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Un échange avec Jean Ferrat, sur sa chanson « Nuit et brouillard »

asterix, Samedi, Juillet 2, 2005 - 06:34

Asterix

Le vrai texte de l’échange de lettres en Jean Ferrat et Meïr Waintrater, au sujet de la chanson « Nuit et brouillard ». Contrairement à un compte rendu falsifié qui a été publié sur le web, Meïr Waintrater n’accuse jamais Jean Ferrat de négationnisme et encore moins d’antisémitisme. Le sujet du débat est la mémoire des génocides : «Les fils des survivants de la Shoah ont grandi dans un silence semblable à celui qu’ont connu les fils des rescapés du génocide arménien, du génocide tutsi, du génocide cambodgien, et d’autres encore».

Extrait de L’Arche n°563-564, mars-avril 2005

Reproduction autorisée sur internet avec la mention d’origine

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À l’occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, notre confrère Nouvelles d’Arménie Magazine (NAM) a publié dans son numéro de janvier 2005 un dossier sur la Shoah. Ce dossier contenait une longue interview de Meïr Waintrater, directeur de la rédaction de L’Arche. Au cours de cette interview, Meïr Waintrater évoque le silence qui entoura longtemps la réalité spécifique de la Shoah :

M. W. : Je vais vous donner un exemple qui m’a frappé. La chanson Nuit et brouillard décrit les victimes [comme] des gens qui sont dans des « wagons plombés », et dit : « Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel, Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vishnou D’autres ne priaient pas mais qu’importe le ciel Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux. » Les deux derniers vers évoquent les résistants, essentiellement les résistants communistes puisque c’était la mouvance à laquelle appartenait Jean Ferrat. Dans les deux premiers vers, « Natacha » fait référence à l’Union soviétique. « Jean-Pierre », on comprend aussi. Le seul moment où l’identité juive apparaît est dans « Samuel » et [dans] « Jéhovah ». Quant à « Vishnou », on suppose que c’était pour faire la rime. Aujourd’hui, un tel texte serait attaqué pour négationnisme implicite. Pourtant, je me souviens que j’étais à l’époque très content de cette chanson et [que] ma génération l’a accueillie avec soulagement. On avait le sentiment que l’on reconnaissait quelque chose implicitement, même si cela restait très marginal.

NAM : Que faut-il en déduire ?

M. W. : Que Jean Ferrat lui-même, en tant que Français communisant, et bien que de père juif, avait intériorisé la minoration de la persécution des Juifs - alors même que son propre père est mort en camp d’extermination...

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Ces propos ont suscité une vive réaction de Jean Ferrat, qu’il a adressée à L’Arche. Bien qu’il s’agisse d’une interview publiée par un autre journal, nous ne nous dérobons pas à l’exercice du « droit de réponse ». Voici donc le texte de Jean Ferrat, suivi de la réponse de Meïr Waintrater.

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La lettre de Jean Ferrat

Monsieur,

Je viens de prendre connaissance de votre interview publiée par Nouvelles d’Arménie Magazine de janvier 2005 et ne saurais rester sans réagir à vos déclarations me concernant et concernant aussi ma chanson Nuit et brouillard, car c’est la première fois depuis 42 ans qu’elle suscite une réaction de cette nature. C’est la première fois qu’on me reproche, en définitive, de n’avoir pas parlé uniquement de l’extermination des Juifs. Vous osez le faire. J’ai envie de dire : « Tant pis pour vous », mais je vous rappelle que justement, Nuit et brouillard est dédié à toutes les victimes des camps d’extermination nazis quelles que soient leurs religions et leurs origines, à tous ceux qui croyaient au ciel ou n’y croyaient pas et bien sûr, à tous ceux qui résistèrent à la barbarie et en payèrent le prix.

Que vous puissiez justement, faire un compte dérisoire en regrettant que « Le seul moment ou l’identité juive apparaît est dans Samuel et Jéhovah » me paraît particulièrement indigne. Je ne puis également accepter vos interprétations tendancieuses qui concernent les résistants que je célèbre et qui seraient, d’après vous, « essentiellement communistes ». Je passe sur l’évocation de « Vishnou » que je n’aurais utilisé que pour la rime alors qu’il symbolisait pour moi toutes les autres croyances possibles.

Si j’avais aujourd’hui à regretter quelque chose, c’est de n’avoir pas cité les autres victimes innocentes des nazis, les handicapés, les homosexuels et les Tsiganes. Mais il est temps, à présent, d’en venir à votre affirmation finale : « Aujourd’hui, un tel texte (vous parlez, bien entendu, de Nuit et brouillard) serait attaqué pour négationnisme implicite ».

Je me demande par quelle dérive de la pensée on peut en arriver là, et si vos propos ne relèvent pas simplement de la psychiatrie.

Jean Ferrat

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La réponse de Meïr Waintrater

C’est avec une grande tristesse, mêlée de consternation, que j’ai pris connaissance de la lettre de Jean Ferrat.

Je suis d’une génération dont l’enfance fut bercée par les chansons de Ferrat. J’en savais par cœur un grand nombre (lors de l’interview avec Nouvelles d’Arménie Magazine j’ai cité spontanément ces quatre vers de Nuit et brouillard, et mon seul sujet de satisfaction dans cette affaire est de vérifier que ma citation était juste, plus de quarante ans après). J’admirais le compositeur qui avait mis en musique des poèmes d’Aragon, l’auteur qui savait chanter l’amour dans les banlieues ouvrières et l’espoir en un avenir meilleur.

J’ignorais à l’époque que Jean Ferrat fût le fils d’un Juif mort en déportation. Si on me l’avait dit, d’ailleurs, cela n’aurait éveillé en moi qu’un intérêt médiocre. J’accueillis donc sa chanson Nuit et brouillard comme j’avais accueilli les autres : avec joie et reconnaissance. L’absence du mot « juif » dans les paroles de la chanson ne me choquait pas ; elle n’avait pas choqué non plus les premiers spectateurs du film d’Alain Resnais Nuit et brouillard, sorti sept ans plus tôt (1)

Cela donne la mesure du déni où nous étions tous plongés. Car, dans le seul cas de la France, plus des deux tiers des morts en déportation étaient des Juifs, tués pour le seul crime d’être nés juifs (2). Mais cela ne se disait pas. Le pays, tout à la joie de la Libération - et sans doute aussi parce qu’il portait en lui une part de culpabilité -, s’était empressé de l’oublier. Les survivants juifs, ayant compris que nul ne voulait réellement les écouter, s’étaient réfugiés dans le silence. Et cette étrange amnésie avait été transmise à la génération suivante.

Les fils des survivants de la Shoah ont ainsi grandi dans un silence semblable à celui qu’ont connu les fils des rescapés du génocide arménien, du génocide tutsi, du génocide cambodgien, et d’autres encore. On ne parlait pas de ces choses-là. L’exemple de la chanson de Jean Ferrat m’est venu au cours de la conversation avec le directeur de Nouvelles d’Arménie Magazine, afin de montrer combien l’« emprise mémorielle » de la Shoah - que certains nous reprochent aujourd’hui, et sur quel ton - est un phénomène récent.

Et je maintiens mon affirmation : si quelqu’un s’avisait présentement d’écrire le commentaire d’un film, ou les paroles d’une chanson, ou un livre, ou même un article de journal sur les crimes du nazisme sans évoquer le sort réservé aux Juifs, celui-là serait aussitôt taxé de « négationnisme implicite ». Car ignorer le caractère spécifique de l’antisémitisme nazi, classer les victimes juives parmi les victimes de la guerre ou de la répression, réduire la Shoah à un « point de détail », cela n’est plus tolérable pour la conscience contemporaine. La loi du silence, qui régnait lorsque Jean Ferrat écrivait les paroles de sa chanson, n’a désormais plus cours.

Venons-en maintenant à la lettre de Jean Ferrat (j’ai aussi reçu une lettre d’injures de son éditeur, que je ne prends pas la peine de commenter ici). Il m’écrit : « C’est la première fois qu’on me reproche, en définitive, de n’avoir pas parlé uniquement de l’extermination des Juifs ». Comment cela, « uniquement » ? Je lui ai reproché de ne pas en avoir parlé du tout. Encore n’était-ce pas un reproche mais le constat d’un « esprit du temps » où nous avons tous baigné, moi comme les autres. Mais que Jean Ferrat écrive cela en 2005 montre qu’il n’a rien appris depuis 1963.

Il poursuit : « Nuit et brouillard est dédié à toutes les victimes des camps d’extermination nazis quelles que soient leurs religions et leurs origines ». Là encore, on voit combien il est demeuré prisonnier des mythes d’autrefois. Au point de ne pas savoir la différence entre les camps de concentration, où les déportés étaient effectivement de toutes les « religions » et de toutes les « origines », et les camps d’extermination, destinés à ceux que leur seule « origine » vouait à la mort (3).

« Si j’avais aujourd’hui à regretter quelque chose, écrit Jean Ferrat, c’est de n’avoir pas cité les autres victimes innocentes des nazis, les handicapés, les homosexuels et les Tsiganes. » Il ne regrette donc pas d’avoir « oublié » de citer les Juifs. Cet « oubli » là lui a été inculqué dans la société française de l’après-guerre et au sein de la famille des « compagnons de route » du parti communiste. Jean Ferrat n’en est toujours pas revenu.

En 1945, deux grands écrivains soviétiques, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, qui étaient aussi correspondants de guerre, mirent la dernière main à un livre rédigé avec l’aide de plusieurs dizaines de correspondants : Le livre noir, recueil de textes et de témoignages sur l’extermination des Juifs. Une première version fut transmise au procureur soviétique au procès de Nuremberg. Mais le livre ne vit jamais le jour. Il présentait deux défauts rédhibitoires : il soulignait le fait que les victimes étaient juives, et il indiquait que leurs assassins allemands avaient des complices dans la population locale, notamment ukrainienne. En 1947, le censeur interdit la publication.

La plupart des collaborateurs d’Ehrenbourg et Grossman seront arrêtés, et avec eux des centaines d’autres intellectuels juifs. Les épreuves du Livre noir serviront de pièce à conviction dans les poursuites intentées contre eux. « Deux experts sont nommés en 1952 qui, négationnistes avant l’heure, vont jusqu’à mettre en doute la Shoah et contestent la réalité des six millions de victimes juives, se prévalant, sans tout à fait oser le dire, des vingt millions de morts soviétiques. Ils reprochent au livre de ne pas parler des autres victimes de l’hitlérisme et beaucoup trop longuement de l’idéologie nazie et de la collaboration (4). » La plupart des accusés seront condamnés à mort et exécutés.

En 1980, une version provisoire du Livre noir est éditée (en langue russe) en Israël. Ce n’est qu’après la chute du communisme que la fille d’Ilya Ehrenbourg reçoit, d’un ami de Grossman, un jeu d’épreuves contenant le texte originel. Il paraîtra en russe en 1993, puis en d’autres langues.

Mais l’esprit de dénégation qui animait le censeur de 1947 n’est pas mort pour autant. La vulgate communiste l’a exporté jusque chez nous, où il s’est conjugué à une version locale du même déni. Il a fallu les années 80 et 90 pour que l’on comprenne vraiment en quoi la Shoah n’était pas simplement l’une des horreurs de la guerre, et pourquoi la traque des enfants juifs n’était pas la même chose que la répression de la résistance.

Contrairement à ce que semble croire Jean Ferrat, il n’est pas innocent de dissimuler le mot « juif » lorsque l’on parle des victimes du nazisme. S’il y a une « dérive de la pensée », pour reprendre son expression, c’est bien celle consistant à brouiller la différence entre l’antisémitisme nazi et les autres aspects - aussi odieux qu’ils soient - du régime hitlérien. D’autant que cette « dérive » a gagné récemment de nouveaux adeptes. L’idée que l’on parle trop des victimes juives, exprimée jadis par Jean-Marie Le Pen, est entrée dans le fonds de commerce de Dieudonné ; et on en discerne d’inquiétants échos dans le discours altermondialiste actuel.

Certes, Jean Ferrat n’est en rien coupable. Les paroles de sa chanson, je l’ai dit, se conformaient aux usages de l’époque où elles furent écrites (la chanson La petite Juive, de Maurice Fanon, était une exception sous ce rapport). Depuis lors, les usages ont changé ; mais Nuit et brouillard est entré dans notre patrimoine collectif au point que personne n’y remarque l’absence du mot « juif ». Les gens complètent d’eux-mêmes, sans en être conscients. Le film Nuit et brouillard a d’ailleurs connu un sort semblable, et de nombreux Français sont persuadés que c’est « un film sur la Shoah ».

Tout cela ne prête pas à conséquence, et seuls les obsédés de la « concurrence des victimes » y trouveront à redire. Plus troublante est la protestation indignée que Jean Ferrat a cru bon d’élever après mes propos dans Nouvelles d’Arménie Magazine. Elle montre que certains réflexes n’ont pas disparu de notre espace public.

La lettre de Jean Ferrat s’achève sur une expression d’humour involontaire. Dans sa dernière phrase, il émet l’hypothèse que mes propos relèvent « de la psychiatrie ». Est-ce forcer la note que d’y voir une réminiscence du temps où le pouvoir soviétique enfermait ses dissidents dans des hôpitaux psychiatriques ? Dans ce cas, je serais en bonne compagnie.

Meïr Waintrater

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NOTES

1. En fait, on entend une fois le mot « juif » dans le commentaire de Jean Cayrol qui accompagne le film de Resnais. C’est au tout début du film, au cours d’une énumération : « Burger, communiste allemand, Stern, étudiant juif d’Amsterdam, Szmulski, marchand de Cracovie, Annette, lycéenne de Bordeaux ». Dans la chanson de Ferrat, le mot ne figure pas du tout.

2. On estime à 162 000 le nombre des personnes déportées sous l’Occupation : 76000 Juifs et 86 000 autres déportés (dont plus de la moitié pour faits de résistance). Mais, dans ces deux catégories de déportés, la proportion des survivants fut très différente : 3 % pour les Juifs, et 60 % pour les autres déportés. Au total, on dénombre près de 110 000 morts en déportation, dont les deux tiers étaient des Juifs. Si l’on ajoute quelque 4 000 Juifs abattus sur le territoire français ou morts dans des camps de détention français, on aboutit au chiffre de 78 000 victimes de la Shoah, soit 25 % de la population juive de la France.

3. Dans le complexe d’Auschwitz, qui comprenait à la fois un camp de concentration et un camp d’extermination, plus de 90% des victimes, soit au moins 1 100 000 personnes, étaient des Juifs. Parmi les autres catégories de victimes : les Polonais non-juifs (6 %), les Tsiganes (2 %) et les prisonniers de guerre soviétiques (un peu plus de 1%). Cela n’a pas empêché les autorités communistes polonaises de publier, des années durant, des statistiques d’où le mot « juif » était absent.

4. Michel Parfenov, préface à l’édition française du Livre noir parue en 1995 (traduction du russe par Yves Gauthier, Luba Jurgenson, Michèle Kahn, Paul Lequesne et Carole Moroz, sous la direction de Michel Parfenov, Solin / Actes Sud, 1136 pages).

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