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La production marchandeLouise-Ann Maher, Samedi, Juillet 10, 2004 - 06:05
Hubert Houdoy
Naufragé sur son île, Robinson est seul. Il échappe à la pression conforme de son ethnie. Il n'a pas l'espoir de sa reproduction biologique, tout au moins en tant qu'être humain. Avec la reproduction individuelle, premier niveau de la reproduction, les illusions les plus prégnantes lui sont fermées. D'où une première phase de profond désespoir. Pourtant, ressaisi, il effectue un nouveau parcours désirant. Au terme de cette évolution, il accède à un second niveau de la reproduction. Se sachant mortel, il se consacre à un travail amoureux: la mise en valeur mutuelle de l'île et de lui-même. C'est ainsi qu'il réconcilie sa nature et sa culture. Leur solidarité réside dans leur présupposition réciproque. Il en tire son équilibre, sa conscience d'être et sa dynamique. Nous savons que c'est par une très profonde ré-appropriation de sa culture qu'il échappe au désespoir. Des circonstances très concrètes l'y incitent. Entre autres, le fait qu'il assume indistinctement les travaux masculins et féminins. La division sexuelle du travail n'a pas cours pour lui. Son développement personnel est donc double. Il est d'autant plus fort. Est important aussi le fait que le travail de Robinson soit un perpétuel dialogue avec la nature. Tant et si bien qu'en lui, le développement de la culture ne peut divorcer du développement de la nature. C'est en quoi il se sépare radicalement de la culture ethnique. En réalité, Robinson s'adonne, corps et âme, à l'inceste naturel. C'est pourquoi nous parlons de son travail amoureux. Contrairement à ce qui est condamnable dans l'inceste culturel, la possession charnelle d'un enfant par un parent, l'inceste naturel de Robinson ne connaît ni propriété ni possession. A contrario, le travail amoureux de Robinson nous permet d'interroger la distinction qu'opère notre culture entre production et reproduction. Cette distinction s'instaure par la division sexuelle du travail et surtout par la séparation du travail et de l'amour. La reproduction individuelle, activité féminine, jalousée par les hommes, est soumise à la production matérielle, activité culturellement masculine. Pourtant, la production n'a jamais été la fonction la plus noble dans la société. Contrairement à l'appropriation, elle n'est pas l'obsession des sociétés hiérarchiques. La production se développe sous la pression et les contraintes de l'appropriation. Pourtant, elle se développe malgré elle et souvent contre elle. La domination de la production matérielle sur la reproduction individuelle est donc une conséquence de la domination de l'appropriation sur la production. Il semble que l'appropriation soit une forme fantasmatique de la reproduction. Autrement dit, la relation hiérarchisée entre production matérielle et reproduction individuelle est dépendante de la relation entre appropriation symbolique et production matérielle. 1. Le travail domestique Dans "L'impossible travail des femmes...", Louise Vandelac constate, après bien d'autres, que le travail féminin est sous-évalué. Ce fait économique, massif, est indéniable. C'est un problème pratique pour la plupart des femmes. Mais c'est à juste titre que Louise Vandelac souligne que le problème théorique ne réside pas tant dans la minoration que dans l'évaluation elle-même. Car, si le travail domestique est non payé, c'est parce qu'il n'appartient pas à la sphère marchande de la vie. La production domestique moderne n'est pas moins importante que dans le passé. Loin de là. Sa caractéristique est d'être une production domestique invisible. L'absence de forme marchande du travail domestique le rend économiquement et socialement invisible. Dans un monde spéculaire, spectaculaire, où seul le marchand est visible, le gratuit (amour), le naturel (reproduction) et le privé (activité domestique) sont réputés ne pas exister ou ne pas avoir d'importance. La sphère familiale dans laquelle ces activités domestiques se déroulent est beaucoup trop étroite pour que les mécanismes de la rationalisation et de la production de masse puissent s'y développer. C'est pourquoi ils se développent en amont (industrie agro-alimentaire, électroménager, bâtiment) ou en aval (services à la personne, éducation nationale, marché du sport et des loisirs) de la famille. La rationalisation se développe là où la production matérielle (y compris informationelle) peut amorcer le processus de son autonomisation. Les travailleuses domestiques connaissent une exclusion sociale proche de celle des chômeurs et de tous les exclus du monde salarial. Pourtant, une existence sociale par procuration leur est offerte. "Elle vit sa vie par procuration" (J. J. Goldman). D'où une existence sociale de second ordre. 2. La reproduction Pour expliquer la minoration du travail domestique féminin, Louise Vandelac élargit le problème à celui de l'occultation de la reproduction humaine. Elle voit dans l'analyse de cette occultation un "élément clé de la critique féministe en sciences sociales". Cette critique rejoint celle qu'autorisent l'écologie et l'économie au nom de la recherche d'un développement durable. Elle renforce les critiques féministes de la psychanalyse historique et du marxisme. Toutes ces critiques contribuent à sortir la nature du refoulement qui inaugura la culture. Nous avons montré, par l'analyse du mythe d'Oedipe, qu'avec la prétendue prohibition de l'inceste se mettait en place un véritable échange de femmes entre hommes et un dangereux refoulement de la nature. Sur la base de cette position dominante de la masculinité et des valeurs imaginaires qui lui sont associées, le développement de la sphère économique et celui de la production matérielle font lentement émerger un intérêt économique préconscient et mystificateur. Peu à peu, l'homo oeconomicus prend la place des dieux et de la religion. Il est au coeur des discours fondateurs de l'économie moderne. D'où Adam Smith et la Richesse des Nations. C'est ainsi que reproduction et nature sont hors-culture ethnique avant d'être hors-la-loi économique: "La re/production humaine, cette activité de caractère hautement social, disparaît avec les femmes dans la Nature. (L. Vandelac, L'impossible travail des femmes..., p. 112)". La re/production humaine, la capacité de donner la vie, va rejoindre la vaste inconscience naturelle dans le refoulé. Faut-il y voir la suite du refoulement de la nature attaché à la subordination des femmes et des enfants ? C'est certain, s'agissant de l'histoire de la culture. Faut-il y voir la prolongation de la créativité de la nature ? C'est possible, puisque l'histoire de la nature est beaucoup plus ancienne que celle de la culture. Mais le refoulement n'est jamais une amélioration. Toute activité doit accéder à sa propre expression, individuelle et sociale. Comme le fit Robinson, nous devons nous ré-approprier notre nature et notre culture. Nous le ferons en donnant à la nature, à la femme, à l'enfant et à tous les prétendus inférieurs, leurs justes places. 3. Le salariat Notre vision et l'organisation de la famille dépendent du refoulement connotatif de la femme et de la nature. La famille dépend aussi de l'organisation plus générale de la société. C'est ainsi que le développement des rapports marchands puis du salariat ont fortement modifié l'image, la taille et le fonctionnement réel ou symbolique de la famille. L'appropriation, dans l'économie capitaliste, se caractérise par la séparation du capital et du travail. Si l'on reprend la terminologie marxienne, la sphère domestique moderne "remplit l'ensemble des conditions" de la vente de la force de travail par un travailleur libre. (L. Vandelac, L'impossible travail des femmes..., p. 115)". Le salarié, supposé masculin, assure la transition entre la sphère marchande et cette partie de la sphère non-marchande qu'est la famille étroite ou la sphère domestique moderne. La vie de famille joue donc un rôle dans la percolation des revenus nécessaire au multiplicateur d'investissements. D'où l'importance de la pression publicitaire sur la femme et sur l'enfant pour soumettre la consommation familiale, comme la production matérielle, aux impératifs de l'appropriation. Le salarié chef de famille est aussi un relais dans la chaîne de la domination. Symbole de sa soumission (contrat de subordination) dans la sphère industrielle de la production matérielle, le salaire est le symbole de sa domination relative dans la sphère domestique. Au moins au niveau des rôles moyens ou archétypiques. Car les relations individuelles, fonctions des tempéraments autant que des histoires familiales affectives, peuvent diverger notablement des rôles supposés par la théorie de la valeur ou l'hypothèse de la reproduction de la société.
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