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Quel individualisme ?

pythagore, Jeudi, Juin 9, 2005 - 17:24

André Pelchat

Petites réflexions personnelles sur un discours à la mode…

Le néolibéralisme contre l’État ? Ça dépend…

Avec le deuxième anniversaire de l’élection du gouvernement Charest , il ne me semble pas complètement déplacé de me livrer à quelques réflexions sur le discours néolibéral avec lequel les médias nous chauffent les oreilles régulièrement et avec une quasi-unanimité, emboîtant le pas au parti libéral quand ce n’est pas à l’ADQ ou aux conservateurs fédéraux.
Des Jeff Fillion à Stéphane Gendron, de Claude Picher au « Québécois libre », la droite tapisse mur à mur et, bien sûr, prétend être une minorité opprimée ou même ne pas exister au Québec. Il est peut-être temps d’examiner certains aspects de ce discours dominant.

Depuis déjà une bonne vingtaine d’année, nous – je veux dire les gens qui travaillent dans le mouvement communautaire- dénonçons à qui mieux mieux ce discours néolibéral. Nous avons peut-être tort. Du moins, tort de l’appeler ainsi. Pour mieux comprendre, commençons par lire cet extrait d’un article de journal :

« L’État, avec son énorme machine bureaucratique, pousse dans le sens de l’asphyxie. L’État était supportable, pour l’individu, tant qu’il se limitait à être soldat et policier. Mais aujourd’hui l’État fait tout : il est banquier, usurier, croupier, navigateur, ruffian, assureur, postier, cheminot, impresario, industriel, maître d’école, professeur, buraliste et mille autres choses, outre qu’il continue comme par le passé à être policier, juge, gardien de prison et agent des impôts. L’État (…) aujourd’hui voit tout, fait tout, contrôle tout et détruit tout : chaque fonction de l’État est un désastre. Désastres l’art d’État, l’école d’État, les postes d’État, la navigation d’État. (...) À bas l’État sous toutes ses formes et incarnations. »

Qui a écrit ce vibrant plaidoyer antiétatiste ? Alain Dubuc ou Claude Picher ? « Le Québécois libre » sur son blogue ? Ou un « expert » de l’Institut Fraser ? Aucune de ces réponses. Ces phrases fumeuses (à défaut d’être fameuses) jaillirent de la plume de… Benito Mussolini dans le Popolo d’Italia du 6 avril 1920. Comme on le voit, le discours « néolibéral » n’a rien de vraiment « néo ». Et à bien y penser, surtout rien de libéral.

Ce qui devrait nous amener à réfléchir un peu sur ce discours dominant qui ne cesse de se draper dans l’étendard de la « liberté individuelle ». Voici quelques observations susceptibles de nourrir cette réflexion.

Un des points saillants de ce discours est l’opposition absolue que l’on érige en dogme, entre la « bureaucratie » et le capitalisme (ou « entrepreneurship »)

Selon ce discours, les deux choses relèvent, pour ainsi dire, pour ainsi dire des principes opposés.
Cette opposition qu’on fait entre la bureaucratie et le capitalisme néglige un fait historique : les deux ont connu une croissance simultanée. Ici je vais faire mon historien : partout, l’essor du capitalisme s’est accompagné de celui de la bureaucratie.
Les États pré-capitalistes étaient des plus « légers » : la Chine impériale, en 1800, comportait environ un mandarin (haut fonctionnaire) pour… 200 000 personnes. À ce compte là, le Canada actuel serait administré par 150 hauts fonctionnaires. Le Québec par 35.
Même dans les rêves les plus fous de l’ADQ et du Parti conservateur, on est loin d’un État aussi squelettique.

Que s’est-il passé qui a amené cette croissance de l’État ? Tout simplement le développement du commerce et de l’industrie. C’est pour gérer ce processus qu’il a fallu des lois, de la comptabilité, des contrats, des inventaires… bref de la paperasse et, pour manipuler tout ça : des bureaucrates. Les grandes sociétés capitalistes ne sont elles-mêmes que d’immenses bureaucraties.
On n’en sort pas, c’est cela la vraie vie.

Quand Picher, Dubuc et l’Institut Fraser sont vraiment en forme, ils vont encore plus loin : ils opposent l’État « artificiel » à la propriété privée « naturelle ».
Or, n’importe quel anthropologue vous le confirmera : les sociétés sans État ne connaissent pas davantage la propriété privée.
Pour une raison très simple, c’est que c’est l’État qui crée la propriété. La propriété n’existe que dans la mesure où elle est autorisée par la loi. C’est la loi qui définit les types de propriétés et les conditions de leur existence. Ce qui prouve que vous possédez votre voiture, ce n’est pas que vous ayez les clés en poche (n’importe quel voleur vous dira que ça ne fait rien à l’affaire…) mais le fait que vous ayez un contrat d’achat, valide selon les lois en vigueur.
Voilà quelque chose qu’on a pas l’air d’enseigner à l’Institut Fraser !

Ce qui nous ramène à notre article du début : selon notre ex-socialiste (pas encore dictateur en 1920) « L’ État était supportable, pour l’individu, tant qu’il se limitait à être soldat et policier. »
Oui, là-dessus également pas de différence avec nos néolibéraux. Les mesures répressives et guerrières ne les inquiètent jamais. Là-dessus l’État n’exagère jamais. Il n’asphyxie personne.
Quand est-ce la dernière fois qu’un de ces soi-disant « libéraux » a défendu les droits civils d’un individu ?
Un individu en chair et en os, je veux dire. Qu’on ne me cite pas le cas CHOI FM. Mario Dumont, Lysiane Gagnon et l’avocat qui se teint les cheveux se sont rués pour défendre une entreprise menacée de perdre sa licence. On ne les a pas entendu défendre la vie privée de Sophie Chiasson. Ni, à bien penser, Jeff Fillion lorsque son patron l’a viré parce que les commanditaires menaçaient de fuir. Ils n’ont pas défendu sa « liberté d’expression » à cette occasion. D’ailleurs, à bien y penser, il ne s’est pas défendu luu-même. Il s’est « sacrifié pour l’entreprise ». Individualiste ?
Ce qui nous amène à mon dernier point : ce discours « néolibéral » (ou simplement « libéral » pour les plus hypocrites de ses défenseurs) qui fait l’éloge de « l’individualisme » face au supposé « collectivisme ».

Les « libéraux » ne cessent de crier bien haut leur défense de l’ « individu »face à la « collectivité », à l’État « anonyme ». Pourtant, un examen le moindrement attentif de leur discours nous les fait voir toujours en train de défendre, non des individus, mais des sociétés. Va-t-on nous dire que Mc Donald, GM ou Bombardier sont des individus ?
Ce sont d’immenses organisations, comprenant des milliers, parfois des millions d’employés et autant de porteurs d’actions, dirigées par une poignée de gros actionnaires ayant pour toute légitimité la force de leur portefeuille. La qualité de « personne morale » ne tient qu’à une fiction juridique qui donne ce statut à des sociétés constituées selon des normes définies par la loi. Bref, ce ne sont pas toujours directement des créations de l’État, mais seul l’État les rend possible.

Tous les employés de Wal-Mart ou de Mc Donald, en uniforme et tenu à une obéissance standardisée (je sais de quoi je parle ayant travaillé dans une de ces entreprises) sont bel et bien des individus. Mais lorsqu’ils tentent d’utiliser leur droit d’individus à s’associer librement, en formant, par exemple, un syndicat, nos chroniqueurs à gages se ruent à la défense de l’entreprise, accusant les employés de menacer toute l’économie de leur région et tutti quanti…

L’individualisme selon les néolibéraux : portez votre uniforme, fermez vos gueules et obéissez !

Remarquons que, l’inverse est un peu vrai. Nous dans le mouvement communautaire, parlons beaucoup de valeurs collectives. Néanmoins, c’est à des individus que nous avons affaire. Nos organismes aident des individus et tentent souvent d’adapter leur démarche aux cas individuels. La travailleuse d’un centre d’aide aux victimes d’agression sexuelles, le bénévole d’un comptoir alimentaire, le permanent d’un groupe d’aide aux assistés sociaux s’occupe de personnes en chair et en os. Cas par cas.
Est-ce que ce ne serait pas nous qui serions les vrais derniers défenseurs de l’individu ?

Ce que nous oblige à constater un examen attentif du discours « néolibéral » (aux Etats-Unis on dit plus souvent « néoconservateur ») c’est que l’individu n’y a, en réalité, aucune place.
On le sacrifie volontiers à la société, pourvu qu’il s’agisse d’une société privée.
On dit, au nom de « l’individu » que l’air, l’eau, les ondes et toutes les ressources doivent être privatisée. Apparemment, les seules choses que l’individu ne peut pas posséder sont son propre corps et sa vie privée que les Conservateurs de tous poils aiment bien réglementer (avortement, euthanasie, mariage gai, éducation sexuelle…) et, pourquoi pas, son code génétique qui peut être breveté par une grande société sans sa permission. Et aussi le produit de son travail, qui ne lui appartient jamais : même les semences issues de la récolte d’un agriculteur lui seront bientôt enlevées s’il ne paie des redevances aux grandes sociétés de l’agrobusiness.
Et quand les grandes sociétés privées ont besoin d’un coup de main pour préserver leurs intérêts, elles n’ont rien à dire contre l’État. Ce qu’elles veulent, c’est un État à leur service.

Un État qu’on aurait appelé autrefois corporatiste. C’est comme ça qu’il était défini par un mouvement d’idée fort important dans les années 1930. Le chanoine Lionel Groulx était un grand défenseur du corporatisme, de même qu’un parti politique, le « parti de l’Unité canadienne » dirigé par un certain Adrien Arcand. Aux Etats-Unis, un certain père Coughlin, prêtre catholique et animateur de radio, prônait aussi le corporatisme.
Des États corporatistes ont existé en Amérique et en Europe. Le Mexique s’est dit corporatiste pendant un temps. L’Espagne du général Franco aussi, de même que le Portugal sous le docteur Salazar. Et le tout premier État à s’être dit corporatiste fut l’Italie fasciste dirigée par… Eh oui ! L’auteur de notre citation du début. Une fois au pouvoir, l’opposition et les syndicats écrasés, il adopta un nouveau slogan : « Tout pour l’État, rien contre l’État, rien hors de l’État. »

Bref, c’est facile de crier contre l’État et pour « l’individualisme », mais quand ça vient du dirigeant d’une transnationale, d’un parti de droite ou de l’un des chroniqueurs qui leur servent de porte-voix, il y a lieu de prendre de telles déclarations avec un grain de sel.
En fait il s’agit de rien de moins que d’un tour de passe-passe idéologique où le petit individu ne sert qu’à cacher la grande société.

Individualisme ? Où ça ?



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