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Tranchées d’idées

Anonyme, Vendredi, Février 10, 2006 - 11:36

En 1891, le grand José Marti écrivit une des phrases les plus répétées à ce jour : ‘’ Des tranchées d’idées valent plus que des tranchées de pierre ‘’. Sans doute, c’était une phrase idéaliste, propre au XIX è siècle, née au siècle passé sur les pierres de la force et de l’autorité. Rien de plus démocratique et d’anti-dogmatique que d’avoir ses propres idées. Mais rares furent les fois où ces tranchées furent construites avec ce type de propriétés, ce qui fait d’une retraite un double paradoxe. Aussi, au XV è siècle, « mourir pour un idéal » était un des plus grands mérites que pouvait atteindre un homme ou une femme, mélange de martyr chrétien et de philosophe humaniste, le tout résumé dans la figure d’un Che Guevara...

Tranchées d’idées

Texte espagnol

Jorge Majfud
Université de Géorgie

En 1891, le grand José Marti écrivit une des phrases les plus répétées à ce jour : ‘’ Des tranchées d’idées valent plus que des tranchées de pierre ‘’. Sans doute, c’était une phrase idéaliste, propre au XIX è siècle, née au siècle passé sur les pierres de la force et de l’autorité. Rien de plus démocratique et d’anti-dogmatique que d’avoir ses propres idées. Mais rares furent les fois où ces tranchées furent construites avec ce type de propriétés, ce qui fait d’une retraite un double paradoxe. Aussi, au XV è siècle, « mourir pour un idéal » était un des plus grands mérites que pouvait atteindre un homme ou une femme, mélange de martyr chrétien et de philosophe humaniste, le tout résumé dans la figure d’un Che Guevara.

Mais, maintenant, à notre époque, la prérogative de bâtir des « tranchées d’idées » commence à être une gêne pour une mentalité philosophique : c’est le symbole le plus parfait du combat idéologique. Les peuples, qui se sont élevés au-dessus de la passivité de sujet à la critique et de la réclame du bourgeois d’abord, et du prolétaire ensuite, se sont maintenus dans le retranchement qui paraît, d’une certaine façon, confortable. Une idéologie est un système d’idées qui prétend expliquer et faire fonctionner l’ensemble, le tout – l’Univers – selon une partie qui le compose. C’est le produit d’un penser, mais c’est un produit qu’il faut supplanter. Pourquoi ? Non seulement à cause d’une incapacité à l’observer, mais parce que l’on comprend, communément, que remettre en question les armes que nous utilisons pour nous défendre est une forme de ‘’ trahison à la cause ‘’. Et ce qui est pire : on oublie qu’un instrument idéologique n’est seulement « qu’un instrument ». Une idéologie peut nous servir afin de nous démarquer de d’autres idéologies, mais, nous ne pouvons vivre d’elle et pour elle. Beaucoup moins au nom d’une humanisation. Et cela est, j’entends, le mécanisme qui actuellement endommage le plus nos façons de penser.

Le penser de notre temps est réduit presque exclusivement au penser politique. Ce spectacle, que donnent les parlementaires du monde entier ( institutions qui, si elles ne sont pas vues aujourd’hui comme anachroniques, c’est à cause du poids d’une tradition héroïque ) est répété tristement par les intellectuels et par les académiques du Nord et du Sud. Inversant l’aphorisme de Hobbs, nous pourrions dire que la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens; rien de cela n’a à voir avec la recherche de la vérité. Envisagé de cette façon, le débat verbal est absolument inutile à l’élaboration de la pensée; cela peut seulement servir à gagner ou perdre une position d’intérêt, comme celui qui résout une équation se battant en duel au champ d’honneur. Alors, jusqu’à un cadavre lancé par la barbarie d’une dictature peut servir comme argument en faveur de la théorie du libre marché ou du matérialisme dialectique. Dans la Grèce antique, il y avait un sport dialectique qui était, à tout le moins, plus conscient et plus honnête : les participants se divisaient en deux groupes et, par la suite, s’assignaient les vérités que chaque groupe devait défendre. Le triomphe ne dépendait pas de la proposition assignée mais de l’adresse discursive de chaque groupe, et, ce que l’on récompensait était cette dernière et non la proposition elle-même. Actuellement, le même jeu se pratique de façon moins civilisée : les adversaires assument que le triomphe dialectique signifie la possession de la vérité pré-existente, comme c’était le cas dans les joutes médiévales chaque fois qu’un chevalier vainquait par la force de sa monture et de son épée, ce qui était sa façon de démontrer une vérité et sauver l’honneur.

Mais la politisation de la vie, peut-être, n’est pas l’erreur la plus dramatique. Dans le processus, dans la lutte, d’autres significations tragiques nous menacent chaque jour. Jusque dans le plus noble combat idéologique, on court toujours le risque de paraître l’ennemi de quelqu’un ; dans l’aspiration à la libération, pratiquée comme combattants et non comme êtres humains, nous finissons par tomber sous l’aliénation d’un homme ou d’une femme unidimensionnel, mécanique, enfermé dans ses fidélités religieuses. Dans la lutte pour la libération nous confirmons notre propre oppression : nous mettons de côté notre humanité, notre penser multidimensionnel, au nom d’un futur inaccessible. Par la suite, nous mourons et les nouvelles générations n’héritent pas du produit de notre sacrifice – la libération – mais de notre sacrifice même. Et ainsi, successivement jusqu’à ce que vivre se convertisse en un absurde chaque jour plus grand, la noble lutte pour notre humanisation nous animalise. L’adversaire vend chèrement sa défaite; dans le meilleur des cas, le triomphe du vainqueur est sa propre caricature, le triomphe de ses misères. Afin de vaincre, le soldat qui lutte pour la liberté doit se radicaliser; et il ne radicalisera pas son humanité, mais sa condition de soldat. La bataille est l’éternel moyen qui finit par se convertir en une fin en soi. S’il obtient du succès au champ de bataille, il finira par imposer l’étroit objectif de son succès. Alors, la lutte recommencera là où elle s’était terminée.

Le marché idéologique, à ce jour, est le produit d’une surconsommation semblable à celle des savons ou des automobiles. Fréquemment, les intellectuels ne se gênent pas pour se mettre au service d’une droite ou d’une gauche clairement définie. Tout au contraire ; à plus forte raison si elle est mieux définie, parce que cela est la loi même de la consommation : le produit doit être facile à obtenir et le confort un effet immédiat. Même les activités des néo-rebelles se convertissent en exercices salutaires pour le système auquel ils s’opposent. Leurs rebellions, classiques et prévisibles, légitiment l’aspect démocratique et tolérant des sociétés qu’ils intègrent. Même dans les théories à la mode chez le monde académique et philosophique, cette réduction s’est répandue comme la peste. Un exemple évident est un certain type radical de critique « dé-constructiviste ». Bien que le dé-constructivisme ( ou The New Criticism dans son étape finale ) en vient à un questionnement salutaire envers les paradigmes de la Modernité, ces mêmes questionnements se sont installés comme « clichés ». L’un d’entre eux affirme que les œuvres classiques de la littérature servent afin de reproduire des modèles oppressifs, comme par exemple le patriarcat, de « placer » la femme dans une situation traditionnelle. On en déduit que, afin de faire progresser l’humanité dans sa culture, la condition requise de ce fait n’est pas la mémoire mais l’oubli. Alors cela est de prétendre écrire une théorie historiciste ignorant l’histoire. Que prétend-on trouver dans Hamlet ou dans Don Quichotte sinon la société de Shakespeare et de Cervantès, ce qui n’était pas notre société ? Par cette observation, certains critiques réputés ont conclu que la ‘’ littérature ‘’ est un instrument reproducteur du pouvoir. Ils commettent, à tout le moins, trois fautes graves : (1) Ils oublient que, peut-être, La littérature n’existe pas, sinon une pluralité de littératures. (2) Ils n’arrivent pas à voir que si une littérature sert afin de reproduire un ordre et opprimer, il y en aura toujours une autre qui servira son contraire : pour questionner et pour changer, comme l’éducation peut être un instrument d’endoctrinement et d’oppression sociale ( à imposer et à reproduire une idéologie dominante déterminée ), elle est aussi indispensable pour son contraire : sans éducation ( sans un type d’éducation ) il n’y a pas de libération possible non plus. Les langues nous en donnent un autre exemple : une langue, comme le latin, le castillan ou l’anglais peut être un instrument d’un empire oppresseur, mais la même langue aussi peut servir comme arme de résistance et de libération. La même langue qui servit afin de réduire en esclavage un peuple a aussi servi à Martin Luther King afin de le rendre digne. (3) Si nous disons que la littérature, comme tout l’art, est un instrument idéologique, si la même sensibilité esthétique d’un certain moment est le produit de l’imposition d’un canon au service de l’oppresseur et, pour autant, que sa valeur littéraire dépend des valeurs idéologiques, économiques et historiques d’un moment déterminé, nous opérons la plus absurde des simplifications sur l’art et, en conséquence, sur l’être humain. Ainsi pourront passer une ou deux générations croyant, non avec originalité, qu’elles ont atteint l’illumination et la connaissance. Mais tôt ou tard ces critiques et théoriciens seront anecdotes; non en ce qui concerne Homère, Cervantès ou Jorge Luis Borges. Parce que l’art est, précisément, ce qui ne peut être cerné par une théorie. Pour qu’une théorie puisse expliquer la complexité de l’art, on doit auparavant le réduire à certaines de ses composantes – comme l’idéologie -. Et, si les œuvres classiques ont résisté au temps, cela n’a pas été simplement par une idéologie qui aujourd’hui n’existe plus, qui a été remplacée par une autre. Si à ce jour survivent Don Quichotte et la tragédie grecque c’est pour ce « quelque chose de plus » qui échappe à toutes les réductions. Cela ne veut pas dire que, de notre part, nous invalidions quelque effort théorique. Non, une théorie est un instrument nécessaire afin de comprendre un aspect de la réalité, de l’existence humaine. Et rien de plus. Le reste est vaine prétention.

Tout est politique mais la politique n’est pas tout. Tout ce que nous faisons ou disons a une implication politique, mais nous sommes plus que la politique. Tout ce que nous faisons ou disons a une implication religieuse, mais nous sommes plus que religion. Tout ce que nous faisons ou disons a des implications sexuelles, mais nous sommes plus que sexe, plus qu’érotisme. Nier une dimension de la complexité humaine est de la simplifier ; aussi la réduire à une de ses multiples dimensions est une simplification, non moins grave.

Dans la lutte politique permanente on méprise aussi, comme dans le fanatisme religieux, la réflexion sur la condition humaine. De penser à la condition existentielle de l’individu est vu comme une trahison envers la société, envers les opprimés. Mais moi je vous dis qu’il y a une trahison pire encore qui est de ramener l’être humain à un combattant idéologique. Pire, les philosophes de notre époque, fréquemment, sont reclus dans des académies, compétitionnant avec les critiques, oubliant que plus important que l’histoire de la philosophie est la philosophie même : le penser. Ils oublient qu’un philosophe n’est spécialiste en rien. Le philosophe fuit la spécialisation ; sa tâche est beaucoup plus ardue et risquée. Sa tâche est, précisément, de rompre les tranchées d’idées afin d’en voir le dehors. Et oser le dire, d’une façon erronée ou non, au risque que ses camarades renforcent encore plus la muraille – d’idées – qui les sépare du reste du monde.

Jorge Majfud
Université de Géorgie
Janvier 2006

Jorge Majfud. Écrivain uruguayen (1969). Il étudia l’architecture à l’Université de la République où il gradua. A l’heure actuelle, il se dédie intégralement à la littérature et à ses articles dans différents médias. Il enseigne la littérature latino-américaine à l’Université de Géorgie, aux États-Unis. Il a publié « Hacia qué patrias del silencio » (roman, 1996), « Crìtica de la pasiòn pura » (essai, 1998), « La reina de America » (roman, 2001), « El tiempo que me tòco vivir (essai, 2004). Il est collaborateur à La Repùblica, à La Venguardia, à Rebellion, à Resource Center of The Americas, à Revista Iberoamericana, à Eco Latino, au Centre des Médias Alternatifs du Québec, etc. Il est membre du Comité Scientifique de la revue Araucaria de Espana. Ses essais et articles ont été traduits en anglais, français, portugais et allemand.

Traduit de l’espagnol par :

Pierre Trottier, février 2006
Trois-Rivières, Québec, Canada

Vers quelles patries du silence
Critique de la passion pure
La reine de l’Amérique
Le temps qu’il m’appartient de vivre



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