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Depuis trois semaines , les banlieues françaises s'enflamment...

Anonyme, Vendredi, Novembre 18, 2005 - 14:44

Alternantes

Texte issue de l'émission de radio "Le Monde comme il va"
Hebdo libertaire d'actualité politique et sociale, nationale et internationale

Depuis trois semaines , les banlieues françaises s'enflamment...

Depuis trois semaines maintenant, les banlieues françaises s’enflamment.
De nouveau, c’est la mort de deux jeunes qui a été le déclencheur de ces
« violences urbaines » : deux jeunes qui habitaient Clichy-sous-Bois,
commune de 28000 âmes, peuplée en majorité de prolétaires avec ou sans
travail, habitant des barres HLM, certaines, usées jusqu’à la moelle.
Une tragédie humaine, terriblement banale : car ils sont nombreux ces
adolescents qui meurent en fuyant la Police. D’ordinaire, cela
n’enflamme que le quartier en question ; cet automne, la colère se fait
entendre partout dans l’hexagone.

Dressé sur ses ergots, Nicolas Sarkozy a joué les matamors. Il veut en
finir avec la racaille, nettoyer les quartiers au karcher. La métaphore
est violente : elle a pour fonction, nous a-t-on dit, de rassurer les
milieux populaires, les premières victimes des actes délinquants ; elle
confirme surtout que Sarkozy adore les coups médiatiques qui lui donnent
la stature d’un homme d’ordre, un homme d’ordre capable de ramener dans
le giron de l’UMP l’électorat favorable aux thèses lepénistes. Au petit
jeu des insultes, Jean- Pierre Chevènement l’avait précédé quelques
années auparavant, fustigeant les sauvageons. Misère de la politique,
politique de la misère. Les politiques se rassurent comme ils peuvent.
Ces émeutes seraient le fait de meneurs, de caïds, d’une poignée de
jeunes, voire des barbus. Eternelle histoire de la pomme pourrie gâtant
tout le panier. Mais les dealers de banlieue n’ont rien à gagner à ce
que leurs quartiers soient quadrillés par les forces de police : comme
tout honnête commerçant, ils savent que l’économie parallèle a besoin de
quiétude pour prospérer. En fait, nos politiciens ne veulent pas voir,
entendre, reconnaître, admettre que c’est tout un pan de la jeunesse qui
ne les supporte plus, qui ne les croit plus. Durant des décennies, la
classe dominante a eu peur. Durant des décennies, elle a eu peur de la
capacité des organisations ouvrières à contester son hégémonie sociale et
politique par des manifestations de masse, des occupations d’usine, une
grève générale. Et puis, le temps a passé. Les syndicats ont été intégrés
dans la grande machinerie capitaliste. Ils sont devenus des partenaires
sociaux, spécialistes des journées nationales d’action qui se succèdent
dans l’attente des échéances politiques. Mais face à des jeunes en
colère, face à cette violence diffuse et incontrôlable, la classe
politique balbutie car elle ne contrôle rien : elle n’a pas en face
d’elle des collectifs structurés desquels pourraient émerger des
personnalités emblématiques ; des individus qu’on pourrait intégrer dans
le jeu politique pour les faire jouer les utilités. Elle n’a en face
d’elle que des adolescents et des jeunes adultes révoltés, sans
perspectives.

Alors, à gauche et à droite, à droite et à gauche, on en appelle à la
restauration de l’Ordre républicain. La droite, jouant la carte de la
dramatisation à outrance et sachant pertinemment qu’un tel mouvement ne
peut que décroître, ressort alors l’Etat d’urgence, un « truc » qui
n’avait servi qu’au temps de la rébellion kanake et de la guerre
d’Algérie, pardon , des « événements d’Algérie », cruel euphémisme
cachant plusieurs centaines de milliers de morts. Les jeunes émeutiers,
pour l’essentiel de nationalité française, seraient-ils les nouveaux
fellaghas des temps post-coloniaux ? Même à droite, des voix s’élèvent
pour trouver inadéquat et dangereux ce choix sécuritaire. Et comme si
cela ne suffisait pas, Sarkozy enjoint les préfets à expulser illico
presto tout casseur étranger en situation irrégulière ou réguliere, au
mépris des règles de droit en vigueur : hier pourfendeur de la
double-peine, il montre à quel point son humanisme revendiqué n’est
qu’un opportunisme. Ce sont les sondages qui lui servent de boussole. Et
comme si cela ne suffisait pas, la Justice est appelée à la rescousse,
en « urgence absolue » : mais parmi tous les raflés, combien d’émeutiers
réels et combien de jeunes interpellés parce que traînant là où il ne
fallait pas ? Que vaut la parole d’un môme face à celle d’une institution
policière qui doit être particulièrement désireuse de se venger de
l’humiliation qu’elle subit chaque soir dans les quartiers ? La justice
d’abattage est à la justice, ce que la musique militaire est à la
musique…

Emeutiers, grévistes, tenez-vous le pour dit : défense de sortir des
terrains balisés du dialogue social ! Les bateaux doivent rester à quai,
les mécontents doivent s’asseoir à la table de négociation. L’ordre doit
régner pour que la discussion s’amorce ou reprenne. Pourtant, quand la
banlieue ne brûle pas, elle crève lentement, elle se décompose à petit
feu dans l’indifférence générale. La violence est un moteur de l’Histoire.
On peut le regretter, mais c’est un fait : c’est l’action collective,
violente, qui contraint la plupart du temps un gouvernement à « se
mettre à l’écoute » des revendications des dépossédés. Les jeunes
émeutiers sont violents, c’est un fait, et les actes de certains
témoignent d’un mépris de la vie humaine plus qu’inquiétant. Mais
comment ne le seraient-ils pas dans une société comme la nôtre, raciste
et inégalitaire ? Comment ne pas être violent jusqu’au désespoir dans un
quartier où le chômage est la norme, où les logements sociaux tombent en
lambeaux ? Comment ne pas être violent dans une société où la
marchandise règne en maître, où il faut posséder pour exister ? Comment
ne pas être violent quand un faciès, un prénom, un nom ou une adresse
sont autant de passeports pour le chômage ? Comment trouver un logement
hors de la cité, chez un bailleur privé, quand on s’appelle « Mohammed »
? Mais plus largement, comment s’installer dans la vie quand on passe de
missions d’intérim en CDD ? Comment ne pas verser dans la violence
quand on se sent condamné à l’avance ?

Les mesures énoncées par Dominique de Villepin en faveur des jeunes des
quartiers de relégation règleront-elles les problèmes ? Evidemment pas.

Il y a des mots magiques que tout bon politicien se doit d’émettre
régulièrement. « Egalité des chances » et « méritocratie républicaine »
font partie du patrimoine lexical commun à la gauche et à la droite.
Elles nous rassurent. Elles font dire aux riches : « Quand on veut, on
peut ! » ; elles font dire aux pauvres : « Il y a toujours un espoir ! »
Et tout le monde, devant la réussite sociale d’un gueux, applaudit à tout
rompre, et couvre les voix de celles et ceux qui vivent aux marges de la
société de l’opulence et du bien-être. Mais l’école républicaine, celle
qu’on encense et qu’on brûle, ne fut jamais l’école de l’égalité des
chances, et rares étaient les fils et filles de gueux à pouvoir
prétendre échapper à l’usine et aux métiers manuels. L’école brûle par
les deux bouts : les jeunes, déscolarisés ou en échec scolaire, la font
cramer car elle n’est plus qu’un espace de contraintes et non le lieu
fantasmé par lequel on peut s’extraire de sa condition ; l’Etat et ses
élites la brûle en l’asphyxiant financièrement, en l’empêchant de
fonctionner ne serait-ce que normalement.

L’école a échoué dans sa mission ? Développons l’apprentissage dès 14
ans ! Eternelles rengaines bouffies de mépris de classe. Durant
longtemps, les pédagogues les plus audacieux et libertaires rêvaient
d’éducation intégrale, permettant à l’enfant de se former au travail
intellectuel et manuel : former des individus complets, créatifs,
capables de se réaliser professionnellement… disposant donc des armes
intellectuelles et manuelles pour, qui sait, se débarrasser un jour de
l’oppression capitaliste. Aujourd’hui (mais cela ne date pas d’hier), le
travail manuel est un choix par défaut, dévalorisé socialement et
symboliquement. Pourtant, des abrutis surdiplômés, bouffis de suffisance
et d’arrogance, on en connaît tous : il suffit d’allumer la télévision
aux heures de grande écoute. Combien de jeunes des quartiers populaires
ont été ainsi condamnés par leur patronyme et leur faciès, leur
situation familiale et leur lieu d’habitation à passer un CAP ou un BEP
? Dans les cités, les adolescents, français ou étrangers, ne sont pas
dupes : autour d’eux, il y a leurs pères, ouvriers spécialisés,
licenciés, sans espoir de réinsertion sociale parce que leur savoir-
faire sont obsolètes, parce que les usines sont parties ailleurs, là où
le coût du travail est moins cher ; autour d’eux, il y a leurs frères et
sœurs qui, même diplômés, galérent sur le marché du travail, alternant
chômage et travail ne correspondant pas à leur qualification. Les jeunes
ne sont pas dupes : depuis vingt ans que nous vivons un chômage de
masse, ils savent que leur insertion sociale sera plus ardue que celle
de leurs parents ; ils savent aussi, quand ils sont issus des milieux
populaires, que ce sont eux qui auront à subir prioritairement la
dégradation méthodique et continue des conditions et relations de
travail dans les entreprises. Et quand ils sont « issus de l’immigration
», comme l’on dit des jeunes nés ici mais un peu basanés, ils n’ont
guère envie de vivre à leur tour les humiliations subies par leurs
pères, sommés de travailler et de se taire, d’accepter ces « sales
boulots » dont personne ne veut, mais dont tout le monde a besoin.

Pourtant, du travail, ils en veulent ! Mais du travail, il n’y en a pas,
ou pas assez pour tout le monde, dans un univers capitaliste où des mots
comme « utilité sociale », « besoins sociaux » sont des lubies
anti-économiques.

Oui, les jeunes émeutiers veulent du boulot ou, pour les moins, des
perspectives d’avenir. Ils veulent trouver une place dans cette société,
ils veulent qu’on les respecte et qu’on les reconnaisse comme des «
enfants de la République » et non comme des éternels « étrangers ».
Comme la plupart d’entre nous, ils veulent s’en sortir, gagner un peu
d’argent pour fonder une famille, vivre paisiblement et consommer. Leurs
revendications, celles qui transparaissent dans leurs propos, n’ont donc
rien de révolutionnaires. Mais les jeunes des quartiers de relégation ne
sont pas condamnés à n’aspirer qu’à rejoindre la norme sociale.
Personne ne l’est. Se posent alors à tous, travailleurs et émeutiers, une
alternative : sommes-nous capables de cheminer ensemble et d’inventer
collectivement un monde égalitaire et solidaire, ou sommes-nous condamnés
à courber l’échine et à assister à la militarisation croissante de nos
sociétés en phase de décomposition sociale ? Telle est la question, et
elle n’est pas ethnique, elle est sociale.

PS : et pis deux conseils de lecture en passant, le vieux bouquin de
Jean-Pierre Garnier "Des barbares dans la cité", et celui de
Beaud/Pialoux "Violences urbaines, violences sociales".

Patsy

Texte issue de l'émission de radio "Le Monde comme il va"
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