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Prisonniers politiques en démocracie (2e partie): retour au Manzano de Concepción, Chili.Anonyme, Dimanche, Novembre 21, 2004 - 21:43
Patrice Dagenais
Rencontre avec Eduardo Vivian, prisonnier politique chilien. Ce texte constitue la deuxième et dernière partie d'un exposé de la situation de trois prisonniers politiques chiliens incarcérés à la prison El Manzano de Concepción. Il est présenté sous la forme d'un récit. Montréal, août-septembre 2004 Merci à Francisco Lussich, Concepción, pour m’avoir permis de l’accompagner dans son travail auprès des prisonniers politiques du Manzano. Milieu juillet 2004, je navigue tranquillement sur les canaux patagoniques en direction de Puerto Montt. À bord du M/N Magallanes, qui a quitté Puerto Natales quelques jours plus tôt, nous ne sommes seulement qu’une quinzaine de touristes. Nous sommes en plein hiver et c’est donc la saison basse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis sur ce bateau; en saison haute, je n’aurais jamais pu m’offrir le passage, le double de ce que j’ai dû débourser. Cela fait près de trois semaines que je voyage en Patagonie, du côté chilien et argentin. C’est très peu de temps pour découvrir cette région reculée et sauvage, située à plus de deux jours de bus de Concepción, mais j’ai néanmoins pu y voir des beautés à couper le souffle: le Parque National Torres del Paine (Chili), le fameux détroit de Magellan, Ushuaia (Argentine) et le Parque National Tierra del Fuego (Argentine). Encore une fois et je n’y échappe pas, j’entends des anecdotes qui me font penser que le réchauffement climatique se globalise plus vite que la libéralisation des échanges. Dans le Parque Torres del Paine, Tato, le guide de l’excursion que je quitterai un peu plus tard pour marcher seul à l’ombre de l’imposant massif, explique que le glacier Grey, situé en plein cœur du parc et faisant partie du Campo de Hielo Sur, est en train de fondre à un rythme effrayant. À Ushuaia, où normalement on retrouve de la neige à partir du début juin, il n’y en a que depuis deux semaines et nous sommes milieu juillet. Le réchauffement climatique mondial s’effectue et nous n’avons pas besoin d’instruments scientifiques pour nous en rendre compte; il suffit simplement de discuter avec les gens là où nous passons. Nous sommes le 21 juillet et nous accostons à Puerto Montt. Je quitte Cédric, un sympathique touriste français que j’ai rencontré en Argentine et nous nous entendons pour nous retrouver dans quelques jours très loin au nord, dans le désert d’Atacama; le Chili est un grand pays, très étroit, mais pratiquement aussi long que le Canada peut être large. Pour ma part, je n’ai qu’une idée en tête, revenir à Concepción et tenter de retourner au Manzano, le centre pénitentiaire de la ville. Je voudrais y rencontrer Eduardo Vivian, le prisonnier politique (p.p) qu’il m’a été impossible de rencontrer lorsque j’y étais allé la première fois, au début juin, en compagnie d’Héctor Sandoval, un ex-p.p. miriste(1). Je me suis engagé à diffuser au Québec les informations concernant leur situation et je complèterai cet engagement. Ce projet me tient à cœur. Après plus d’une douzaine d’heures de bus, j’arrive (enfin) à Concepción. Je ne comprends pas pourquoi je n’ai jamais entendu une expression du type «long comme le Chili»… Le lendemain, j’apprends qu’Hector est à Santiago pour préparer son voyage au Canada; il ne pourra donc pas m’accompagner au Manzano. Il m’avait conseillé de ne pas y retourner seul, pour des raisons de sécurité évidente. Il me suggère de contacter Francísco Lussich, ‘’el Pancho’’, autre membre du groupe de soutien venant en aide aux prisonniers politiques. Je le connais peu et ça serait une bonne occasion pour fraterniser. Je l’appelle et il accepte la rencontre, même que nous ne devrons pas retourner au Manzano car Reinaldo Cortés, autre p.p. de Concepción et qui a obtenu la permission de sorties dominicales(2), pourra me donner l’information dont j’ai besoin. Il me donne donc rendez-vous à 20:00 ce dimanche-ci, j’aurai ainsi un peu plus d’une heure pour discuter avec Reinaldo, avant que celui-ci ne retourne à la prison pour 22:00. Entre-temps, je m’installe chez mon bon ami Lalo à Hualpencillo, commune de la banlieue de Concepción. Je commencerai ainsi une série d’adieux dont j’aurai assez rapidement marre. Je n’aime pas les adieux, surtout quand ils fendent le cœur. Les Chiliens sont vraiment sympathiques et on m’a si facilement intégré ici que j’ai de la difficulté à quitter tous ces amis. Les adieux se succèdent néanmoins durant toute la fin de semaine. Le dimanche soir, à l’heure convenue, je me présente chez Francísco, mais celui-ci n’est pas encore arrivé. Il arrive quelques minutes plus tard, penaud, me disant que Reinaldo ne pourra être parmi nous ce soir car il a décidé, et c’est bien compréhensible, de profiter du maximum de temps en compagnie de son fils; durant presque 12 ans il n’aura pu le rencontrer qu’à l’intérieur de l’enceinte de la prison. Dommage pour la rencontre, mais pas tant que cela finalement car si je reste jusqu’à mercredi, la journée des prochaines visites à la prison, je pourrais y retourner et y rencontrer Eduardo Vivian directement. Voilà donc ce à propos de quoi Francísco et moi nous convenons; je l’accompagnerai mercredi après-midi prochain au Manzano pour y rencontrer le troisième p.p. du pénitencier. Bien! Mes adieux terminés, je pourrai donc profiter de ces trois jours en tant que touriste! J’ai passé plus de trois mois à Concepción et je n’ai jamais vraiment eu la chance de visiter la ville, ses musées et ses parcs. Je ne raterai pas cette ultime possibilité qui m’est offerte. Je suis arrivé au Chili en février dernier. Après avoir passé quelques semaines à San Bernardo en compagnie d’amis canadiens d’origine chilienne, je me suis installé avec ma copine à Concepción où elle devait entreprendre un semestre d’études à l’université du même nom. Pour ma part, mon plan était de m’intégrer à quelques organisations sociales et politiques afin de connaître leur travail et leurs luttes et de les appuyer selon mes moyens. J’ai ainsi participé au Club O’Higgins de Coronel en tant que moniteur de langues et de hockey. Situé non loin de Concepción, ce club pour jeunes à risques (délinquance, exploitation sexuelle, décrochage scolaire et travail infantile), fait partie d’un réseau de clubs qui opère dans la région, les Clubes Juveniles MOANI (Movimiento Apostólico para los Niños y Niñas). J’ai aussi appuyé des éducateurs populaires de la Fundación EPES (Educación Popular en Salud), dans l’organisation et le déroulement de certaines activités. Un de ces éducateurs était Javier Sandoval, qui allait m’inviter au Comité de Iniciativas de Izquierda, regroupant diverses organisations politiques de la région, et qui allait me présenter son père, ancien prisonnier politique miriste et membre du groupe de soutien des p.p. actuels. Mon objectif de connaître le travail et les luttes d’organisations sociales chiliennes fut donc amplement atteint et qui plus est, il le fut en agréable compagnie. Nous sommes déjà rendu au mercredi, le 28 juillet, et je me lève sachant que je passe aujourd’hui mon dernier jour à Concepción; sans compter tout ce qui a trait aux amis, c’est fou comment il m’est difficile de quitter cette ville qui faisait partie de mon quotidien, ces endroits où j’avais mes habitudes. Mais tout voyage implique un retour, aussi difficile soit-il, sinon il n’est que vagabondage ou bien, radicalement, une immigration. Il est 13:30 quand j’arrive chez Francísco. Il m’avait invité pour l’almuerzo et je le surprends dans les derniers préparatifs. C’est qu’il ne prépare pas seulement un repas pour nous deux, mais aussi pour ces deux enfants, qui reviendront de l’école sous peu. En fait, Francisco est un homme au foyer, ce qui est, je crois, une chose rare au Chili ou de manière plus générale en Amérique latine (à bien y penser, chez nous aussi ça l’est). À table, on parlera vivement de l’expulsion de son fils du collège en raison de sa chevelure trop longue selon les goûts de la direction. J’y apprends aussi que Francísco est écrivain, ce qui explique le temps dont il dispose à la maison. J’en sais peu sur Francísco Lussich, comme j’en savais peu sur Hector Sandoval; un mystère plane sur ces personnages. Je sais qu’il est Uruguayen d’origine et qu’il est poète (et je me mords les doigts de ne pas avoir insisté pour qu’il me laisse quelques-uns de ces textes!). Je sais aussi qu’il fut détenu dans son pays après le début, en février 1973, d’un coup d’État à «plusieurs détentes», des événements survenus sept mois avant ceux du Chili. La dictature, dans ce petit pays du cône sud de l’Amérique latine, se termina en novembre 1984 alors que les Chiliens ont dû attendre jusqu’en 1990; mais à savoir si la démocratie chilienne constitue véritablement une démocratie, nous pouvons légitimement en douter. Cette même question s’applique d’ailleurs à l’Uruguay(3). Comme la plupart des pays latino-américains au courant des années 1960, l’Uruguay fut secouée par une vague de guérilla qui allait entraîner une militarisation progressive de l’État. Le Mouvement de libération nationale des Tupamaros exerçait avec succès des opérations de guérilla urbaine: vols d’armement et de banques, attentats à la bombe, séquestrations. Le mouvement se trouvait un appui chez une bonne partie de la classe moyenne uruguayenne, qui au début des années 1960, s’était tournée vers les idéologies d’extrême gauche en conséquence de la dégradation de ses conditions de vie. Le pays traversait en effet une grave période de crise économique. En septembre 1971, Pacheco Areco, le président de l’époque, conféra des pouvoirs extraordinaires à l’armée dans le but de mettre un terme à cette guérilla urbaine, une guérilla qui menaçait son pouvoir. L’armée lança donc contre les Tupamaros ses «escadrons de la mort» et en eurent rapidement le dessus, puisque pas moins d’une année plus tard la guérilla était démantelée. Forte de cette victoire, l’armée s’imposa peu à peu sur la scène politique au courant des années qui suivirent, jusqu’à cette ultime étape, en juin 1976 où elle destitua le président Bordaberry, successeur de Pacheco, et prit le pouvoir. Déjà en 1974, il y avait plus de 5 000 prisonniers politiques en Uruguay, conséquence de la répression envers les Tupamaros et plus de 15 000 citoyens étaient privés de leurs droits politiques(4). Francísco Lussich faisait partis de ceux-là. Quand exactement Francisco fut-il libéré et quand arriva-t-il au Chili? Je ne le sais pas. Je ne sais pas non plus qu’elles étaient ses relations avec les mouvements d’extrême gauche. Ce que je sais c’est que son statut d’ex-prisonnier politique l’entraîne aujourd’hui à offrir son aide aux p.p. actuels; il aide ceux qui se retrouvent dans cette situation difficile. Une situation qu’il a lui-même vécue. Nous laissons donc sa jeune fille terminer son repas car il est l’heure de nous diriger vers le pénitencier. Vers 15:00, nous sommes aux portes du Manzano, même foule que lorsque je m’y étais retrouvé presque deux mois plus tôt. Mêmes fouilles, évidemment, et même regard intrigué du gardien devant mon passeport canadien. On me demande de laisser mes lunettes de soleil en consigne; pour quoi d’autre pourrais-je les utiliser en dehors de leur usage habituel? À l’intérieur du bloc des p.p., qu’ils partagent avec les chauffards, nous retrouvons Reinaldo Cortés et Eduardo Vivian au fond de la salle de séjour. Reinaldo lit un roman d’Henri Miller, un auteur qu’il me conseille grandement de lire. Lui ai-je fait part de ma joie de savoir qu’il peut maintenant sortir les dimanches pour rencontrer son fils? Son combat n’est cependant pas terminé pour autant, car il vise toujours d’obtenir une permission pour aller étudier à l’extérieur. Ceci est sans compter l’objectif ultime: un allègement de peine (pour plus de détail sur le cas de Reinaldo Cortés, voir le premier texte concernant les p.p. publié sur le CMAQ). Au bout de la table, tout contre la fenêtre, j’aperçois enfin Eduardo Vivian. Il s’y trouve avec sa compagne, enseignante santiaguinoise, qui profite des vacances d’hiver pour venir voir son compagnon un mercredi. J’avais déjà rencontrée cette dernière lors de la Peña del kilo, cette soirée bénéfice au profit des p.p. qui eut lieu en mai passé. Elle se rappelle de moi car j’avais pris une photo d’elle… Eduardo a été prévenu de ma visite par Reinaldo et sait pourquoi je suis ici. J’ai en face de moi un homme grand et massif, aux traits rudes, mais très sympathique et blagueur. Je me demande comment les prisonniers font pour garder leur sens de l’humour à l’intérieur de ces murs. Probablement qu’il leur est indispensable de le garder, question de rendre leur séjour ici plus vivable. Avec Eduardo Vivian, je me fais plus interrogateur que je ne l’ai été avec Reinaldo Cortés ou Victor Ankalaf Llaupe (voir aussi le premier texte pour plus de détails), que j’avais laissés parler tout simplement. Au fil des questions et de la discussion qui en suit, les informations que je cherchais défilent. Eduardo est né dans le Norte Chico, à Copiapo, il y a 39 ans de cela. Sa famille reste aujourd’hui à La Serena et sa compagne, comme je l’ai mentionné plus haut, demeure, elle, à Santiago. Je m’imagine bien la complexité et les difficultés d’une telle relation… Eduardo étudia l’architecture et la bibliothéconomie à l’université et ceci est représentatif d’une bonne portion des prisonniers politiques chiliens actuels; ils ont de l’instruction. Il purge actuellement une peine de 10 ans de prison pour assauts de banque survenus en 1995, sur les succursales du Banco O’Higgins de Coronel et du Banco del Estado de Talcahuano, toutes deux situées dans la région de Concepción. Cela fait maintenant 8 ans qu’il est emprisonné au Manzano. Ce n’est donc pas avant 2 ans encore qu’il pourra postuler aux bénéfices extra et intra pénitentiaires. Eduardo ne sait cependant pas combien de temps il sera emprisonné au total car il fait face à deux autres charges d’accusation pour lesquelles deux procès sont en suspens. La première de ces charges est relative à une «récupération», un assaut chez un grossiste de Quilpué, dans la région de Valparaíso, en novembre 1996. Les mouvements d’extrême gauche d’Amérique latine avait l’habitude d’appeler ces opérations des «récupérations», c’est-à-dire, des actions pour récupérer de l’argent accumulé sur le dos des travailleurs. Les autorités, par contre, ne voyaient pas les choses sous cet œil et employaient un autre mot pour qualifier ces actions: le vol. L’autre charge qui pèse contre lui concerne un affrontement avec la police qui eu lieu à la sortie de l’opération chez le grossiste. Le groupe de cambrioleurs s’était retrouvé nez à nez avec la police et des coups de feu furent tirés. Un carabinero trouva la mort dans ce violent échange et un autre fut blessé… Ces «récupérations», me dit Eduardo, furent effectuées pour financer un mouvement naissant dont il était membre fondateur, le Colectivo Obrero-sindical, une organisation révolutionnaire de travailleurs. L’argent ainsi «récupéré» servait à financer des grèves, des rencontres syndicales et permettait au collectif, par l’intermédiaire des groupes qui recevaient son appui financier, de marquer sa présence et de diffuser ses idées dans certains médias populaires, telle la radio et les journaux. Eduardo et deux autres personnes s’occupaient du financement de l’organisation politique, des «récupérations»; il s’est donc exposé à de grands risques et le voilà aujourd’hui prisonnier politique. Je mentionnais dans le premier texte qu’Eduardo était membre du Frente Patriótico Manuel Rodriguez (FPMR). Je me dois d’ajouter une rectification: il l’était bel et bien, mais au moment des faits qui lui sont reprochés il ne l’était plus. Il est cependant clair qu’avoir appartenu à une organisation qualifiée de ‘’terroriste’’ n’a certainement pas dû jouer en sa faveur lors de son procès. Encore une fois et comme pour les autres prisonniers dont j’ai traité le cas dans le texte précédent, les autorités gouvernementales nient le statut de prisonnier politique d’Eduardo; les actes qu’on lui reproche ont été commis après la fin de la dictature, il n’avait donc aucune raison de faire ce qu’il a fait, la démocratie ayant été réinstallée au pays. J’ai exposé ce que vaut cette ‘’démocratie’’ chilienne dans mon premier texte... Il y a un élément que je n’ai pas soulevé dans ce premier texte et qu’il est essentiel de mentionner ici. Si le système judiciaire chilien souffre de bien des irrégularités, la plus aberrante constitue probablement la suivante: les tribunaux militaires peuvent juger des civils(5). En les jugeant, ces tribunaux se retrouvent devant un profond conflit d’intérêts puisqu’ils se retrouvent juges et victimes en un même temps. C’est que la majorité des actions commises par les accusés qui passent devant ces tribunaux furent perpétrées contre les forces de sécurité. Les carabineros, les policiers chiliens, relèvent de l’armée. Et les gestes qu’on reproche à Eduardo comprennent la mort d’un carabinero et les blessures occasionnées à un autre (sans compter les charges pour port illégal d’arme et l’utilisation d’explosifs)... Dans de pareils cas, où les victimes des actes reprochés sont des policiers ou des soldats, les tribunaux militaires prennent en charge les procédures contre l’accusé et des peines incroyables s’accumulent ainsi. Si la mort violente d’une personne ne doit pas rester impunie, cela relève cependant d’une complète injustice et d’une grave atteinte à l’État de droit qu’un système judiciaire parallèle aux tribunaux civils fasse régner sa loi pour tout ce qui le concerne. Qui a maintenant la suprématie du pouvoir au Chili: l’État ou l’armée? C’est à se le demander. Il faut d’ailleurs mentionner que cette dernière, qui a perpétrée le coup d’État et dirigée la dictature, n’a pas changé ces mentalités depuis le retour de la ‘’démocratie’’ au pays. Il apparaît clairement que la dictature restera encore bien présente au Chili tant et aussi longtemps qu’une véritable réforme n’aura pas été orchestrée dans les rangs de l’institution militaire. Reinaldo Cortés a aussi été jugé par un tribunal militaire et sa peine en fut conséquemment démentielle (44 ans au total). Quant à lui, Eduardo m’avoue qu’il ne pense pas s’en tirer à moins de 30 ou 40 ans de peines cumulées après la conclusion des deux autres procès qui l’attendent. Malgré le fait d’être pris à l’intérieur de ces murs, Eduardo ne perd néanmoins pas son temps. Il étudie actuellement en quatrième année du programme de lycée polytechnique ‘’produits du bois’’. En même temps et cela depuis trois ans, il est en charge d’un programme d’enseignement pré universitaire dans la prison et s’occupe de l’enseignement des mathématiques aux prisonniers inscrits. Voilà une preuve qu’on peut apprendre et réaliser de grandes et belles choses même dans les conditions les plus précaires: trois étudiants du programme qui sont aujourd’hui en liberté totale fréquentent l’université. Déjà, l’heure des visites est terminée. Je prends l’adresse de la compagne d’Eduardo pour lui envoyer le texte lorsqu’il sera traduit. Nous donnons l’accolade à Eduardo et Reinaldo et pour moi ce sont encore des adieux, pas les derniers de mon séjour à Concepción, mais presque. J’aurai ainsi rencontré en deux temps les trois prisonniers politiques de la prison de Concepción, trois hommes qui sont pris dans les engrenages d’un système judiciaire complexe, où se mêlent les institutions civiles et militaires et pour lequel aussi trop souvent encore les adversaires politiques sont des opposants à mettre hors d’état de nuire. Un système, enfin, qui par son injustice favorise lui-même la révolte et la violence. Entre ces murs mêmes, il y a de cela quelques semaines, Héctor Sandoval me disait que tant qu’il y aurait de l’injustice, de la misère et de l’exploitation en ce bas monde, il y aurait de la révolte et ainsi, des prisonniers politiques. Et parce qu’on est pas près de mettre un terme à tous ces maux, il faut des gens et des organisations qui défendent et soutiennent ces prisonniers. Il faut de la solidarité. J’espère en apporter assez avec moi pour l’étendre dans mon milieu de vie. Dehors, Francísco et moi laissons la compagne d’Eduardo et rentrons à pied à Concepción. Francísco est l’avant dernière personne à qui je fais mes adieux à Concepción. J’aurais aimé le connaître plus. J’aurais aimé connaître sa poésie, ce qu’il écrit. Les voyages sont ainsi, nous rencontrons beaucoup de personnes et visitons beaucoup de lieux et quand tout se termine, nous comprenons qu’il y a encore beaucoup à connaître ou qu’on aurait pu connaître mieux. Mais le lien de la solidarité est un lien qui fait fi de tout ça; quand nous reconnaissons cet engagement chez un autre, il se crée un lien qui risque bien de nous unir pour longtemps encore, peu importe si nous nous connaissons beaucoup ou peu. La dernière personne à qui je fais mes adieux à Concepción est une amie journaliste de la ‘’Pastoral Obrera’’. Je pensais passer seul cette dernière soirée à Concepción, avant de prendre le bus à minuit pour le désert d’Atacama, mais heureusement, je passe cette soirée-là en agréable compagnie. Au fil des conversations, nous trouvons que nous avons des ancêtres écossais qui portent le même nom de famille. Le monde est petit. Nous faisons tous partie du même monde. En conséquence, la solidarité est essentiel et ne doit pas seulement s’exercer localement ou à l’échelle nationale, mais doit aussi traverser les frontières. Je ne crois pas affirmer quelque chose de bien nouveau ici. Quand une partie d’un tout a des problèmes, le tout s’en trouve affecté. Ainsi les problèmes des uns sont les problèmes de tous. Le bonheur des uns, le véritable, vient du bonheur de tous. Notes: (1) Voir sur le site du CMAQ, le reportage paru en français et en espagnol sous le titre ‘’Prisonniers politiques en démocratie: quelques heures en compagnie d’un ex-prisonnier politique chilien’’. (2) Voilà une bonne nouvelle! Il a obtenu cette permission peu après ma visite au Manzano en juin dernier (il n’y a cependant aucun lien de cause à effet entre les deux événements). Après plus de 12 ans d’incarcération, il était temps qu’il l’obtienne. La plupart des prisonniers l’obtienne généralement après 10 ans. (3) En fait, à quel pays du monde cette question ne s’applique-t-elle pas? (4) Pierrre Vayssière, Les révolutions d’Amérique latine, Paris, Éditions du Seuil, 1991, pp.184-185 et 234-236. (5) Ivan Valdés, dans El Siglo, volume XXXVII no.1, Juillet/Août 2003, p.27.
Site concernant la situation des prisonniers politiques chiliens.
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