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Mémoire douce de la barbarie: La prison de Liberté

Anonyme, Samedi, Juin 10, 2006 - 09:44

Jorge Majfud (Université de Géorgie)

Mes vieux amis ont toujours ri de ma mémoire quoique, avec les années, ils ont crû en prudence et m’ont gardé leur amitié. Le meilleur sentiment dont je suis redevable envers ma mémoire est la nostalgie. Une profonde nostalgie. D’entre le pire est l’inutile regret.

Les paradoxes du destin ont fait que j’eus à regretter les années de la dictature militaire dans mon pays; j’eus la malchance de croître et d’abandonner mon enfance à cette époque. Ce n’est pas à la barbarie que je dois être reconnaissant et qui paraît, du reste, l’éclairer, si ce n’était par l’illimitée nécessité humaine qui jamais ne se repose. Une fois, dans une classe de littérature au secondaire, nous demandions à la professeure pourquoi on ne parlait pas d’Onetti, étant donné qu’il avait reçu, deux années auparavant, le prix Cervantes d’Espagne, et que, il était un des classiques d’actualité de notre pays. La réponse, contondante, fut que Juan Carlos Onetti avait tout reçu de son pays – éducation, renommée, etc.-, et que par la suite il s’en était allé en exil parler en mal de son propre pays. Il n’est pas nécessaire de commenter de tels ex abrupto. Seulement on attend de quelqu’un qui s’est dédié à la littérature une vision moins étroite de l’existence. On suppose qu’une personne avec cet étrange métier a vécu plusieurs vies et a eu à sentir et à penser le monde à partir de d’autres prisons. Cependant, il n’en est pas ainsi; la nécessité n’est pas la simple carence de quelque chose, mais le résultat d’un long apprentissage, presque toujours basé sur la pratique. Si ce rappel occupe encore dans sa mémoire quelque espace, peut-être fait-il partie de son quota de regrets. J’ajouterai que cette professeure, selon mon jugement, n’était pas une mauvaise personne. Peut-être était-elle plus heureuse que les autres professeures de littérature que j’eus par la suite pendant des années. La seule chose qu’elles avaient en commun était une certaine sensualité, insoupçonnable, par la façon de se vêtir ou de parler.

A ce que je vois, c’est qu’il ne serait pas rare que quelqu’un pense, pendant que je signale que je grandis en des temps de dictature, que je lui suis reconnaissant, que je lui dois mon éducation et, peu s’en faut, la vie, et que par conséquent, je devrais lui témoigner quelque reconnaissance. Bien sûr que la réponse est non. Comme disait Borges – si souvent aveugle, mais non moins si souvent brillant – une personne naît où elle peut. A moi me revint de naître à un moment historique où la politique – ou, pour mieux dire, son antithèse : la barbarie – s’infiltrait par les fentes des portes et des fenêtres, jusqu’à détruire des familles entières. Une de celles-là fut, bien sûr, ma famille. Mais je ne vais pas entrer dans ceci maintenant.

Je ne peux éviter de rappeler cette nuit noire « la prison de Liberté », là en Uruguay. Avant, j’avais connu des dépôts moindres à l’occasion de visites que ma famille rendait à mon grand-père, Ursino Albernaz, le vieux rebelle, le révolutionnaire, le mouton noir d’une famille de paysans conservateurs. Mon grand-père avait été renié par sa première famille; il lui restait celle que lui-même avait construite et, sans le vouloir, détruite aussi. Il fut torturé par plusieurs « petits soldats de la patrie ». Je passerai sous silence le nom de voisins, quoiqu’ils vivent encore et que je n’aie de preuves que la confession de mes êtres chéris, maintenant tous décédés; je dirai seulement que le célèbre ‘’Nino’’ Govazzo fut d’entre ses lâches inquisiteurs. Quoique l’adjectif « lâche » est une redondance historique, car les dictatures ne soulignent aucun acte héroïque, ni de ses soldats et encore moins de ses généraux. Ni même ne purent en inventer; non seulement parce qu’elles manquaient d’imagination, mais parce que ni eux-mêmes ne se croyaient lorsqu’ils s’accrochaient des étoiles et des médailles à leurs uniformes, une après l’autre, jusqu’à se couvrir toute la poitrine de ferraille qu’ils portaient orgueilleusement dans les fêtes sociales. Il ne reste que le souvenir de la permanente et obsessive propagande détaillant les horreurs d’autrui. Ou les démonstrations d’amour des religieux partisans de Pinochet qui, dans les années 90’, défilaient avec les portraits des disparus sous le régime et montrant une légende qui disait : ‘’ Grâce à Dieu, ils sont morts ‘’.
( Récemment était ici à l’Université de Géorgie le célèbre Frederic Jameson qui, avec son habituel clin d’œil provocateur, rappela les coutumes narratives des empires, le plaisir du succès et de la torture : l’épique appartient aux vainqueurs pendant que le romantisme est le propre des perdants. Cependant, c’est ce dernier qui demeure. En Amérique Latine, il n’y eut même jamais une épique des vainqueurs. Qui peut imaginer un écrivain, si petit soit-il, repêchant quelque chose des misérables succès de nos Attila ? )

De ces courses en enfer, mon grand-père en sortit avec une rotule claquée et quelques coups qui ne furent pas si démoralisateurs comme ceux dont dû souffrir son fils cadet, Caito, mort avant de voir la fin de ce qu’il appelait « les temps obscurs ». Au début des années 70’, ils montèrent tous les deux au plus grand espace symbolique de la dictature : ils furent envoyés à la prison de Liberté.

Je me souviens de la prison de la Liberté à partir d’infinis points de vue. Pour nous les enfants qui allions là, le long voyage était une promenade, quoique nous devions toujours nous lever tôt pour ensuite attendre sur le côté d’une route, par nuits froides et pluvieuses. Attendre, toujours attendre sur la route, dans les terminaux d’omnibus, aux interminables postes de sécurité, dans les couloirs et les salles de tripotage. Enfants, nous ne pouvions imaginer que tout ce processus, en plus d’être épuisant, était humiliant. Cela nous sauvait l’innocence, ou la presque innocence, parce que je sus toujours ce que signifiait cela : c’était quelque chose dont nous ne pouvions parler. Des années plus tard, un de mes personnages nomma cette génération : ‘’la génération du silence’’, et je crois qu’il donna ses raisons, en plus de cela. Ce « silence » signifiait, pour moi, qu’il existait une contradiction tragique entre le discours officiel et ma propre vie. Dans l’humble école de Tacuarembo dans laquelle j’étais, cette école qui laissait dégoutter sur nos cahiers les jours de pluie, on nous parlait de la justice et de l’ordre pacifique qui régnaient sur le pays grâce aux Soldats de la Patrie. Des années plus tard, à l’école secondaire, on nous répétait encore que nous vivions en démocratie. Pendant que nous devions écouter et répéter tout cela sur la place publique, pendant les étés, dans une cuisine rurale de Colonie, rarement illuminée par une lanterne de mantille, j’écoutais les histoires de personnes inconnues au sujet d’hommes et de femmes jetés à partir d’avions dans le Rio de la Plata , un art de la dictature argentine. Quinze années plus tard, ce seraient ces mêmes confessions, de la part de l’ex-capitaine de navires Adolfo Scilingo, qui scandaliseraient le monde. Cela se passait en 1995, selon mes souvenirs; je lus cette nouvelle dans quelque pays d’Europe – par l’architecture ce pourrait être Prague -, ce qui me donna une idée de la suspecte innocence du monde et d’une bonne partie de notre société. Suite à Scilingo ou Tilingo, je me ravisai argumentant que tout cela avait été un « roman ».

Si je libère ma mémoire à partir du premier « check point » qui a précédé l’entrée à la monstrueuse prison de Liberté, tout de suite me vient à la conscience des militaires de toutes parts portant des bottes noires, des femmes chargées de bourses, des enfants se plaignant du passage rapide de leurs mères, des malédictions en secret, des invocations à Dieu. Par la suite, un salon ressemblant à une station de train, gris, de tous côtés. Le ciel aussi gris et le plancher humide marqué par les bottes qui allaient et venaient. Un militaire à moustaches taillées et remplissant des formulaires et autorisant les gens à passer. Je ne sais pas pourquoi, il ressemblait à un Videla aux yeux clairs, aux lèvres serrées et à voix de commandement. Par la suite, une petite salle où d’autres militaires tâtaient les visiteurs. Puis, un chemin d’asphalte conduisant à un autre édifice. Une pièce sans fenêtre. Un portrait de José Artigas vêtu en lancier militaire. Plus tu attends, plus tu as envie d’aller aux toilettes et de ne pas pouvoir y aller. Une belle enfant qui me sourit parmi tout ce dégoût. Ses cheveux roux brillaient dans la pénombre de la petite salle. Mais, en ce qui me concerne, ce qui m’avait impressionné, c’était son regard, innocent (cela me revient maintenant), rempli de tendresse. Quelque chose d’improbable dans cet enfer.

A un certain moment, mon grand-père se leva et alla au téléphone parler à son fils. Une épaisse vitre les séparait. Ce même soir, ou bien un autre semblable, il lui avoua qu’il avait été là, en prison, où il s’était convertit en ce pour lequel il avait été emprisonné. Quelque temps plus tard, il me répéta aussi la même conviction : s’il était tombé injustement, maintenant, du moins, il avait une justification qui rendait toutes ses années de jeunesse plus supportables. Maintenant il avait une cause, une raison, quelque chose pour laquelle se sentir fier et racheté.

Par la suite les enfants continuèrent par une autre porte et sortirent dans une cour tendrement équipée de jeux d’enfants. L’oncle était là avec sa grosse moustache et son éternel sourire. Sa calvitie naissante et ses questions infantiles : ‘’Comment ça va à l’école ?’’. A mon côté, je me souviens de mon frère regardant d’une façon absorbée mon oncle et mon cousin plus âgé. M., s’éjectant d’un toboggan . Caìto l’attrapait, le remontait de nouveau et, à travers les cris de joie de M., en venait à lui demander : ‘’Comment vont les papas ?’’ ‘’Alors, as-tu une fiancée ?’’

Mais nous, nous n’étions pas là pour cela. Je me rapprochai de l’oncle et lui dis, à voix très basse, afin que le gardien qui marchait par-là n’entende pas le message que j’avais pour lui. Il devint sérieux.

Par la suite, je me souviens de lui de l’autre côté d’une clôture barbelée, marchant en file indienne avec les autres prisonniers. J’avais envie de pleurer mais me contins. Mon cousin cria son nom et il fit comme s’il se touchait la nuque en bougeant les doigts. Je le vis s’éloigner, la tête inclinée vers le sol. L’oncle avait été torturé avec différentes techniques : ils l’avaient submergé plusieurs fois dans un ruisseau, traîné dans un champ couvert d’épines. Plus tard je sus que lorsqu’ils lui apportèrent son épouse elle se tira une balle dans le cœur. Mon frère et moi, ce jour de 1973 ou 1974, étions dans ce camp de Tucuarembò, jouant dans la cour près de la route. Lorsque nous entendîmes le coup de feu, nous allâmes voir ce qui arrivait. La tante Marta, que je connaissait à peine, était étendue sur un lit et une tache couvrait sa poitrine. Par la suite entrèrent des personnes que je ne pus reconnaître à une aussi grande distance et nous obligèrent à sortir. Mon frère aîné avait six ans et commença à se demander : ‘’Pourquoi naissons-nous si nous devons mourir?’’ La maman, la grand-mère Joaquina, qui était une inébranlable chrétienne, celle que je ne vis jamais dans aucune église, dit que la mort n’est pas quelque chose de définitif mais seulement un passage pour le ciel. Excepté pour ceux qui s’enlèvent la vie

--Alors, la tante Marta n’ira pas au ciel?
--Peut-être que non – répondait ma grand-mère -, quoique cela personne ne le sait.

Il plaisait à un employé de mon père, de jouer avec les rimes, qu’il répétait chaque fois utilisant une seule voyelle :

Estaba la calavera
Sentada en un butaca
Y vino la muerte y le preguntò
Por qué estaba tan flaca ?

Lorsqu’elle arriva ici, son visage déformé par tant de « a » me rappelait la mort. La tante Marta était froide et morte. Plus tard j’eus un rêve qui se répéta souvent. Je gisais immobile mais conscient dans un sous-sol rempli de déchets. Quelqu’un, avec la voix de ma grand-mère disait : ‘’Laisse-le, il est mort’’. Alors, il était doublement abandonné : par moi-même et par les autres. Ce rêve, comme certains autres – quoique les critiques littéraires se plaisent à répéter que les rêves n’ont d’importance qu’à ceux qui les rêvent – sont transcrits, presque littéralement, dans mon premier roman . Mon frère et moi nous sûmes, par déduction secrète, pourquoi elle l’avait fait. Quoique maintenant je pense que personne ne peut culpabiliser personne d’un suicide sinon celui qui presse la gâchette ou qui se pend à un arbre. Ni même un dictateur. Laisser pour son propre suicide des lettres rendant responsable quelqu’un qui n’est pas présent à ce moment est de compléter la lâcheté de l’acte suprême d’évasion – et une preuve posthume de la manipulation des émotions d’autrui que la mort exerça ou voulut exercer de son vivant. Dans le cas de la tante Marta, ce ne fut pas un acte politique; elle fut seulement victime de la politique et de ses propres faiblesses.

L’oncle Caìto mourut peu de temps après être sortit de prison, en 1983, presque dix années plus tard, lorsqu’il avait 39 ans. Il était malade du cœur. Il mourut pour cette raison ou d’un inexplicable accident de moto, sur un chemin de terre, au milieu de la campagne.

Jorge Majfud
Université de Géorgie
Février 2006

* Jorge Majfud. Écrivain uruguayen (1969). Il étudia l’architecture à l’Université de la République où il gradua. A l’heure actuelle, il se dédie intégralement à la littérature et à ses articles dans différents médias. Il enseigne la littérature latino-américaine à l’Université de Géorgie, aux États-Unis. Il a publié « Hacia qué patrias del silencio » (roman, 1996), « Crìtica de la pasiòn pura » (essai, 1998), « La reina de America » (roman, 2001), « El tiempo que me tòco vivir (essai, 2004). Il est collaborateur à La Repùblica, à La Venguardia, à Rebellion, à Resource Center of The Americas, à Revista Iberoamericana, à Eco Latino, au Centre des Médias Alternatifs du Québec, etc. Il est membre du Comité Scientifique de la revue Araucaria de Espana. Ses essais et articles ont été traduits en anglais, français, portugais et en allemand.

Traduit de l’Espagnol par :
Pierre Trottier, mai 2006
Trois-Rivières, Québec, Canada

1) Était la tête de mort
Assise sur un fauteuil
Et vint la mort et lui demanda
Pourquoi était-elle si maigre?

2)Hacia qué patrias del silencio ( Vers quelles patries du silence ) (N. du T.)

a Vers quelles patries du silence
b Critique de la passion pure
c La reine de l’Amérique
d Le temps qu’il m’appartient de vivre



Sujet: 
Neutre - EDIT
Auteur-e: 
Michael Lessard...
Date: 
Dim, 2006-06-11 13:27

EDIT:
- ajout de lignes vides entre les paragraphes
- correction technique du titre (espaces de trop)

NEUTRE: je ne sais pas si ce texte est pertinent sur le CMAQ.

Michaël Lessard
Citoyen du monde, militant pour les droits humains
Siriel-Média: média citoyen pour s'informer et d�noncer les 'politiques de destruction massive'.


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Sujet: 
+1 Pertinent
Auteur-e: 
Paul
Date: 
Lun, 2006-06-12 14:16

Pour répondre à Michael Lessard.

Je crois que Oui. Les textes de Jorge Majfud nous parvienne traduit par M. Trottier de Trois-Rivière depuis quelques années. Ils traitent tous de l'Amérique latine, des luttes de classes qui s'y vivent et de la justice sociale.

Mon opinion, ce texte sur l'amitié et la solidarité sociale sous la dictature est ce qu'il y a de plus pertinent sur le CMAQ. N'étais-ce pas le thème préféré de Cervantes?

Amicalement,

Paul


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