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La marche des chemises oranges

Rosenfeld, Mardi, Juillet 26, 2005 - 11:55

Texte du vétéran pacifiste Uri Avnery sur les mobilisations des colons fascisants contre le retrait de Gaza et sur les dangers qu'elles font peser sur la démocratie israélienne. L'auteur déplore le silence des institutions et des personnalités israéliennes telles Amoz Oz, David Grossman face aux manifestations des colons qui s'inspire des fascistes européens des années 30.

La marche des chemises orange
publié le lundi 25 juillet 2005

Uri Avnery

Si nous nous conduisons comme le peuple de Weimar, nous allons subir le même sort que le peuple de Weimar.
Depuis quelques semaines maintenant, une lumière rouge clignote dans ma tête, éclairant un mot en grandes lettres gothiques : Weimar.

A l’âge de neuf ans, j’ai vu de mes propres yeux la chute de la République allemande née après la Première guerre mondiale. On l’appelait généralement la République de Weimar parce que sa constitution avait été écrite dans la ville de deux immenses personnages de la culture germanique, Goethe et Schiller. Quelques semaines après son effondrement, nous avons fui l’Allemagne et ainsi sauvé nos vies.

Depuis lors, les images et les bruits de la chute de la République sont gravés dans mon esprit. J’ai lu des centaines de livres sur cet événement. Une grande question m’a toujours taraudé et est restée sans réponse jusqu’à ce jour : comment une telle chose a-t-elle pu arriver ? Comment une bande voyous à l’idéologie inhumaine a-t-elle pu s’emparer d’un Etat qui, à son époque, était peut-être le plus cultivé du monde ?

La veille du procès Eichmann, en 1960, j’ai écrit un livre là-dessus, qui se terminait par la question : cela peut-il arriver ici ?

Aujourd’hui on ne peut échapper à la terrible réponse : oui, cela peut arriver ici. Si nous nous conduisons comme le peuple de Weimar, nous allons subir le même sort que le peuple de Weimar.

Dans le passé j’ai souvent hésité à utiliser cette analogie. Nous avons un tabou concernant l’Allemagne nazie. Etant donné que rien au monde ne peut être comparé à l’Holocauste, aucune comparaison ne devrait être faite avec l’Allemagne de cette époque-là.

Ce n’est que rarement que ce tabou n’a pas été respecté. Une fois David Ben Gourion a traité Menahen Begin de « disciple d’Hitler ». Begin, pour sa part, a appelé Yasser Arafat « le Hitler arabe » et, avant cela, en Israël, on appelait Gamal Abdel Nasser le « Hitler du Nil ». Le prof. Yeshayahu Leibowitz, à sa façon provocante habituelle, a parlé de « judéo-nazis » et comparé les unités spéciales de l’armée israélienne aux SS. Mais c’était des exceptions. Généralement, le tabou a été observé.

Ce n’est plus le cas maintenant. Dans leur combat contre la démocratie israélienne « pourrie », les colons ont adopté les symboles de l’Holocauste. Ils portent ostensiblement l’étoile jaune imposée par les nazis aux Juifs avant leur extermination, remplaçant seulement le jaune par l’orange. Ils inscrivent leur numéro d’identité sur leur avant-bras comme les numéros que les nazis tatouaient sur les prisonniers à Auschwitz. Ils appellent le gouvernement le « Judenrat » comme les conseils juifs nommés par les nazis dans les ghettos, et comparent l’évacuation des colons de Gush Katif à la déportation des Juifs dans les camps de la mort. Tout cela est montré en direct à la télévision.

Donc, il n’y a plus aucune raison de ne pas appeler un chat un chat : un énorme mouvement fasciste menace désormais la démocratie israélienne.

Ce qui s’est passé la semaine dernière en Israël n’était pas une « protestation » légitime ni une tentative démocratique d’influencer l’opinion publique afin de faire changer les décisions du gouvernement et de la Knesset. Ce n’était même pas une campagne de désobéissance civile par une minorité essayant d’imposer le changement d’une décision de la majorité.

C’était beaucoup plus. Le début d’une tentative de renverser par la force le système démocratique lui-même.

Le noyau dur des colons se confronte maintenant à la démocratie israélienne et ce noyau dur est accepté par pratiquement tous les colons comme leur porte-parole. Cette semaine, nous en avons vu des dizaines de milliers et on ne pas ne pas se rendre compte qu’il s’agit d’un mouvement révolutionnaire avec une idéologie révolutionnaire utilisant des moyens révolutionnaires.

Quelle est cette idéologie ? Elle a été bruyamment proclamée, encore et encore, par le porte-parole principal du mouvement : Dieu nous a donné ce pays. Toute la terre et ce qu’elle produit nous appartient. Quiconque en abandonne même un mètre carré à des étrangers (ce qui veut dire les Arabes, qui ont vécu ici depuis de nombreuses générations) viole les commandements de la Torah. Le respect de la Torah est obligatoire. Toutes les décisions du gouvernement, les lois de la Knesset et les jugements des tribunaux sont nuls et non avenus s’ils entrent en contradiction avec la parole de Dieu, telle qu’elle nous est transmise par les rabbins qui sont au-dessus des ministres, des membres de la Knesset, des juges de la Cour suprême et des commandants de l’armée. Comme dans l’Iran fondamentaliste de Khomeiny.

Une grande partie de ce camp adhère ouvertement aux enseignements de Meir Kahane, dont le visage a été montré partout sur les chemises, les drapeaux et les posters des colons en marche. Kahane a publiquement prêché ce que beaucoup de colons, et peut-être la plupart d’entre eux, disent en privé : que Dieu non seulement nous a promis ce pays, mais qu’il nous a également ordonné (dans le livre de Joshua) d’éradiquer les habitants non juifs. Si on ne peut pas les faire partir par la terreur (transfert volontaire), on doit les éliminer. Selon les paroles d’un des rabbins à la télévision cette semaine, s’ils ne veulent pas partir, ils doivent en « payer le prix ». Cela concerne bien sûr également le million et quart d’Arabes citoyens d’Israël.

Un des leaders de la marche, Tsviki Bar-Hai, a déclaré à la télévision : « La nature même de l’Etat est ce pour quoi nous nous battons. »

Quatre-vingt dix pour cent des nombreux milliers de colons vus à la télévision cette semaine portaient la kippa, et beaucoup d’entre eux avaient barbe et papillotes. Les femmes portaient de longues jupes et avaient les cheveux couverts. Beaucoup parmi eux sont des « Juifs convertis » ou appartiennent au « camp national-religieux » - une secte nationaliste-messianique qui croit qu’elle ouvre la voie à la « rédemption ». Cela doit être clairement compris : en Israël, la religion juive a entrepris une mutation qui l’a fait complètement changer de visage.

Il n’existe aucune définition scientifique reconnue du « fascisme ». Je le définis comme ayant les caractéristiques suivantes : la croyance dans un peuple supérieur (master Volk, peuple élu, race supérieure), une totale absence d’obligations morales envers les autres, une idéologie totalitaire, la négation de l’individu excepté comme élément de la nation, mépris pour la démocratie et culte de la violence. Selon cette définition, une importante proportion des colons sont fascistes.

On a dit de la République de Weimar qu’elle n’avait pas été renversée par les « chemises brunes » mais qu’elle s’était effondrée d’elle-même parce que, à l’heure de vérité, presque personne n’était prêt à se lever pour la défendre.

La semaine dernière, des milliers de « chemises orange » ont marché vers Gush Katif, comme un lointain écho de la « Marche sur Rome » de 1920 des « chemises noires » de Benito Mussolini qui ont renversé la démocratie italienne. Quelque 20.000 soldats et policiers ont été mobilisés pour les arrêter. L’armée et la police ont gagné, puisque les chemises orange n’ont pas atteint la bande de Gaza. Mais, pendant trois jours, sous un soleil brûlant, les rebelles ont fait une démonstration publique de leur détermination, de leur unité et de leur discipline.

C’était une cacophonie. Les colons, hommes et femmes, criaient ; leurs enfants conditionnés hurlaient ; les bébés, le visage rouge, en sueur, pleuraient dans les bras de leur mère ; les dirigeants faisaient des discours ; les officiers de l’armée et de la police aboyaient des ordres. Une seule voix était absente : la voix du peuple israélien.

Pendant ces trois jours fatidiques, pas un des intellectuels en vue, aucun écrivain comme S. Yishar, Amos Oz, A.B. Yehoshua ou David Grossman, aucun professeur important, aucun poète ni artiste n’a élevé la voix contre les colons et leurs alliés. Les nombreuses personnalités qui auparavant étaient tombées dans le piège de la « conciliation » avec les colons et des « pactes culturels » avec les religieux extrémistes de droite n’ont pas osé se dégager de ce piège et souligner le grand danger que court l’Etat démocratique. Une de leurs excuses était qu’ils ne souhaitaient pas être considérés comme soutenant Ariel Sharon.

Aucune des grandes organisations officielles - depuis l’association du Barreau et les chambres de commerce, jusqu’à l’association des journalistes et le corps enseignant - n’ont estimé nécessaire de faire entendre leur voix pour défendre la démocratie, alors que les militants orange inondaient toutes les chaînes de télévision, lesquelles n’ont rien fait pour présenter d’autres points de vues. Le Silence des Agneaux. Le Silence de Weimar.

J’espère que tout cela changera quand la confrontation atteindra son point culminant. J’espère que la démocratie israélienne trouvera en elle-même la force cachée qui manquait si tragiquement à Weimar. Mais cela n’arrivera pas si des gens courageux ne donnent pas l’alarme, et si la majorité silencieuse n’abandonne pas son silence et ne manifeste pas sa position par la voix et par la couleur.

Autrement, la « Marche sur Gush Katif » ne sera qu’un avant-goût de la « Marche sur Jérusalem ».

Article publié en hébreu et en anglais le 23 juillet 2005 sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « The March of the Orange Shirts » : RM/SW



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