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Ala Kachuu: la tradition pour justifier l’injustifiableAnonyme, Vendredi, Novembre 11, 2005 - 12:28
Le Trouble
Une camarade du Trouble a passé quelques temps en Asie Centrale et nous avons cru bon de publier ce texte traitant du "bride kidnapping" au Kirghizstan. Ce texte apporte des infos sur une région inconnue de la plupart des occidentaux et dénonce un système capitaliste et patriarcal qui n'est certes pas unique à ce coin du globe. Depuis quelques années, les enlèvements de femmes (bride kidnapping), plus répandus au Kirghizstan que dans les autres républiques d’Asie centrale, ont suscité l’intérêt des intellectuels occidentaux, que ce soit au Kirghizstan ou ailleurs. Il faut dire que malgré toutes ses nuances, cette pratique qui remonte au temps du nomadisme est unilatéralement nourrie par la domination patriarcale. Observer l’évolution de Ala Kachuu (en kirghize : prendre et s’enfuir) ; la façon dont cette pratique se manifeste aujourd’hui et les contraintes qui l’entourent, révèle à quel point les enjeux économiques et le patriarcat se marient facilement, contrairement aux femmes kirghizes. Leur résistance pendant les rituels est aussi manifeste que la résignation qui s’en suit et c’est en opposant la diversité des témoignages à la répétition des mêmes schémas répressifs qu’on est en mesure de mieux saisir les enjeux d’une pratique trop souvent traitée avec sensationnalisme. De traditions à tradition Il y a deux siècles, les Kirghizes vivaient en tribus et leur organisation n’était pas basée sur l’idée de propriété comme on l’entend aujourd’hui. Les vols de bétail étaient fréquents, occasionnant des guerres entre les clans. La femme était alors échangée selon les besoins, comme un animal. Ce serait afin d’éviter de déclencher des guerres que les enlèvements de femmes prirent place dans les pratiques nomades au Kirghizstan, sans que ce soit directement lié au mariage. Comme ce n’était ni un rituel ni une pratique courante, nombreux sont les détracteurs de la théorie selon laquelle le bride kidnapping serait une tradition proprement dite. Les récits fondateurs (Manas) et les anciens codes de loi (Adat) ne font pas mention de ces pratiques. Par ailleurs, elles ne prennent pas non plus leur source dans la religion islamique dont les traces sont présentes dans la culture kirghize. Mais il reste que nombreux sont ceux qui justifient leurs enlèvements au nom de la très honorable tradition. Ils oublient simplement de préciser: patriarcale. Roméo et Juliette? Avant le début du vingtième siècle, les mariages par bride kidnapping non consenti étaient peu communs. Paradoxalement, Ala Kachuu se serait développé comme une pratique permettant de dépasser les contraintes du mariage. Deux amants issus de classes sociales différentes ou simplement séparés au profit d’un mariage arrangé par les parents pouvaient ainsi préparer l’enlèvement de la fille et mettre leurs familles devant le fait accompli. Mais c’était aussi une façon pour les parents moins fortunés d’arranger le mariage de leur fils avec une fille issue d’un milieu plus riche, les ententes suite à l’enlèvement permettant de réduire le coût de la dote et des cérémonies. Mais les conditions sociales et les motivations de Ala Kachuu se sont modifiés et la vision romantique que conservent les femmes relève d’un « imaginaire collectif » qui a toutes les caractéristiques de l’endoctrinement. Ainsi, même lorsque les couples se fréquentent depuis plusieurs années et que le mariage est désiré, l’enlèvement (toujours anticipé) est une expérience traumatisante pour les femmes. C’est ce qui est arrivé quand, en 1982, Sabir a enlevé Aïgul alors qu’ils se rendaient à un anniversaire avec leurs ami-es. En prétextant passer se changer chez lui, il a entraîné Aïgul dans la maison, où toute sa belle-famille l’attendait pour fêter leur mariage. Stupéfaite, Aïgul s’est débattue et elle a pleuré ; avant de réaliser que ce moment allait enfin légitimer leur relation, elle s’est sentie trompée et humiliée. Maintenant, les hommes font souvent appel à la tradition sans la questionner : enlever une jeune fille demeure un bon moyen de s’assurer un mariage bon marché sans complication majeure, soit le refus éventuel de la fille. Ourmat, 22 ans, dira ainsi qu’il a volé Eliza, 17 ans, parce que le mariage traditionnel est plus intéressant que le mariage russe ; le kidnapping lui a permis d’avoir sa femme tout de suite, après trois rencontres, en mai dernier. Eliza, dont la famille craignait l’enlèvement, se trouvait avec son cousin de 2 ans au moment du kidnapping et c’est en prenant un minibus pour rentrer à la maison qu’elle a pris le chemin de la ville d’origine d’Ourmat, à quatre heures de chez elle. Elle s’est aperçue du canular après 45 kilomètres et s’est mise à crier : je suis trop jeune ! Malgré le fait qu’elle connaissait le rituel, puisque deux de ses sœurs avaient subi le même sort, elle était complètement effrayée. Victimes de tous les régimes Si la période soviétique est venu modifier le contexte dans lequel était pratiqué Ala Kachuu ; la vie rurale ayant radicalement changé avec la collectivisation des terres, l’éducation et le travail obligatoire pour les femmes, cela n’a peut-être fait que solidifier ces pratiques, qui sont alors devenues des repères d’identification ethnique. Le bride kidnapping est théoriquement interdit, sous peine de 5 ans d’emprisonnement, depuis le régime soviétique. Mais la loi n’est clairement pas appliquée et les cas où des enlèvements se terminent mal ne sont jamais jugés et rarement signalés, rendant difficile de dresser un portrait de la réalité. D’un autre côté, les recherches effectuées par des sociologues de l’American University of Central Asia (dont les premières remontent à 1999) démontrent qu’après la période soviétique et jusqu’à tout récemment, les enlèvements et mariages sans consentement auraient drastiquement augmentés. Il faut dire que depuis la chute du régime soviétique, la situation des femmes est plus difficile que jamais ; premières victimes de la misère, elles sont prises en otage par les idéaux encore actifs de la tradition kirghize, de la religion islamique, du régime soviétique et plus récemment du mode de vie américain ; idéaux qui apportent chacun leurs lots d’oppressions spécifiques et condamnent souvent les femmes au silence. D’une façon ou d’une autre, les conditions économiques changent encore moins que les traditions misogynes qui les accompagnent. «Nous avons toutes été kidnappées» Dans ce contexte et lorsqu’il s’agit d’enlèvement non consenti (ou plus ou moins consenti ; une catégorie ignorée des sociologues) la femme est définitivement un enjeu de propriété : son travail constitue un apport économique à la belle-famille. Et si le mariage, comme partout ailleurs, permet de régir les rapports humains autour des conditions matérielles, même le mirage de l’amour est absent de l’équation. «L’amour s’apprend» dit le proverbe sous forme de prescription destinée aux femmes. Pour les hommes, c’est en effet plus simple : ils retournent à la chasse si la kidnappée s’avère trop récalcitrante et compromet le bon déroulement de la cérémonie. Dans les villages, les conditions économiques sont clairement déterminantes dans les pratiques d’Ala Kachuu, mais il est faux de penser qu’elles n’ont lieu que dans les trous perdus des montagnes kirghizes où la pauvreté sévit plus durement. A Bishkek comme dans le sud du pays, 33% des mariages sont non consentis et résultent de bride kidnapping. Cela signifie en gros que les jeunes filles sont amenées de force ou par manipulation dans la maison de leur futur époux. C’est là qu’on les séquestre jusqu’à ce que les femmes de la maison parviennent à leur mettre sur la tête le foulard de la mariée, signe final de l’abdication et du consentement. Les parents du kidnappeur vont ensuite porter à leur future belle-famille une lettre de consentement rédigée par la jeune fille, afin de calmer leur colère (Achaa Basar). Comme la hiérarchie entre générations est très importante au Kirghizstan, les filles sont souvent influencées par les femmes plus âgées qui les menacent en usant de superstitions et de croyances populaires. On bombarde la jeune fille de répliques telles que « C’est ta destinée », « Si tu n’acceptes pas tu seras malheureuse toute ta vie », ou simplement « Comment oses-tu ? ». Ces phrases qui peuvent nous paraître banales ont pourtant le pouvoir de rappeler à la jeune fille son rôle dans la tradition et son devoir, par la bouche même des aînées. Comme bien des pratiques répressives à l’égard des femmes, le rituel d’Ala Kachuu est effectué par des vétérantes qui imposent aux jeunes filles ce qu’elles ont elles-mêmes enduré depuis des générations. De tradition à répression On aura bien compris que loin d’être une solution miracle qui peut améliorer la vie des familles, le bride kidnapping contribue au contraire à fixer et multiplier les inégalités. Le refus du mariage arrangé par enlèvement entraîne en effet une stigmatisation de la rebelle au sein de sa communauté et plus généralement une féminisation de la pauvreté. Aussi, il n’est pas rare qu’une femme abdique après deux enlèvements, suite aux fortes pressions sociales. C’est le cas de Kaïrgul, 30 ans, qui a résisté à son premier enlèvement par un homme qu’elle ne connaissait pas, alors qu’elle avait déjà un amoureux. Elle a cédé lorsque Madanbek est revenu chez elle 1 mois après, accompagné de 4 amis, a défoncé sa porte et l’a mise de force dans une voiture. Comment se sentait-elle? Comme une chèvre, dira-t-elle sérieusement, avant d’affirmer qu’Ala Kachuu n’est pas une tradition mais tout simplement une façon d’avoir une femme plus facilement. Elle a pensé au divorce mais devant le refus de son mari, lui-même déjà divorcé, elle a préféré ne pas s’engager dans un combat sans issue. Après cinq ans et deux enfants, des sentiments finissent par se développer, dira-t-elle à l’instar de bien d’autres femmes. Mais lorsqu’on lui demande si elle a des affinités avec son mari, elle se contentera de dire qu’il a bon caractère et que c’est un homme bien. Tous les mariages sont forcés Souvent, c’est le profond respect du mariage, les croyances populaires et l’intégration des pratiques d’Ala Kachuu comme tradition indiscutable qui font des femmes des victimes lorsqu’on les menace lors des rituels. Il ne faut pas oublier que le mariage, qu’il soit forcé ou non, fait partie de la destinée des femmes kirghizes. Et ce qui est impératif de questionner ici n’est pas tant la pratique culturelle selon laquelle le mariage est arrangé sous forme d’enlèvement, mais le mariage lui-même ; une institution patriarcale répressive condamnant hommes et femmes à se soumettre aux valeurs morales qui maintiennent cet ordre en place. Car derrière la pratique de bride kidnapping, trop facile à isoler, les racines du patriarcat sont bien profondes en sol kirghize, que ce soit à travers la culture traditionnelle, la religion islamique ou les faux idéaux d’équité proposés par les Russes et les Américains. Au Kirghizstan, les régimes changent et pourtant la femme est toujours à sa place dans la maison, voilée ou habillée à l’occidentale, pour satisfaire ces messieurs et leur offrir de beaux garçons pour perpétuer la lignée ! À voir la façon dont est intégrée la culture occidentale en Asie centrale, il est bien difficile d’imaginer les femmes kirghizes libérées sans imaginer l’abolition définitive du patriarcat dans le monde entier… Cet article a été réalisé suite à un entretien avec Russel Kleinbach, professeur de sociologie à l’American University of Central Asia. Pour accéder à ses recherches, consultez : http://faculty.philau.edu/KleinbachR/ala_kachuu.htm
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