cru généreusement que l’homme, mieux instruit des réalités et s’enrichissant d’une culture partout diffusée progresserait jusqu’à corriger sa mentalité. On ne croyait pas seulement aux bienfaits de la mécanique, mais tout autant au procès continu de l’homme en soi, à une transformation bénéfique de sa psychologie.

Il est facile à une certaine suffisance mystifiante de railler cette illusion au profit de quelque autre moins fondée. C’est oublier que la connaissance approfondie de l’homme à partir de la génétique ne se réfère qu’à la science du XXe siècle, encore qu’il faille rendre hommage à Mendel de sa découverte fondamentale de la mutation. Cette découverte était exactement extraordinaire. Sa réussite immédiate eût été surprenante. Les hommes sont si constamment semblables à eux-mêmes, en effet, que toute nouveauté les braque. C’est à cette époque qu’un Pasteur en fit l’expérience et davantage encore un Boucher de Perthes, l’inventeur de la préhistoire.

Comment ne se serait-on pas trompé sur la nature de l’homme alors que l’anthropologie balbutiait et que tout était ignoré du psychisme profond ? Si l’on a raison de reprocher à nos initiateurs d’avoir fait de la science un substitut de la religion, on a tort de les blâmer de n’avoir pas tenu un compte suffisant des forces cachées du psychisme et de l’importance de leurs réactions. En vérité, ils se détournaient d’une psychologie alors superficielle et fabulatrice en honneur dans la littérature. Il est permis de marquer que ce que l’on en sait aujourd’hui, et qui se traduit dans la psychanalyse et la psycho-somatique, n’a été dégagé que par la méthode des sciences objectives, lesquelles ont été codifiées précisément au siècle passé. Il suffit donc, pour remettre toute chose au point, de considérer que si la science est l’instrument de la connaissance positive et de la critique des fausses certitudes, la connaissance philosophique, toujours relative et discutable, n’est qu’une interprétation dialectique du savoir et d’hypothèses à vérifier.

Les philosophes libertaires ont trop vite conclu de la rigueur des thèmes à la certitude des fins escomptées. Leurs épigones ont supporté la conséquence normale de cette inconséquence. Nos adversaires, de gauche comme de droite, repoussent l’anarchisme au rang des idéologies sans bien le connaître et en s’aveuglant trop facilement sur le bilan des faillites sanglantes de leur propre réalisme, un pseudo-réalisme ignorant l’essentiel de la réalité pensée. L’anarchisme élaboré n’est lié à aucune sorte de prédicat. Nos contradicteurs devraient s’aviser que son antidogmatisme fondamental le garde de se prendre en ce piège, même si parfois des libertaires n’ont pas su contraindre leur générosité qui n’en fut pas moins féconde en ses impulsions.

L’anarchisme est révolte parce que volonté de justice. Il est justice, équité, pour être liberté. Sa curiosité en éveil l’exonère de ses erreurs provisoires. Il se fait et se défait sans fin. Il se veut toujours inachevé pour être toujours vivant. C’est par cela que l’avenir est à lui. Il va, poussant des pointes, traçant des pistes. Ce doit nous être une raison de nous garder de croire que nous verrons le bout du chemin. La société en évolution dispose de la durée mais non pas les hommes. C’est pourquoi l’individu anarchiste se refuse à n’être qu’un élément fonctionnel de cette société où sa vie s’accomplit dans un temps rigoureusement fermé. C’est donc ce temps immédiat qui nous doit occuper en priorité.

Si l’idée de progrès ne se conçoit à se référer aux lois mendéliennes bien qu’elles ne soient pas encore exactement fixées qu’au sens d’une prise de l’homme sur la nature, prise qu’opère la continuité de la science organisée, l’individu en soi devrait néanmoins participer de ce progrès en ce que les conditions de sa vie en sont améliorées. Génétiquement, il reste ce qu’il est, spécialement en sa psychologie, avec tous les problèmes de son destin, avec ses réactions personnelles bonnes et mauvaises. Mais si les conditions du milieu progressent de telle sorte que son comportement y soit incliné vers le mieux, la résultante est la même que s’il avait lui-même changé. On est donc fondé à dire que le progrès est d’ordre philogénique et non pas ontologique. Il ne s’ensuit pas que l’être conscient doive céder devant l’idée abstraite d’humanité globale, et renoncer à devenir soi au mieux de son potentiel intrinsèque.

La plupart des sociologues et des moralistes raisonnent d’autre manière. C’est qu’ils sont, en Occident, ou chrétiens ou marxistes. Ils pensent l’homme " dans la société " avec ce que cela implique de limitations, de falsifications et de raisons d’Etat. L’anarchiste pense l’homme " pour soi, par la société " avec ce que cela exige d’opposition permanente et, à la fois, de consentement lucide à la nécessité des choses.

Un abîme sépare ces deux conceptions, encore que maints vocables soient communs à ces mouvements d’avant garde fort différents. Ce parallélisme des terminologies nous est une cause de confusions qui altèrent notre personnalité. A vouloir ne pas paraître moins hardis que les démagogues, nous nous laissons aller à des impasses. A vouloir ne pas paraître moins intelligents que les byzantins et les snobs de la métaphysique et des lettres, on se livre puérilement en proie à des complexes de non-conformisme farfelu. Il suffit pour échapper à ces sottises de savoir que les concepts anarchistes dont il n’est pas excessif d’affirmer que l’histoire et la science les confirment ont toute chance de ne pas s’écarter des lignes générales de l’évolution. Mais comment, dans l’actuel, les adapter aux relations sociales positives, aux rapports de l’homme avec l’homme, de l’homme avec ses machines savantes, de l’homme avec ses besoins grandissants et avec l’interdépendance universelle de leur satisfaction si nos hypothèses d’un futur ne découlent pas strictement des leçons du concret ?

Les problèmes posés aux sociétés futures seront sans doute semblables aux nôtres et se définiront encore dans le rapport vie et mort. Cependant, ils se présenteront différemment, avec d’autres matériaux, d’autres techniques. Spéculer sur une ère qui échappe à notre appréhension n’est pas interdit à la philosophie. Il est par contre vain de dresser les plans d’une société d’où nous serons absents, dont nous est inconnu ce que seront ses besoins.

Ces constructions dans l’abstrait sont vaines par nature. L’attachement à des solutions aventurées aux nuées d’un monde imaginaire nous détourne sans utilité des involutions à résoudre, vaille que vaille, dans le quotidien. Certes, le futur n’est nullement indifférent. Chaque geste présent est déjà du futur, une condition du futur. Mais une chose est d’agir pour le présent en fonction du devenir, et tout autre chose de sacrifier l’homme vivant à des lendemains problématiques.

L’idée d’une société en devenir ne se définit que par un système. Or rien n’est moins anarchiste qu’un système. C’est parce qu’un Proudhon a varié qu’il demeure actuel et riche de suggestions. C’est parce que Kropotkine s’est attaché à systématiser une société communaliste que ses vues sur ce point ont été dépassées de son vivant et qu’il a péché contre l’objectivité scientifique lorsqu’il s’est laissé aller (La Science moderne et l’Anarchie) à vanter l’existence au Moyen Âge de l’association libre même des serfs, ce qu’il contredit du reste ensuite par une analyse comparative du servage et du salariat. Combien au contraire est féconde la relativité d’une définition de valeur permanente que le même Kropotkine donne de l’anarchisme : " Aussi cherchons-nous le progrès dans l’affranchissement, aussi complet que possible, de l’individu et du groupe et, en même temps, dans la limitation des attributions de l’Etat non dans leur agrandissement. "

Cette phrase dont je souligne deux propositions est, notons-le en passant, significative des nuances de la pensée anarchiste en ce qui touche l’Etat. Je les ai analysées chez Proudhon, cependant contempteur du gouvernement (4) ; nous les trouvons chez son prédécesseur immédiat l’Anglais William Godwin qui écrit : (Recherches sur la Justice politique) " Le meilleur gouvernement étant mauvais, l’objectif à atteindre est de s’en passer, autant du moins que le permet le souci de préserver la paix générale dans la société humaine. "

C’est peut-être à cause de ces nuances que les rédacteurs du " Larousse du XXe siècle ", qui ne conçoivent l’anarchisme que comme violence et chambardement, donnent Bakounine pour fondateur de l’anarchisme et non Godwin et Proudhon.

Nous avons de bonnes raisons de croire que nos doctrines sont constructives en ce qu’elles forcent les évolutions jusqu’à l’éclatement au besoin. Cependant, nous ne devons pas ignorer que la fission de l’atome fut mille fois plus révolutionnaire que tous les cris de révolte. En dernière analyse, les révolutions sont donc bien une adaptation des rapports de la société avec un milieu modifié par les gains de l’intelligence et leurs incidences techniques. Dans cette optique, une philosophie scientifique est davantage qu’une spéculation de la pensée abstraite ou même qu’un essai de connaissance rationnelle. Elle est une prise sur la nature et, singulièrement, sur l’homme. Elle s’impose par les faits. Nous ne pouvons donc mieux orienter ses prises qu’en l’objectivant avec assez de rigueur pour ne pas agir à contresens, pour ne pas brûler inconsidérément les étapes et nous disqualifier par une extrapolation excessive de ses implications.

Se référer à des absolus de doctrine afin d’opposer des refus au relativisme de l’actuel, c’est se complaire au jeu des vaines prémonitions. Gardons-nous de la planification des comètes. Les théories sont certes indispensables à la compréhension par l’analyse et à l’action par la synthèse, elles sont un utile jalonnement mais qui se perd à l’horizon. La vie active se situe autour de deux ou trois jalons qui sont ceux de deux ou trois générations intriquées. L’action s’y localise au milieu des difficultés naturelles et des difficultés propres à une époque. La solution qui leur est apportée dans le présent sert d’autant mieux l’avenir que, selon des conditions données, elle satisfait aux besoins d’un temps transitoire, au niveau de ce qui peut être obtenu des hommes de ce temps.

C’est là une vieille formule de l’objectivité libertaire. Trop contingente pour inspirer des slogans en coup de poing, trop raisonnable pour paraître originale, exigeant de chacun un effort d’information et de tension culturelle, son audience fut et reste limitée. Il n’empêche que c’est par cet esprit minoritaire, animant une propagande et une opposition harcelantes, que les idées libertaires sont efficaces, agissent sur le milieu, excitent les évolutions. Sans ce défrichement, les révolutions butent sur un mauvais terrain et on sait ce qu’il en advient. C’est le rôle ingrat mais combien passionnant de l’anarchiste d’être un défricheur. Il en a la vocation, à des conditions qui lui sont propres, parce qu’il échappe aux palinodies qu’imposent les ambitions sociales. L’anarchisme incitant tout libertaire à une volonté de lucidité, il a cette originalité d’épouser la réalité totale et, n’en rejetant rien, de retrouver, par l’équilibre des contraires, les lois mêmes de la vie.

C’est en cela qu’il est insupportable tout autant aux porteurs de flambeaux à réflecteurs orientés qu’aux pragmatistes, tricheurs et faiseurs, qui ne retiennent du réel que ce qu’ils en exploitent. Est-ce à dire que l’anarchisme ne soit et ne sache être qu’une attitude philosophique ? Non point, mais il est vrai que son action sociale n’est positive qu’à partir d’une philosophie du réel. Or le réel social est enfermé dans un cercle. L’aliénation économique y est consécutive à l’aliénation des facultés pensantes résultant de l’ignorance entretenue par des enseignements conditionnés et des mystifications élaborées par la propagande des mythes. Ce cercle n’a chance d’être rompu que par l’action persévérante d’éducateurs, de propagandistes strictement réfractaires à tous les conformismes. D’où la mission spécifique des anarchistes cohérents à leur pensée. D’où aussi l’évidence qu’ils sont et resteront, bien loin dans les âges, une exception.

Ils n’ont point place dans l’ordre des hiérarchies sociales, celles de leur profession et de leur valeur morale exceptées, puisqu’ils sont avec elles en conflit permanent et ne cessent de les harceler. Toutefois leurs attaques gagnent à n’être pas systématiques et arbitrairement référées à une idéologie formelle. Une propagande se déconsidère dès qu’elle ne se contrôle plus à l’étalon du vrai.


AVANT LES RÉVOLUTIONS

Que l’on tienne les postulats de l’anarchisme pour intangibles, on le veut. Ils ont été bien pensés et de diverses manières expérimentés. Selon des vues qui paraissaient être de pure utopie, la théocratie même a été contrainte de poser à notre suite le primat des droits de la personne. Les semences de l’anarchisme lèvent. Peu nous importe à qui appartient le champ où elles fleurissent si tous recueillent un peu du chaud parfum. Mais ce succès même marque le dépassement d’une étape et qu’il faut changer de graine car rien ne dure sans renouvellement. L’anarchisme fondé sur l’exploitation de la connaissance au bénéfice de l’homme, ne doit ni ne peut Vivre sur le savoir des générations mortes. Les connaissances se sont singulièrement enrichies au cours du bouillant XXe siècle, et avec elles le matériel de la chose économique et des structures sociales. Les idéaux anarchistes ne seraient que songes creux si les modalités de leur approche et, plus spécialement, la praxis anarchiste, s’écartaient du contexte social dont nous sommes dépendants tout autant que quiconque.

Nous risquerions l’enlisement si nous nous laissions enfermer dans une intransigeance brutale, dans une conviction dogmatique étrangère à notre philosophie, si nous ne tenions pas compte des climats et des perspectives. Il n’y a pas de commune mesure entre les besoins des hommes du taudis de jadis et les hommes de l’habitat moderne. L’étude écologique enveloppe non seulement l’habitation avec son équipement mécanique, avec les conséquences psychologiques des émissions radiophoniques, mais aussi l’urbanisme avec ses prolongements culturels, artistiques autant que sportifs. Nos " prises " sur l’individu sont et seront de plus en plus d’ordre culturel et, dans cet ordre qui est le nôtre, c’est précisément le non-conformisme et l’honnêteté intellectuelle des anarchistes qui les font attirants, en réaction à la monotonie des modes et des planifications.

Dans cette perspective, la pensée libertaire n’échappe ni aux contradictions ni aux divergences. La coupure de la Grande Guerre, la Révolution d’Octobre, les crises répétées au sein des partis socialistes dans le monde, la défaite de Makhno en Russie, de la révolution en Espagne, ont gravement affecté les groupes spécifiquement révolutionnaires de l’éventail anarchiste. Les communistes libertaires, les anarcho-syndicalistes ont perdu pied. Ces secousses profondes sont intervenues alors que ceux des jeunes que n’avait pas fauchés la guerre de 1914, retenus longtemps aux armées, n’avaient pas reçu de formation. Les théoriciens vieillis disparaissaient ou s’étaient retirés. Les militants chevronnés qui demeurèrent quelques années encore, un Kropotkine, un Malatesta, un Sébastien Faure, menaient une sorte de combat d’arrière-garde, accrochés au donné doctrinal qui avait séduit leur jeunesse. Quoi qu’ils fissent, ils étaient des hommes de 1900.

Ils ont néanmoins été davantage que des mainteneurs. C’est par eux que l’essentiel de l’anarchisme s’est vivement opposé au déferlement du soviétisme, que des néophytes ont été conquis et enseignés, que les idées ont été brassées et de multiples initiatives suggérées aux militants de la relève. Pratiquement, il y avait un trou entre des maîtres à penser trop chargés de souvenirs exaltants pour ne pas s’ancrer dans une sorte de foi, et des disciples trop jeunes pour innover dans ce désarroi. Ceux-ci, déçus par la contradiction à laquelle ils se heurtaient : un objet révolutionnaire excluant les moyens de sa fin, ont pour la plupart mis leurs talents au service de tâches mieux assurées. De ces camarades qui sont de ma génération et de la suivante, combien en est-il resté dans le combat ? Parmi ces tenaces, combien en est-il qui auraient duré sans une activité parallèle où leur anarchisme n’était que sous-jacent ? Les mieux tenants ont été des militants syndicalistes, pacifistes, libres-penseurs, ou bien des écrivains plus ou moins extérieurs aux organisations libertaires et simplement demeurés conséquents. Un kropotkinien impénitent, mon ami Louis Lecoin, a manifesté sa rude et magnifique activité surtout dans ses affrontements syndicalistes et pacifistes. Sans doute, ses convictions kropotkiniennes ont-elles nourri cette ardeur intransigeante qui lui coûta tant d’années d’emprisonnement politique et lui fit frôler la mort au cours d’une fameuse grève de la faim qu’il soutint au service des objecteurs de conscience. Mais n’est-ce pas là une illustration de la relativité des doctrines quant au choix des modalités de l’action ?

Après la seconde guerre mondiale, dans la période où l’opposition occidentale aux totalitarismes marqua le plus d’acuité, Staline régnant, le mouvement anarchiste s’est trouvé devant ce paradoxe qu’au moment de sa moindre vitalité il rencontrait les audiences les plus favorables. Il me fut donné de le constater dans les milieux divers de mes activités. La pensée libertaire vivante attendait qu’une issue apparût, débarrassée de ce qui était original en 1900.

C’est par la porte étroite que se glissent les jeunes, curieux de connaître d’où viennent tels ou tels propos insolites, lus ou entendus par hasard. Il importe de ne pas décevoir ces quêteurs et de ne pas leur offrir ce qu’on ne leur donnera pas, un marchepied, par exemple, ou bien, pour les meilleurs, un chemin qui paraît aller si loin qu’on n’en voit pas la fin, perdu qu’il est dans de belles frondaisons. En vérité, il ne va pas plus loin. On s’y rencontre et s’y repose entre amis, on y projette de nouvelles percées. Le reste du temps, on est sur la route de tout le monde, avec tout le monde à qui l’on parle des enchantements de ces sentiers de la découverte. Il est bon de dire qu’on s’y accroche à des épines extrêmement vivaces et qu’il y faut aimer la difficulté du sport.

Il est une psychologie de l’adolescence. Etudes, apprentissage, morale et disciplines familiales briment les jeunes gens, dans un esprit qui est celui de la génération précédente. Même une éducation très ouverte n’échappe pas tout à fait à cette condition. Il y a, contre cela, une réaction des jeunes, une tendance à prendre des positions autres que celles qui leur furent suggérées. Aucune ne les séduira mieux qu’une philosophie qui propose et n’impose pas. Mais elle sera sans portée si elle ne détermine pas une praxis ouverte, une diversité d’actions qui ne soient pas incohérentes dans leur diversité, dont les formes ne soient pas contradictoires à leur objet et, par conséquent, stériles.

LES TEMPS RÉVOLUS

Quand, vers 1911, mon radicalisme familial se désintégra au contact des leaders parisiens et que, déjà, le socialisme s’engageait sur la voie des arrivismes politiciens, je ne rencontrai de valable que le syndicalisme. Mais toute la vie d’un homme ne tient pas dans sa profession. Ce n’en devrait même être que la moindre part. C’est alors que Pierre Martin, rédacteur du Libertaire, me découvrit les horizons anarchistes. En ce temps les horizons étaient larges et s’ouvraient sur une révolution pressentie, inévitable. La seule question était de savoir si les ouvriers, par le syndicalisme, l’arracheraient à la mystification marxiste, au charlatanisme de la dictature du prolétariat et l’accompliraient dans la liberté du fédéralisme. En bref, c’était l’opposition de Proudhon et de Bakounine à Marx qui approchait de sa solution. L’idée fédéraliste, c’était l’idée libertaire. Son moyen, c’était le syndicalisme, lui aussi d’origine libertaire.

L’anarchisme demeurait attractif parce qu’il avait une raison d’être selon son principe. Pourtant et je me souviens fort bien de mes impressions et des discussions d’alors il se laissait dévorer par ses enfants. Le syndicalisme devenait une chose en soi. Tendu vers les réussites matérielles immédiates et soucieux de recrutement, le réformisme de ses nouveaux cadres s’opposait à l’anarcho-syndicalisme. Extérieur aux partis politiques en théorie, son action était en fait synchrone à celle du parti d’extrême gauche et souvent toutes deux se confondaient. Les anarchistes communistes et anarcho-syndicalistes, accoutumés à se penser comme porte-parole des travailleurs les plus déshérités et tout adonnés à cette tâche, n’assumaient plus leur mission propre qui est d’instruire et de guider le peuple et non de piper des cotisants. Les individualistes ne se faisaient pas faute de le leur rappeler brutalement bien qu’eux-mêmes, livrés à l’excès contraire, justifiassent indirectement l’exploitation de ce peuple dont, à les en croire, il ne valait pas la peine qu’on se préoccupât.

On sait comment s’acheva cette période : Jouhaux et Gustave Hervé adhérant à la guerre, à l’union sacrée où ils rejoignaient Guesde, le marxisme triomphant en 1917 à Moscou, la rupture de l’unité syndicale puis, pratiquement, l’intégration au système de l’Etat des centrales syndicales du travail avec celles du patronat. Nolens volens, les masses furent embrigadées par les contrats collectifs, les diverses branches de Sécurité Sociale, toutes choses louables qui ont assuré la sécurité des travailleurs, le soin de leur santé, de leur vieillesse, l’extension de leurs loisirs, mais qui fonctionnarisent l’individu, qui le mettent en condition quand l’instruction plus répandue est au seul service des techniques et la culture restreinte et orientée.

La seconde guerre a précipité la révolution multiple du XXe siècle et les hommes se sont essoufflés à l’organiser. Si le marxisme s’est déconsidéré dans le stalinisme, aucune doctrine nouvelle qui fût dynamique et à la mesure des problèmes de notre temps n’est apparue ici ou là qui ait arraché le travailleur d’entre ces deux mâchoires, terriblement armées, le capitalisme d’Etat de l’U.R.S.S. et le capitalisme des trusts de l’Occident. La sociologie est devenue une science au trop grand détriment de l’humanisme. Mal utilisée par la politique économique et sociale, elle n’est sortie de l’empirisme que pour s’intégrer dans la technocratie.

C’est à partir de ces données que sont à repenser les doctrines anarchistes, de ces données et de quelques autres référées aux sciences de l’homme. C’est à partir de la condition minoritaire de l’anarchisme, de la faiblesse de ses moyens matériels, de son isolement dans la masse férue d’enrôlement, mais en partant aussi des forces explosives qui sont en puissance dans la volonté de liberté et d’intégrisme, qu’il est en situation de s’affirmer, de concrétiser ce que l’on considère comme un irréalisme. Ce n’est pas là un paradoxe. Depuis longtemps j’étudie cette algèbre et j’en ai tiré un canevas sur lequel des solutions non point une solution se coordonnent, l’objet étant d’agir pour exister et d’exister diversement, sans quoi il n’y aurait pas d’anarchisme.

Un enseignement se dégage de ce que fut la situation libertaire au cours des années qui ont précédé la guerre de 14-18. Les anarchistes ont connu à cette époque une assez grande audience et leur influence fut effective. Participant à une propagande démocratique à la fois éducative et subversive, ils furent partout, et singulièrement dans les pays en retard d’une révolution (à l’est et au sud de l’Europe) à la pointe d’un combat dont la fin n’était pas discutée. On croyait à la révolution. Si l’on savait que la lutte serait dure, on ne prévoyait pas la guerre énorme et que par elle la contre-révolution se camouflerait en révolution fasciste et, moins encore, que le marxisme se ferait totalitaire au point où l’a poussé le stalinisme. Dans cette conjoncture l’anarchisme attirait la jeunesse. Son dynamisme trouvait un aliment dans le syndicalisme, dans les concepts d’insoumission et dans un non-conformisme quelque peu iconoclaste. Les anarchistes comptaient. Indépendamment des actions terroristes, discutables et discutées, leurs interventions ne passaient pas inaperçues bien que, face aux partis, ils fussent une poignée. Au sein des syndicats également, s’ils y devenaient minoritaires, leur influence restait cependant déterminante. Pourquoi, sinon parce qu’ils étaient libres de toute attache et voyaient loin, parce que leur combat, appuyé sur leur propre philosophie, était le combat de leur temps parce qu’ils étaient les éveilleurs du peuple et l’entraînaient dans cette lutte commune.

Ne maquillons pas la vérité. Minorité influente par le seul fait que leur doctrine sociale correspondait aux besoins et aux espérances des peuples, les anarchistes d’alors ne se comportaient pas en minoritaires de propos délibéré. Ils étaient convaincus que la révolution devait finalement s’accomplir selon leurs conceptions, ce qui ne fut pas. Avant de tirer les conséquences de cette leçon, il est nécessaire de lier l’expérience communiste libertaire à l’expérience de l’individualisme anarchiste, la synthèse de tous les anarchismes étant féconde si l’on admet qu’une synthèse n’exclut pas la singularité des composants.


TOUT PROBLÈME EST ACTUEL

Pour l’opinion publique d’inspiration bourgeoise, anarchisme est synonyme de violence et de terrorisme. La réputation de violence est due à la fois à la théorie anarcho-syndicaliste d’action directe et à l’usage qu’en firent les nihilistes et les individualistes nietzschéens. Elle n’a pas dans le peuple en général et elle n’a plus chez nombre d’intellectuels, un sens tellement péjoratif. Peut-être même est-elle la raison d’une certaines déférence craintive vouée aux anarchistes dont on redoute les gestes spontanés, imprévisibles. Cet imprévu des réflexes anarchistes a toujours gêné les combinaisons politiciennes des manitous de l’électorat et des manitous du syndicalisme intégré. C’est là un des aspects d’une force minoritaire qu’on ne doit ni négliger ni minimiser.

Selon nos positions personnelles, nous acceptons ou nous rejetons l’action directe. Nous y participons ou n’y participons pas. Il reste qu’elle est l’une des armes de l’anarchisme et que, à tout le moins, elle s’inscrit dans les vues de beaucoup comme un recours extrême lorsque les tenants de l’Etat se font intransigeants et policiers de manière abusive et, a fortiori, contre les dictatures. Elle est alors ce que sont les résistances du type maquisard.

L’attentat, conséquence de la notion de reprise individuelle, a frappé davantage l’opinion et, cette fois, a suscité une réprobation générale. Souvent mal comprise et mal employée par des garçons de philosophie approximative, cette notion adultérée n’a été qu’un moment de l’anarchisme individualiste. Aujourd’hui dépassée, il n’y a pas lieu de s’y attarder. Venons-en donc à la philosophie même de l’individualisme dont ce fut, à mon sens, une erreur de la situer en opposition au communisme anarchiste. Ce distinguo, en tout cas, ne correspond à aucune réalité. Je m’en explique.

Godwin d’abord, Proudhon ensuite, n’utilisèrent le terme " anarchie " que dans son acception politique et sociale ; société sans gouvernement. Quand, après la rupture de la Première Internationale, les marxistes traitèrent les bakouniniens d’anarchistes, c’est un peu par défi que ceux-ci relevèrent l’épithète dont le socialisme fédéraliste pouvait s’accommoder. Il s’agissait encore d’une forme d’organisation sociale. Toutefois, dès ce moment, l’anarchisme philosophique était né, avec la signification plus large et plus exacte de rejet du commandement. Les socialistes anarchistes proclamaient que l’objet de la révolution n’était pas seulement l’instauration d’une société plus juste, d’une société égalitaire, mais aussi et surtout l’épanouissement libre de toutes les facultés de l’individu. La révolution sociale n’était pas, comme pour les marxistes, une chose en soi, une transformation ayant une certaine société pour fin. Sa fin anarchiste, c’était l’homme.

Cette attitude posait tous les problèmes de l’homme. Les théoriciens libertaires s’en sont préoccupés et leur biologie surclassa celle du marxisme. Les théoriciens individualistes s’y sont attachés plus particulièrement et ont poussé le concept de l’autonomie des personnes jusqu’à ses extrêmes, parfois jusqu’à l’absurde. Sans doute le fallait-il pour que rien ne demeurât dans l’ombre. Sans doute fallait-il, en présence des déceptions qui nous viennent des masses, que l’on tentât l’expérience du détachement, de l’individualisme absolu. Il nous en reste une documentation, une philosophie du comportement humain d’une grande richesse. Cela s’inscrit dans l’acquis de l’anarchisme global. Cela ne résout pas le problème de l’individuel dans le social.

Tant d’idées ont été remuées au cours de la seconde moitié du XIXe siècle qu’un volume ne suffirait pas à collationner les thèses anarcho-communistes et anarcho-individualistes élaborées à partir de Godwin, de Proudhon, de Bakounine et de Stirner. Il faudrait de longues études pour situer les interférences des ­œuvres des communistes libertaires et des individualistes et pour analyser les nuances qui distinguent ceux-ci entre eux. Ces nuances, qui furent un enrichissement de la pensée et de la subtilité dialectique, ont empêché que se constituât un concept anarchiste individualiste qui fût dans le courant de l’évolution sociale. A cet égard, l’influence d’un Nietzsche, bien qu’anecdotique, fut déplorable sur le plan de l’anarchisme. L’œuvre fondamentale de Stirner qui n’eut d’audience que cinquante ans après la mort de son auteur le fut d’autre façon. Elle demeure néanmoins le sérum nécessaire au renouvellement des doctrines individualistes. Si Max stirner est inutilisable à l’élaboration d’une philosophe sociale, son analyse des tendances profondes, instinctives, des individus, est propre à nous garder de toute mise en condition. Il n’y a pas de conclusion constructive à L’Unique et sa Propriété. Il ne pouvait y en avoir. C’est la table rase de tous les prédicats de la religion, de la philosophie politique et sociale, de l’humanisme, des morales reçues et la rigoureuse démonstration que l’égoïsme est la loi naturelle, fût-ce sous les apparences de l’altruisme. Stirner nie jusqu’à la notion d’homme en tant qu’abstraction générique. Elle n’est à ses yeux qu’un maillon de la chaîne de religion. A le prendre à la lettre, son égoïsme serait la loi de la jungle. Il n’en a vu que le dynamisme et n’a pas su en dégager la transcendance. Il a faussé la pensée de plus d’un qui n’a pas remarqué que lui-même, de partout rejeté, mourut misérable, oublié, tué par son livre.

C’est avec de sérieux arguments que le stirnérisme comme le nietzschéisme a été refusé par la fraction communiste libertaire. Il est regrettable, cependant, que quelques-uns se ferment à l’individualisme souple d’un Han Ryner, par exemple. Trop subjectiviste et socratique peut-être, cette éthique ironiquement détachée n’en est pas moins riche de la pensée hellénique qu’elle transpose et transcende dans une poésie évasive. Néanmoins, il n’est pas de libertaire qui s’inscrive ouvertement en faux contre cette remarque d’Alain (Le Citoyen contre les Pouvoirs) : " si nous voulons une vie publique digne de l’humanité présente, il faut que l’individu reste individu partout, soit au premier rang, soit au dernier, Il n’y a que l’individu qui pense; toute assemblée est sotte. "

A mesure que les techniques savantes ouvrent la pensée pure à l’étude des besoins profonds de l’homme total, les philosophies sœurs de la famille anarchiste tendent à n’être plus des sœurs ennemies, sans que soient réduits leurs caractères propres, leurs originalités, elles se complètent aisément dès qu’elles éliminent ce que chacune traîne de choses mortes et comporte d’irréalisme. Il suffit que soit synthétisé dans l’individu unique mais social le visage de l’homme complet qui se construit. Ici encore nous rencontrons, selon l’éclectisme de Proudhon, les données des divergences à réduire. Proudhon rejetait le communisme libertaire qui aboutirait à une instauration de la suprématie de la masse. Il refusait tout autant un individualisme absolu pour la raison évidente que l’individu est le constituant de la société. Il concluait à un accommodement par " transaction volontaire, engagement réciproque. "

J’ai plus d’une fois indiqué la nature de cette synthèse en présentant, sous une apparence de paradoxe, l’égoïsme comme la forme vraie et efficace de l’altruisme. Cela se définit en trois formules. L’égoïsme est instinct de conservation et de défense, donc condition de vie. Il est force d’expansion par désir d’acquérir, donc volonté d’épanouissement. Il est recherche du plaisir et de la joie, donc altruisme s’il est vrai qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir. Or cet apophtegme est vrai, incontestablement vrai, en vertu du simple fait que donner c’est avoir, que l’avoir retenu en avarice est inutile et comme s’il n’était pas, que vouloir s’enrichir afin de donner je l’entends du cœur et de l’esprit plus que de la fortune c’est agrandir sa propre vie par la constance d’un effort d’acquisition.

Cette définition n’indique-t-elle pas qu’il n’est point d’incompatibilité essentielle entre l’anarchisme individualiste élaboré et l’anarchisme communiste tendu vers l’affranchissement de l’individu ? Ils se nourrissent l’un de l’autre. Les divergences ne sont que dans les attitudes que l’un et l’autre adoptent à l’égard du social. Revenons donc au social et à sa quotidienne contingence.



L’IMPÉRATIF SOCIAL

Cerné par le social, l’anarchiste individualiste se heurte, tout autant que le communiste, aux conséquences de la révolution scientifique. Personne n’échappe au social. Un individualiste resserré, égoïste au sens étroit du terme, ne peut y subsister qu’en exploitant des hommes, de manière ou d’autre, des hommes qui sont souvent des camarades, et l’anarchisme n’est plus qu’une caricature. Ni l’érémitisme, ni le mutisme, au siècle des masses, des vastes ensembles et des circuits touristiques, ne protègent des mille servitudes qu’impose l’organisation du travail et des loisirs mêmes. Sous les régimes totalitaires qui ont marqué ce siècle, l’individualiste a subi le sort commun. Il est exposé aux accidents qui rassemblent les masses pour le culte d’un mythe. Quel que soit ce mythe, sous un régime de mobilisation des foules, nul n’a le droit au silence. On ne peut se taire. Il faut dire non et périr ou dire oui et s’humilier. La ruse même est un piège. Individualiste ou communiste, tout anarchiste est contraint à la solidarité du combat libertaire. Il le demeure sous des régimes démocratiques car il n’y échappe pas aux complexes de la production et des échanges. Il n’est pas assuré, s’il parvient à être propriétaire je dis bien propriétaire d’une cabane sur un hectare de bon jardin, d’y couler des jours paisibles. Il lui faudra vendre et acheter aux cours, car il sera tenu de payer impôts et charges sociales. Il devra se soumettre aux réglementations de sa profession, car il exercera une profession organisée par ses confrères. Le temps est passé où l’individualiste anarchiste se débrouillait en marge et boudait le syndicalisme. Il n’y a plus de marges. Les anarchistes de toute tendance ont en commun le sentiment confus d’une certaine vanité à vouloir s’opposer, les mains nues, à une masse animée avec la régularité effrayante d’un rouage par on ne sait quelles forces complexes et cachées.

L’anarchisme est à réviser à une échelle où tout se définit en termes de gigantisme, de planisme, d’intégration, de synchronisation et de cybernétique : masses, combinats, long-courriers, vitesse supersonique, espaces stratosphériques, centres atomiques... N’oublions pas que l’homme du siècle a trop souvent pris l’aspect et l’emploi d’un matériel, déshumanisé qu’il fut, en dépit des juridictions internationales impuissantes, par les camps de la mort et du travail forcé, les transferts de populations, les massacres sociaux et raciaux, les guerres de secte et de police et les tortures camouflées.

Grandes nations, grands partis, vastes trusts, Eglises plus temporelles qu’elles ne le laissent paraître, mènent ces forces en équilibre instable. S’étonnera-t-on qu’il se soit constitué une sorte de psychologie de masse, que l’individu se sente comme happé par une attraction centripète agglomérante ? Il semble que chacun ne soit rassuré que s’il appartient à une collectivité, la plus vaste possible : le plus puissant syndicat, le plus grand parti, le plus grand peuple. Les petites nations aspirent à se souder en espaces continentaux et, en attendant, se font les clientes des Etats molochs. Tout s’organise et se réglemente, se fédère, se confédère et, dangereusement, centralise les pouvoirs.

Jamais climat social ne fut plus contraire à l’anarchisme. Jamais, par conséquent, son intervention de sauvegarde n’est apparue plus indispensable. Il doit inventer la méthode de son intervention dans ce milieu hostile. Cette méthode n’est pas ne peut pas être celle d’un parti révolutionnaire de masses pour des raisons que nous allons étudier.

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III

Au-delà des révolutions

" Les guerres civiles firent périr un nombre infini de citoyens. "

MONTESQUIEU.

DES RAISONS D’ÉVOLUER

Comment se présentent les objections à mes vues ? Du côté de l’individualisme strict, nous retrouvons les critères semblables à eux-mêmes depuis leur origine. Excellents dans la dissection de la nature humaine, enrichissants à cet égard, ils constituent la durable fondation et la méthode d’investigation aiguë de l’anarchisme. Intellectuellement, ils sont l’anarchisme même. Pratiquement, ils déçoivent par leur refus de la réalité sociale et ne mènent à rien.

Nous avons contre cela de vieilles références. Les disciples du Bouddha, détachés des biens de la terre et se refusant à tout effort pour les acquérir, acceptaient néanmoins la nourriture que leur consentaient des adeptes pieux. Sans le travail et la générosité de ces nourriciers, la prédication des purs aurait bientôt cessé faute de prédicateurs. De même auraient cessé l’apostolat et l’exemplarité des moniaux et des moniales voués aux ordres contemplatifs.

Cette continuité dans l’attitude des prêcheurs d’absolu est le vice majeur de l’individualiste intransigeant. Comme le prêtre vit de l’autel bien ou mal le doctrinaire de l’individualisme intégral ne dure que par sa clientèle. Sinon, il lui faut entrer dans l’illégalité ou se résigner à s’intégrer au système social où sont inclus, en tout état de cause, ses supporters.

Disons plus. Toute propagande de l’individualisme intégral, tout contact avec les amis " choisis ", toute association de camarades, toute entraide ne sont possibles que par le concours de la société. Pour qu’un avion postal transporte un journal, un livre, de Paris à New-York, il a fallu la conjonction organisée de tous les producteurs du monde, du laboureur qui nourrit au facteur qui distribue, en passant par les mineurs, les ouvriers, les ingénieurs, les savants, les planificateurs et les dispatchers de toutes les chaînes de tous les métiers. Est-il honnête d’y recourir sans y concourir ? Telle est l’objection que ne manque pas de faire tout travailleur d’intelligence moyenne. Nous connaissons la parade des doctrinaires à cette évidence. Elle a donné lieu à tant de dissertations qu’elle constitue la partie la plus significative de la littérature individualiste. La reprendre m’entraînerait au-delà du cadre de mon étude. Il est utile qu’on la recherche aux sources où elle constitue un étonnant florilège d’aperçus propres à dégager l’esprit de bien des préjugés. J’insiste sur ce point parce que je suis trop individualiste quoique d’une autre façon pour qu’il y ait dans mon propos une intention de discréditer une philosophie riche d’enseignements. Ce sont les implications positives d’un individualisme détaché du social qui nous intéressent ici, d’autant qu’il lui est arrivé de se dégrader jusqu’à devenir antisocial.

La parade individualiste, face au travailleur salarié, est concrétisée, avec ce qu’elle contient d’ambiguïté et de sophisme, par une phrase d’un émule de Raymond la Science que j’ai rencontré avant 1914. Cet excellent garçon, autodidacte d’un beau tempérament, riche de vie et d’un caractère affirmé, me disait quelques jours avant un " coup " qu’il préméditait sans doute : " L’encaisseur d’une banque, c’est le chien du banquier. Il ne m’intéresse pas. J’ai le droit de reprendre l’argent volé aux pauvres parce que je suis pauvre. Tant pis pour qui se trouve sur mon chemin. "

Pourquoi ce droit au prix de la vie d’un homme qui ne gagnait que son pain ? " Parce que, me dit-il, moi je prends le risque de l’attaque et que lui se soumet. " Le risque qu’il prit effectivement ne fut pas payant. Ce garçon est mort au bagne. J’ai souvent rencontré depuis d’honnêtes citoyens sans doctrine qui raisonnaient de façon assez semblable avec plus de succès. Le banquier devait être de ceux-là. Lui aussi dit qu’il prend des risques utiles aux échanges économiques. Il ne trouve donc pas abusifs les procédés qu’il emploie ni scandaleux les profits qu’il en tire et il méprise l’encaisseur.

On se récriera que j’ai cité un cas extrême et que la théorie n’y conduit pas nécessairement. C’est fort heureux. Cependant, à la limite, elle le contient puisqu’il est plus fréquent qu’on ne le voudrait. En refusant toute vie sociale, en dédaignant la condition involontaire de l’encaisseur, la théorie implique une volonté de débrouillage sans scrupule appuyée sur un sentiment de supériorité personnelle. Mépriser le social, c’est mépriser l’homme dans la société, c’est se soustraire à toute solidarité en arguant qu’on n’est pas solidaire de gens que l’on dédaigne. Ce n’est pas là une position qui puisse fonder une existence de travailleur ; or les anarchistes sont et demeureront, de manière ou d’autre, des travailleurs.

Voilà qui répond à mes contradicteurs a-sociaux : la condition du travailleur est une condition sociale. Si, en tant qu’anarchiste, l’individu peut et doit être en retrait du social afin d’échapper à ses sottises, afin de préserver son " moi " essentiel, afin d’y pénétrer à son seul gré sans y être pris, en tant que travailleur il se doit d’accepter la solidarité des luttes dont dépendent son standing matériel, la liberté de sa pensée et un style de vie conforme à sa pensée. Une conciliation de l’individuel et du social n’est pas une vue de l’esprit.

Les objections des communistes libertaires me préoccupent davantage. Je doute que des militants engagés dans un courant qui se veut populaire consentent à s’orienter vers un confluent où viendraient se mêler des eaux moins chaudes. Ce n’est cependant qu’après le confluent que peuvent être mises à flot de nouvelles barques. Mais la destination de ces barques ne saurait séduire des libertaires qui rêvent de réaliser une société anarchiste mondiale par subversion violente des ordres établis, y compris l’ordre soviétique. Révolutionnaires avant tout, ils cherchent les moyens d’une révolution libertaire, prochaine de préférence. C’est ce que j’appelle tout franchement une très belle et très haute illusion, et vénérable de surcroît, sa noblesse remontant loin dans le temps. Que de vaillants chevaliers, depuis des siècles, se sont ainsi perdus sur le chemin des Icaries.

J’admets, néanmoins, que j’aie tort au regard du libertaire qui ne considère pas les révolutions en ce qu’elles sont objectivement, c’est-à-dire des accidents intermittents d’une évolution contrariée. Selon une conception qui fait de la révolution, ainsi que je l’ai dit, une chose en soi, une constante idéale, ce libertaire est révolutionnaire comme on est catholique, bouddhiste ou franc-maçon. Pour lui, le recrutement à tout prix de militants et de combattants éventuels s’impose. Je reconnais également volontiers que l’idée ainsi comprise d’une révolution libertaire, qu’elle soit ou non utopique, ne manque pas d’arguments et que le moindre n’est pas le sentiment de frustration à l’égard des révolutions trahies.

Mais il est dans la nature des choses, dans la nature de l’homme, dans le déroulement de l’histoire que les révolutions soient trahies. C’est trahir deux fois que de séduire au mirage d’un proche avènement anarchiste par des moyens qui nient d’avance l’anarchisme même. Le recrutement par les slogans sommaires d’un catéchisme tranchant, par la séduction d’idéologies passionnelles est d’autant plus efficace que la spontanéité populaire est sensible aux certitudes idéales, encore que le confort matériel l’incline à la pondération. L’anarchisme et c’est heureux en un sens ne tient pas de telles promesses. Les adeptes frustrés s’engagent sur d’autres chemins.

Pour ne rien dissimuler de ce qui cause la défection de certains jeunes gens ainsi recrutés sur malentendu, et indépendamment des raisons de fond que j’ai exposées au premier chapitre, nous devons tenir compte d’un potentiel d’insincérité, semi-inconsciente, qui égare des garçons en mal d’exister des intellectuels et des demi-intellectuels surtout très vite dégagés d’un égalitarisme qui les heurte et d’un refus de parvenir qui les inquiète. Nous avons tous vu lever cette graine de démagogues sur un fond de petit arrivisme mal dissimulé. Cette sorte de jeunes n’est pas la moins remuante. Son activité débordante et brouillonne multiplie les dégâts lorsque, sous le couvert d’une primauté du social, elle s’ouvre un champ où l’anarchisme ne trouve plus son compte.

De tout temps, les milieux libertaires, comme les milieux politiques et syndicalistes, ont été empoisonnés par cette catégorie de militants d’autant moins retenus qu’ils sont moins sincères. Les mieux doués, à défaut d’introduction dans les affaires par diplômes ou par relations, ont su se faire de l’anarchisme un marchepied politique ou littéraire. Les moins encombrants ont finalement fait carrière dans le commerce ou la fonction publique. Les plus nuisants, ce sont les médiocres, ceux qu’une certaine conscience de la limite de leurs capacités a conduits, selon le vieil adage, à se vouloir les premiers au village plutôt que les derniers dans Rome.

Que l’anarchisme soit un tremplin d’où se manifestent les caractères, on y consent. Lorsque les caractères sont authentiquement libertaires, le tremplin est une tribune autour de quoi se forment d’autres caractères. Lorsque la tribune n’est qu’un bureau de recrutement du tout-venant, mieux vaut l’abandonner aux partis dont elle est l’instrument normal. L’anarchisme n’a aucune raison d’encourager les vocations tournées vers les lauriers dorés des conducteurs de masses.

LA CONDITION DES RÉVOLUTIONS

Cela dit, n’allons pas en conclure qu’un anarchiste soit justifié de se désintéresser du peuple. A mon sens d’homme qui a gagné sa vie à son corps défendant, cette attitude me paraît une sorte de démagogie a contrario. Ce mépris des hommes, cette ostentation de dédain sont chargés d’un orgueil qui n’est que vanité. L’individualisme intransigeant suppose, je le répète, une certaine indépendance économique. Il est un privilège, un produit de luxe. Il ne fleurit et ne fructifie qu’en serre chaude. Je sais apprécier les particularités exceptionnelles des productions de serre. Je constate seulement que l’exceptionnel ne se définit que par le général. Le général, ce sont les hommes, tous les hommes. Certes, il en est beaucoup qui ne valent rien et trop qui valent fort peu. Le goût de la culture n’est pas la passion dominante de la plupart, quels que soient les niveaux sociaux. Cela justifie qu’on choisisse ses relations, qu’on ne s’illusionne pas sur la " capacité " démocratique. La hiérarchie des valeurs est un fait, mais qui ne se confond pas avec les hiérarchies d’ordre social et elle a sa source au sein du peuple. Elle ne s’y manifeste que dans la mesure où l’accession à la culture y est offerte. C’est en cela que le peuple comme tel a droit au respect, même si ses composants, en leur majorité, ne méritent pas les intéressés d’une démagogie qui leur donne trop bonne conscience.

Revenons donc aux questions qui se situent dans un monde tel qu’il est, tel que l’expérience nous aide à l’appréhender, et non tel que l’on aime à l’imaginer. Les aperçus théoriques des Proudhon, des Bakounine, des Kropotkine et de tant d’autres n’ont jamais constitué une doctrine unique. On ne cesse de découvrir, chez un Proudhon par exemple, des nuances de pensée intraduisibles dans un vade mecum. Si ces aperçus ne sont pas intangibles, ils sont moins à mettre en question qu’à transposer aux conditions de notre temps avec les corrections qu’ils comportent. Ainsi, les principes du fédéralisme Proudhonien ont changé de caractère en gagnant, dans le monde entier, des milieux qui sont rien moins que libertaires. Comme l’a fait le syndicalisme, le fédéralisme s’adapte aux nouvelles économies. C’est un progrès sans doute, ce n’est plus un fédéralisme libertaire. De même, la grande idée Proudhonienne des contrats s’impose à l’esprit des sociologues, voire des politiques. Elle apparaît comme le moyen rationnel de transférer aux producteurs et aux utilisateurs " l’administration des choses ", de soustraire à l’arbitraire de l’Etat des domaines qui ne le concernent pas. Il ne serait pas surprenant que le soviétisme évoluât quelque jour vers cette solution, mais, actuellement, il est autoritaire, bureaucratique, oligarchique. Sa puissance d’attraction est telle que toute propagande insurrectionnelle se réfère aux directives totalitaires moscovites, ce qui situe exactement les libertaires entre Charybde et Scylla. Dans cette perspective, quelles sont les chances, les probabilités d’une révolution anarchiste ? J’ai par avance répondu à cette question dans le Démocrate devant l’Autorité entre autres, en me référant à des prévisions de Proudhon confirmées par les expériences de notre siècle. J’y suis revenu plus haut dans la présente étude. C’est là que gisent les oppositions où s’affrontent la passion du désir et la résistance des choses.

Une révolution moderne a d’inévitables implications internationales. Elle suscite les interventions directes ou indirectes des Etats intéressés à l’orienter ou à la faire échouer. Les exemples surabondent, du réseau de barbelés dont l’Occident entoura le pays des Soviets à ses débuts, à la révolution espagnole que sabotèrent et firent échouer ces mêmes Soviets au service des visées staliniennes. On sait ce qu’il advint de la révolte guatémaltèque contre l’United Fruit, des remous en Amérique du Sud, au Proche et au Moyen-Orient, sans oublier le Congo et la crise cubaine.

On ne dit pas que la révolte du peuple n’est pour rien dans l’éveil et le développement d’une révolution moderne. On dit que sa réussite ou son échec sont fonction des conjonctures internationales d’ordre politique, économique et, aussi, technique. Le facteur général des révolutions particulières est la révolution des techniques. Les conditions de la post-révolution sont liées au potentiel mécanique, spécialement au nombre, à la formation de mécaniciens autochtones ou aux concours de l’extérieur. La révolution russe, après la liquidation insensée des intellectuels, fut durant des années handicapée par le manque de professeurs et d’ingénieurs.

Sur ce propos, une réflexion de Lénine est à méditer. Il eût sans doute orienté différemment sa construction soviétique s’il avait pu concevoir avec certitude la prochaine apparition de la transmutation atomique ( la première a été réalisée par Rutherford en 1919), de l’électronique, de la mécanique ondulatoire, des avions supersoniques, des fusées et des satellites. A Wells qui lui disait en 1918 (Wells le rapporte en ses Mémoires) : " Si nous arrivons à établir les communications interplanétaires, il faudra réviser nos conceptions philosophiques, sociales et morales. Dans ce cas, le potentiel technique, devenu illimité, imposera la fin de la violence comme moyen et comme méthode de progrès... ", Lénine répondait : " Il faudra réviser nos conceptions... "

Lorsqu’un Lénine conçoit, avant l’événement, une révision nécessaire, comment, l’événement étant survenu et se développant, un anarchiste s’en tiendra-t-il à la lettre des doctrines initiales ? Disons mieux. En un sens, la révolution des laboratoires, qui aura été la vraie révolution, n’était-elle pas impliquée dans l’idée de progrès scientifique dont les écrivains et les conférenciers libertaires furent les ardents propagandistes ?

Une révolution, ce n’est pas seulement un bouleversement qui n’est qu’une manière de catastrophe. C’est la construction, l’organisation d’une société nouvelle après la secousse et quelle que soit la cause de celle-ci. Il serait puéril d’insister sur ce que cela implique de planification, de synchronisation dans l’emploi du capital connaissances, main-d’œuvre, machines, matériaux, sur tout ce que cela implique d’oppositions des capacités, vraies ou abusives, de compétitions dans un milieu où l’esprit d’anarchisme n’est tout de même pas la chose du monde la plus répandue.

Quant aux interventions des Etats, nous savons ce qu’elles sont. Désormais, une action insurrectionnelle se conduit comme une guerre. Elle est politique avant que d’être sociale, avec ce que cette condition comporte d’organisation hiérarchisée, de compromis et de compromissions. De ce fait, l’idée d’une révolution anarchiste est une absurdité. En supposant qu’une organisation libertaire pût déclencher seule et conduire seule un mouvement révolutionnaire ce qui ne fut jamais le cas, pas même en Espagne ni dans l’Ukraine de Makhno il lui faudrait enrôler des combattants de toutes sortes. Fussent-ils tous volontaires qu’on devrait néanmoins les encadrer et, face à un adversaire militarisé, les soumettre aux impératifs stratégiques et tactiques, organiser à leurs besoins la logistique, ravitailler, rationner et contenir la population, se protéger des traîtres, des espions et en envoyer en face, fixer au combat un objectif. En bref, il faudrait établir une sorte de gouvernement, une armée et une police. Si tout se passait bien et que la révolution triomphât, gouvernement, armée et police subsisteraient parce qu’il resterait des traîtres, des opposants, des revendicateurs et que des bagarres agiteraient les postes de direction. Une direction anarchiste imposerait donc l’anarchisme en prenant en main la production et sa répartition. Une telle éventualité ne manque pas d’humour. Ce qui manquerait, en revanche, ce seraient les anarchistes puisque l’exercice du pouvoir les aurait supprimés.

Il est, par chance, fort improbable qu’intervienne un événement de cette sorte. Mais alors pourquoi appeler les gens à le préparer puisqu’on le sait illusoire quant à son intervention et dérisoire quant à sa fin très éventuelle ? Parce que, dira-t-on, passée l’inévitable phase d’autorité violente, la société sera devenue libertaire. C’est là exactement ce qu’ont préconisé Marx et Engels : le socialisme transitoire et centralisé organisant le dépérissement de l’Etat. Il est regrettable que ce soit le contraire que nous ayons vu s’instaurer à Moscou et ailleurs, à la faveur de ces bonnes intentions dont l’Enfer est pavé. A-t-on jamais rencontré des hommes au pouvoir le quittant de bonne grâce ?

D’autres commentaires seraient à faire touchant le recours à une révolution armée appuyée sur des raisons qui valent celles qu’utilisent les tenants des guerres patriotiques. Par exemple, la nécessaire résistance à l’oppression, à la coercition, laisse sur ce plan le débat trop ouvert pour qu’on en prenne argument, quelles que soient les positions personnelles et bien que l’on ait le souvenir de règlements de comptes perpétrés après la Résistance, de meurtres où la lutte contre les hitlériens n’avait guère à voir. Je ne fais aucune confiance aux hommes accoutumés à régler les affaires à main armée. Ce que je viens d’écrire suffit à souligner l’incohérence interne d’un anarchisme de révolution guerrière.

Les libertaires, s’ils restent libertaires, n’ont place dans les mouvements organisés d’insurrection militarisée qu’en francs-tireurs, en activistes détachés s’employant à infléchir les événements au mieux, dans le sens du moindre sectarisme, du moindre grégarisme, d’un maximum d’humanisme et d’humanité. Nous savons, par de criants rappels, comment les " politiques " de la révolution éliminent intellectuellement et physiquement les activistes libertaires dès qu’ils en ont le prétexte et le moyen. Ce n’est pas une balle franquiste qui frappa Durutti dans le dos. Les anarchistes se voient donc contraints, pour être efficaces et pour durer, pour agir dans la révolution comme dans la réaction, de se camoufler, de se faire noyauteurs plutôt que dirigeants. Leur position de flèche, d’isolement par conséquent, ne leur permet que cette attitude. Tout autre comportement est illusion ou vain sacrifice.

Les militants et les théoriciens libertaires de l’action, ceux chez qui les considérations sociales ont plus d’importance que la conception fondamentale de l’homme anarchiste, ne s’y sont jamais trompés. Ils n’ont cessé d’élaborer des projets d’organisation pratique, de discipline acceptée en principe, sanctionnée en fait par un impératif qui ne dit pas son nom. Aussi souvent que l’anarchisme a versé dans cette ornière partisane, il a perdu son originalité et jusqu’à sa raison d’être. Il a dû se déguiser sous les désinences limitatives de communisme libertaire ou de socialisme libertaire en excluant formellement la désinence anarchiste.

Ces maquillages ont surpris, aliéné les esprits conséquents sans rallier le moindre commencement de masse. Fondé sur une contradiction, un " parti " libertaire conjugue les défauts du centralisme avec ceux de l’individualisme sans retenir aucune de leurs qualités. Le public, sollicité par des formations plus adéquates, ne saurait s’y tromper. Il n’y retrouve pas ses normes coutumières, son besoin d’étendard et de chef. Un " parti " libertaire ne peut avouer un chef. Du reste, ceux qui en ont l’étoffe avec l’intention s’orientent vers des formules conformes à leur objet.

Il n’est pas normal que l’anarchisme recrute des adeptes en leur ouvrant des horizons qui sont les leurs mais non les siens et où il est bien incapable de les mener. Ce qui n’est pas non plus tout à fait normal, c’est que des anarchistes, instruits par tant de révolutions et par tant de guerres, s’opposent à celles-ci et aspirent à celles-là dans leur forme de guerre civile, la plus atroce, la plus liberticide qui soit.

N’avons-nous pas assez vu comment s’y déchaînent, à côté des enthousiasmes et des sacrifices volontaires, les passions les plus aveugles, les plus sordides souvent ? Comment toute opinion, toute pensée y sont réprimées ? Comment Caliban exaspéré y domine brutalement pour être finalement dominé et utilisé par les cyniques et les habiles ?

Il est des justifications de fait et de nécessité à la révolution armée comme il en est, et de même ordre, aux guerres défensives ou de libération. Ainsi se sont libérés les Grecs et les Slaves du joug des Turcs et tant d’autres depuis. Tant d’autres qui nous ont appris ce que ces recours aux armes recouvrent de mauvaise foi, de sophismes, d’ambitions, de vils intérêts et déchaînent de haines et d’atrocités. Nous savons par la leçon de solutions différentes, de compromis négociés, ce que l’on gagne à se garder des violences et des mythes. Néanmoins, nous admettons qu’il soit des négociations impossibles et qu’il faille parfois recourir aux violences. Ce que l’on ne doit pas accepter, c’est qu’elles deviennent des normes impératives et des actes de duperie, que les slogans de la libération du peuple rejoignent les slogans de la défense nationale préfabriquée. Nous affirmons justement que la guerre ne paie pas et nous considérons que la mise sous clé des bombes atomiques ne sert de rien si les armements classiques restent disponibles. Pourquoi n’osons-nous pas affirmer, dans le même esprit, que la guerre civile coûte trop cher en vies humaines, en férocités, en vilenies, en œuvres de l’art et de la pensée qu’elle détruit ? N’en faisons pas un but, un idéal. Le but, c’est une société équilibrée où la justice entrerait dans les faits. L’idéal c’est (ce serait) de l’y faire entrer par l’intelligence plutôt que par les armes. Un libertaire ne devrait envisager la violence qu’en recours désespéré.

Dans la très courte mesure où une théorie logique a chance de tenir contre les incartades humaines, hautement imprévisibles, le moyen et la solution des postulats de tous les socialismes de tous les temps se définirait en un mot : automation. Poussée à ses conséquences, elle réalise exactement l’objet des révolutions de type communiste : maximum de production par un minimum de travail humain, maximum de biens à consommer, maximum de loisirs et maximum de culture. Cela serait vrai si n’intervenaient, ainsi que je l’ai dit en mon premier chapitre, les maniaques du commandement. Il ne manquera pas de professeurs de morale et de créateurs de mythes pour ajouter aux maux naturels sous prétexte de les éviter ou de nous en consoler. Cela suffira à m’exonérer du reproche que les fervents du catéchisme me feront de ne pas définir et préconiser un plan de société. A ces amateurs de systèmes, j’opposerai cette référence à Proudhon dans son essai Du Principe fédératif : " ...la monarchie et la démocratie, la communauté et l’anarchie ne pouvant se réaliser dans la pureté de leur idéal, sont réduites à se compléter l’une l’autre aux moyens d’emprunts réciproques. " A plus d’un siècle de temps, nous avons constaté que c’est bien ce qui se passe en effet et que Lénine a dû davantage à de Loyola, voire à Escobar, qu’à Karl Marx.

Dès que nous savons qu’il est aussi difficile d’amener les hommes à tirer les conclusions pratiques des évolutions que de les amener à négocier avant de se battre, nous sommes tenus d’appuyer les justes révoltes quand toute autre option est refusée. Mais une chose est de se plier à une nécessité et autre chose de la louer, de s’aveugler sur sa nature et sur ses conséquences. Afin qu’on en vienne à juger le fait révolutionnaire comme le fait guerrier, qui donc dira que l’insurrection est un accident auquel on n’a pas su parer et non point un idéal, sinon les anarchistes ? La révolution idéale est un préjugé comme un autre, que l’on exploite comme un autre au nom du peuple, aux dépens du peuple. Malheureusement, la condition des hommes le fait aussi tenace qu’elle fait tenaces les préjugés de culte et d’occultisme dont il n’est qu’un autre aspect. Il n’est ni facile ni sans risque de s’y opposer. Il appartient à des anarchistes de prendre ce risque, s’ils considèrent que la mission et l’art de militants soucieux d’accéder à un mieux-être physique et à un plus-être mental, est de rompre les barrages opposés aux évolutions, de promouvoir et d’accélérer les avantages de ces évolutions. Il leur appartient de démystifier l’opinion afin que le nouvel ordre ne répète pas les vices de l’ordre aboli. Ce n’est pas une tâche vaine.

A ce stade, l’anarchiste se situe en position de vigilance et d’opposition constructive, de résistance à l’autoritarisme des pouvoirs qui ne manquent jamais à le manifester, de quelque pavillon qu’ils se couvrent. C’est cette résistance qui constitue, chez un anarchiste, la permanence de l’action parce que la tendance à l’autoritarisme est inhérente aux hommes en place. L’autorité par la fonction, c’est le pont-aux-ânes de la politique. Il y a toujours plus de gens empressés à son service profitable qu’il n’en est sur le chemin escarpé de la liberté.


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IV

Le pragmatisme de l’action





" Remarquez qu’il n’y a, dans le commerce des hommes, que des bruits et des actions. "

DIDEROT.

DES DÉFINITIONS DE L’ANARCHISME

La primauté de l’individu est le prédicat qui établit une cohérence dans la diversité des anarchismes. Cependant, il n’est pas d’unité d’action en raison de la divergence qui sépare et parfois oppose le communisme libertaire et l’individualisme anarchiste. J’ai en moi concilié cette divergence par un essai de syncrétisme que je définis par la formule d’un individualisme social. Il reste que les tempéraments, les cultures inclinent vers l’une ou l’autre tendance. Qui accède à la philosophie libertaire se reporte à ses classiques où il rencontre l’ambiguïté de sens et de contenu du vocable anarchisme, laquelle doit être surmontée. Il nous faut donc revenir sur les définitions et sur les avatars du terme. Les premiers théoriciens de l’anarchisme furent plus exactement les théoriciens d’un socialisme anti-étatique. L’anarchisme n’a pas chez eux, à proprement parler, de signification philosophique spécifique. Disons, si l’on préfère, que sa philosophie découle d’une sociologie élaborée à l’époque où Auguste Comte lui donnait un nom et non pas encore une définition exacte de l’homme originel dans son milieu biologique. L’homme biologique apparaît à peine aux thèses des écoles socialistes, nos précurseurs ignorant encore la préhistoire. Son étude, d’un point de vue anarchiste, abordée philosophiquement par Stirner, continuée d’autre façon par Guyau s’enrichira des apports des Spencer, des Darwin, des Huxley, des Hænkel, des Bückner, des Le Dantec et sera intégrée par les savants libertaires que furent les Elisée Reclus, les Kropotkine. Dans leur discipline, les apports subséquents de l’anthropologie, de la génétique, voire de la psychanalyse et de la psycho-somatique, font de l’anarchisme l’un des volets de la philosophie objective fondée sur la science, accentuent sa vocation propre de défense et de promotion de l’individu en tant que personne.

Les publicistes libertaires classiques, plus spécialement attachés à des vues d’économie sociale (Proudhon) et à une action subversive d’affranchissement des travailleurs (Bakounine), d’organisation professionnelle de la classe prolétarienne (Pelloutier), ont défini l’anarchisme en opposition aux possédants et aux pouvoirs avant de le définir, Stirner excepté, en tant que refus " personnel " de tout commandement et de toute directive doctrinale référée à quelque consensus que ce fût. Cette forme-ci d’un intégrisme libertaire n’est apparue qu’avec l’école individualiste, après que Stirner eut été redécouvert.

On sait combien Proudhon était féru de l’autorité du père de famille et de la suprématie masculine qu’il lui arriva de traduire curieusement dans la qualité du guerrier, combien Bakounine tendait, autant que Marx, à rassembler les travailleurs en masses, en agrégation de classe. L’anarchisme de Proudhon ou de Bakounine n’est pas l’absence de règles. Ils nient ou contestent l’Etat et les formes de son gouvernement et non point toute organisation. L’administration des choses selon Proudhon, son admirable conception des contrats, son fédéralisme et, de même, l’opposition de Bakounine au marxisme centralisateur, sont trop opposés au " laisser faire, laisser passer " du capitalisme manchestérien pour qu’ils se soustraient à toute idée directrice et, conséquemment, à toute direction. Pour eux comme pour leurs disciples et, singulièrement, avec Pelloutier, pour les pionniers du syndicalisme, il s’agissait de libérer le prolétariat de son exploitation plus qu’abusive, de son asservissement aux classes possédantes, régentes et maîtresses de l’Etat. La position quelque peu ambiguë de Proudhon à l’égard de l’Etat (5) est souvent fort près d’une conception que j’ai définie touchant les vocations et les domaines particuliers des éléments constitutifs d’une société organisée (6).

Tel fut le sens sociologique de l’anarchisme en tant que négateur de l’Etat et de la légitimité du pouvoir. C’est en conséquence de cette négation que l’on en vint, chez les communistes libertaires comme chez les anarchistes individualistes, à l’affirmation de la primauté de l’individu. Désormais, l’anarchisme se définit par cette primauté. Mais on s’est aperçu, à mesure que la grande misère du peuple régressait en Occident, que l’homme est limité, réduit, contraint, asservi par bien d’autres facteurs que sa condition économique. On s’est aperçu, par exemple, que le savoir qui libère peut devenir un redoutable moyen d’asservissement par le truchement de l’enseignement dirigé et de l’information truquée et discriminée. On s’est aperçu que la solution approximative des problèmes sociaux ne résolvait en rien les problèmes fondamentaux de la condition humaine et que la question essentielle de la liberté ressortissait à d’autres disciplines que celle de la seule économie. On s’est aperçu que dans l’ordre économique les changements de structure n’étaient parfois que des substitutions, que les nationalisations n’échappaient à l’étatisme que pour passer aux mains de coteries et que le syndicalisme, peu ou prou intégré, comportait des astreintes qui n’étaient pas obligatoirement sanctionnées par un référendum. On s’est aperçu de beaucoup de choses que nos maîtres à penser ne pouvaient prévoir un siècle d’avance.

Dans ce " climat " trop de communistes libertaires et de réfractaires individualistes se sont obstinés à poser les problèmes de notre temps en termes de paléographie et à les examiner dans un rétroviseur. Nous devons nous rendre compte que l’individualisme des uns, ravalé comme il l’est par toutes sortes de totalitarismes, est dépendant du potentiel de liberté qui couve dans le peuple. Nous rendre compte aussi que, parallèlement, le communisme libertaire n’apparaît que comme une variante toute théorique du communisme Soviétique, lequel est trop puissant pour que le supplante un vieux rival écrasé.

LE COMMUNISME ET L’AMBIGU

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