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Ce n'est pas seulement le modele néolibéral, mais aussi le modèle brésilien qu'il faut changerAnonyme, Lundi, Mai 24, 2004 - 04:17
Gilles de Staal
Un peu comme si la désillusion et l'amertume laissées par les gouvernements de gauche en France nourrissaient une appréhension par analogie quant à l'impossibilité de croire qu'une gauche parvenue au pouvoir par les voies institutionnelles dans un pays d'envergure significative puisse faire autre chose que se courber aux consensus néolibéraux et aux exigences de l'univers financier. Trahir, en quelque sorte comme une fatalité. Pour ce qui est des grands médias d'information (Le Monde, Libé.), passée la ferveur sympathique des premières semaines, l'enthousiasme de Porto Alegre et les flots de drapeaux rouges, ils ont surtout manifesté leur soulagement à voir le gouvernement Lula se conformer avec application au plan du FMI, évitant ainsi une faillite du pays à côté de laquelle la banqueroute argentine de l'hiver 2000-2001 aurait fait pâle... tout en s'offrant au passage le plaisir d'opposer - avec cet art de l'amalgame dans lequel ils excellent - le sage réalisme du bon Lula qui, lui, n'hésite pas à faire la réforme des retraites publiques, à l'obstination doctrinaire des grévistes français et de l'extrême gauche confondus. Quant au suivi et à l'analyse de la situation politique brésilienne à partir de la victoire de Lula - le rapport du gouvernement et des mouvements populaires, syndicaux, citoyens, l'évolution des conflits sociaux, la chronique des ingrédients de crise politique dessinée par l'élection d'un tel gouvernement avec une opposition conservatrice hégémonique dans pratiquement toutes les autres institutions du pouvoir (l'alliance gouvernementale est minoritaire dans les deux chambres du Congrès fédéral ; dans tous les parlements des États fédérés, la droite gouverne sans partage 22 de ces 27 États et détient à travers eux le pouvoir judiciaire et l'essentiel de la force publique, sans parler de la mainmise des groupes oligarchiques ou corporatifs sur les grandes institutions économiques et sociales) - il est surprenant de constater qu'aucun média, fut il carrément de gauche, n'a semblé s'en soucier depuis un an. Tout au plus, ici ou là, un reportage ou un témoignage sur une lutte, un conflit, une situation ou une expérience particulière, généralement archétypé, dans lequel la situation politique elle même ne tient lieu que d'ambiance. Du coup, les rares discussions autour de l'expérience du gouvernement PT flottent-elles dans une complète absence de contextualisation politique, d'analyse de la société et de la situation brésiliennes, des conditions et des priorités de l'action politique, et tendent naturellement à se fixer autour des préoccupations et des enjeux, non plus de la situation politique au Brésil, mais du mouvement altermondialiste lui même, quand ce n'est pas ceux de la construction d'une « gauche alternative » en France. Cela donne inévitablement des illusions d'optique. Cela ouvre aussi la voie à des raisonnements et jugements par analogies, où l'acceptation du plan du FMI à la veille de l'investiture de Lula, est assimilée à Maastricht et Amsterdam, Lula aux figures de Jospin voire de Blair, et la réforme des retraites publiques à une entreprise de « remise en cause générale des acquis sociaux des salariés brésiliens » (acquis enviables, comme chacun sait !) sous caution d'un PT converti au social libéralisme. La dernière livraison de la revue Carré Rouge, d'Inprecor, ou encore le récent éditorial de Daniel Ben Saïd, « La peur triomphe de l'espérance », peuvent donner une idée de la virulence de ce type de raisonnement. Sauf que : la défense des avantages du régime de retraite des fonctionnaires, (nous y reviendrons) n'est, hélas, sûrement pas exemplaire des problèmes sociaux que les travailleurs et exclus brésiliens ont à affronter et qu'un gouvernement populaire doit résoudre, et l'appui apporté par les associations de retraités du privé à la réforme gouvernementale en est un indice ; le PT, ni par son histoire, ses origines et ses traditions idéologiques, ni par le profil et la biographie de ses militants et dirigeants, ni par son insertion dans les luttes sociales et politiques du pays, ne ressemble, de près ou de loin, à la social démocratie européenne contemporaine ; enfin, aucune déclaration, aucun geste politique, aucune mesure concrète ne permet d'extrapoler que le parti ou le gouvernement aient renoncé à mettre en ouvre le programme social, économique et politique sur lequel ils ont été élus, ni même à en repousser les échéances. Fallait il rompre avec le FMI ? L'accord avec le FMI, tout d'abord, signé fin 2002 par le précédent gouvernement mais avec l'aval du PT. La première question serait de savoir tout simplement si les conditions en étaient vraiment négociables. Avec 106 milliards de dollars de déficit pour 10 milliards en réserves, une dette publique de 57 % du PIB, des taux directeurs à 26 %, une inflation de 30 % sur douze mois, un État ayant perdu par les privatisations la plupart de ses ressources productives, un des risques pays les plus élevés du monde à 2000 points, un déficit commercial constant depuis six ans, une stagnation des exportations et de la production industrielle, un chômage à 19 % et une monnaie menacée de descendre à sa valeur papier, l'alternative était d'obtenir, quoi qu'il en coûte, le renouvellement des lignes de crédit et le maintien dans les organismes multilatéraux, ou bien d'inaugurer le mandat de Lula par une faillite nationale à la manière argentine ... multipliée par dix. Il fallait rompre, dit en substance Daniel Ben Saïd, dans la foulée de trois députés de l'extrême gauche « pétiste », et « constituer avec l'Argentine et le Venezuela un front des pays débiteurs » face aux puissances et institutions internationales créancières. Passons sur la contre-puissance d'un tel « front », appuyé sur deux pays plongés dans un chaos incertain et qui ne surnagent, à vrai dire, que grâce aux bouées lancées par ... le Brésil. Rompre, signifiait, ipso facto, doubler la banqueroute économique d'une crise politique frontale immédiate qui, en tout état de cause et au simple vu des rapports de forces dans l'ensemble des institutions, aurait fait du gouvernement Lula l'otage pur et simple des oligarchies politiques et paternalistes du pays. Le gouvernement a donc accepté sans barguigner l'austérité imposée, non comme un bienfait mais comme une contrainte, sans rien dissimuler du retard et du coût social que cela faisait peser sur la société. Un exemple évitera une avalanche d'indices économiques : sur les seules six principales capitales côtières (26 millions d'habitants), les chiffres du travail infantile sont passés de 88 000 à 132 000 en un an ! La différence marquée avec les politiques antérieures tient par contre à l'objectif immédiat cette fois ci poursuivi : jusque là, il ne s'agissait, à chaque accord et nouveau crédit du FMI, que d'échanger la dépendance financière, indéfiniment aggravée, contre l'assurance de la pérennité du modèle d'accumulation et d'exploitation du pays : les déficits couraient, la dette s'accumulait, la société sombrait, mais le modèle brésilien demeurait. Cette fois-ci, l'objectif est de dégager l'économie de sa vulnérabilité financière internationale pour l'engager sur un développement durable. Aussi, l'interprétation de l'accord par le gouvernement préservait-il un aspect essentiel, souligné par le ministre de l'économie, Antonio Palocci : « Dès la première rencontre, nous avons dit clairement au FMI que nous entendions préserver notre autonomie pour décider de notre politique macro économique. Le gouvernement n'entend discuter que chiffres et statistiques, c'est à dire de sa capacité à retrouver crédit au plan international. » Pas question de discuter du contenu des réformes fiscales ou des retraites, de la politique d'investissement des compagnies nationales, de la destination des investissements publics ou de l'usage des budgets sociaux. Sur ces sujets, les demandes du FMI se sont heurté à une courtoise mais invariable fin de non recevoir. Pour Palocci, comme pour l'entourage de Lula, le respect de cet accord, malgré ses conséquences amères, n'avait pas pour seule ni même principale raison le maintien d'une ligne de crédit de 30 milliards de dollars sur un an. Le but était de rétablir la confiance internationale des États partenaires et des investisseurs, pour pouvoir notamment baisser des taux directeurs suffocants pour la croissance, retrouver un équilibre monétaire, relancer l'investissement intérieur et l'emprunt industriel, redonner à l'État la disposition de ses ressources... bref, engager dans des conditions favorables en termes de souveraineté, la transition vers le modèle de développement dont le gouvernement continue de proclamer l'urgence : réforme agraire, autosuffisance alimentaire, orientation des investissements et redistribution des revenus vers un marché de 175 millions de Brésiliens et non pas de 35 millions comme actuellement [1], intériorisation du pays, inclusion sociale, démocratie participative dans un État universaliste et redistributif ... L'accord avec le FMI portait sur un programme d'un an. Nous y sommes. Et de fait, la fermeté du gouvernement dans l'application de cette politique, semble porter les fruits espérés. Le risque pays est redescendu à un niveau banal en dessous de 500 points, la balance commerciale a retrouvé son excédent d'il y a quinze ans, le réal a repris 30 % de sa valeur, l'inflation se situe en dessous de 7 % sur les douze mois écoulés, les taux directeurs ont régulièrement baissé depuis août perdant déjà dix points et devraient descendre en dessous des 10 % en 2004, ce qui serait une première depuis quinze ans, la consommation reprend, les partenaires internationaux sont confiants, FMI et Banque Mondiale n'ont eu qu'à donner leur quitus. L'offensive diplomatique : Cancun et Miami Mais il y avait une autre raison pour ne pas rompre. Si le Brésil de Lula prétend s'engager sur un modèle de développement tournant le dos au néolibéralisme, ce n'est pas au nom d'un nationalisme étatique et protectionniste autosuffisant. C'est en tant qu'État et puissance économique qu'il entend lutter contre la mondialisation, telle qu'elle s'organise selon les seuls intérêts des puissances centrales, et non seulement par un discours dénonciateur lancé depuis les tribunes de meetings. L'économie brésilienne, à la différence des autres économies latino-américaines, est une économie complexe, profondément dépendante de son insertion internationale, tant pour ses marchés d'exportation que pour ses investissements productifs internes. Le projet brésilien de développement repose donc aussi sur une lutte décisive, au sein de l'ensemble des institutions et organismes internationaux de crédit, de commerce, de coopération économique, technologique, culturelle ... dominés par les intérêts néolibéraux américano-européens. Il s'agit pour lui, non seulement de maintenir sa présence dans ces organismes, mais surtout d'y conquérir le poids et la crédibilité suffisants pour y amorcer des convergences et des polarisations nouvelles qui modifient ces rapports de forces, créent des circuits d'échanges internationaux différents, instaurent de nouveaux pôles dans la circulation des marchandises et des capitaux. Le but est de dégager l'espace pour faire exister et croître un ensemble de partenaires nouveaux, distinct de ceux qui dominent aujourd'hui le marché, et dont les intérêts convergent avec ceux que le Brésil cherche à mettre en oeuvre. Des partenaires à la mesure aussi de son importance économique et géopolitique. A terme, il vise une réorganisation de l'ordre international lui même, et de ses institutions : l'ONU évidemment, mais aussi la construction des ensembles régionaux, les relations nord-sud, la coopération multilatérale, les accords de sécurité collective, etc. C'est sous cet angle qu'il faut comprendre l'intense activité déployée par le Brésil sur le plan international depuis un an. Le premier objectif est de reconstruire et renforcer les institutions régionales comme le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay, plus Chili), les élargir aux autres pays comme ceux du Pacte Andin (Venezuela, Colombie, Equateur, Bolivie, Pérou), les étendre à d'autres domaines que la seule coopération économique vers une intégration politique, culturelle, et institutionnelle, afin de constituer un contrepoids crédible aux projets américains d'un Accord de Libre Commerce des Amériques (ALCA) [ed: ZLÉA] et empêcher que ce dernier ne soit qu'une annexion commerciale de l'Amérique du Sud par celle du Nord. Or cet objectif ne peut se limiter à une vision bolivarienne d'une autre époque. Il s'agit de l'inclure dans une politique conjointe des pays du Sud, notamment dans les négociations de l'OMC, celles de Kyoto, de l'articuler à l'établissement de partenariats économiques, technologiques, culturels, avec les puissances potentielles, mais marginalisées isolément, que représentent des pays comme l'Afrique du Sud, l'Inde, la Chine, la Russie, afin que puissent peser sur les évolutions générales du monde d'autres intérêts et préoccupations que ceux des seules puissances américano européennes. La politique internationale d'un pays n'est que le prolongement de sa politique nationale. Il est étrange de constater, chez les critiques « de gauche » qui, comme Daniel Ben Saïd ne voient dans Lula « qu'un néo-blairisme version bossa nova », le soutien qu'ils concèdent néanmoins à la diplomatie brésilienne. Mais celle-ci aurait-elle pu, en septembre, bloquer le sommet de l'OMC à Cancun, y former le groupe G 20 et permettre à celui-ci de résister à toutes les pressions visant son effritement, aurait-elle pu en novembre, à Miami, contraindre les USA à accepter une ALCA « light » sans aucune des conditions américaines sur la propriété intellectuelle, les marchés audiovisuels et de communication de masse, les services financiers, les commandes d'Etat, les dépenses d'équipement, les ressources naturelles, le code des investissements, les réparations financières, etc. [2], si le Brésil n'avait pas su préalablement préserver sa présence et renforcer son crédit dans les institutions internationales telles que le FMI, la Banque mondiale ou l'OMC ? Aurait-il pu tout au long de l'année s'opposer avec succès aux désirs d'ingérence américaine au Venezuela, en Colombie, en Bolivie ; aurait-il pu signer les innombrables accords bilatéraux de coopération commerciale, industrielle, technologique, culturelle avec l'Afrique du Sud, l'Inde, la Chine, la Russie, les pays arabes, et engranger leur soutien croissant pour son projet de réforme du Conseil de Sécurité si, dès la première année, il s'était présenté comme le gouvernement sans assise politique institutionnelle d'un pays en faillite économique ? La réforme des retraites Derrière cette idée que le gouvernement Lula, plutôt qu'accepter le plan du FMI, aurait dû libérer le pays de la reconnaissance de sa dette, il y a une lecture récurrente des traditions de la gauche nationaliste et populiste brésilienne. En gros, récupérer les richesses injustement spoliées à la nation par le capital étranger qui, par sa prédation serait responsable de la crise sociale et de la grande exclusion. On y retrouve aussi des traits de l'idéologie de « libération nationale » qui fait de l'État et de la nation des entités désincarnées victimes de l'impérialisme. C'est oublier que le Brésil n'est le résultat d'aucune domination « étrangère » et n'a jamais été colonisé que par les Brésiliens eux mêmes ! Cette lecture est aveugle sur l'analyse de la formation sociale et, notamment, de la place, tout à fait particulière au Brésil, de l'État dans la reproduction des rapports sociaux de domination et d'exploitation, qui différencie pourtant profondément la société brésilienne des formations sociales capitalistes d'Europe ou d'Amérique du Nord. L'analogie tracée par Ben Saïd entre la réforme des retraites de Lula et les réformes européennes actuelles - « la réforme des retraites (...) s'inscrit docilement (...) dans le modèle des réformes en cours dans plusieurs pays du monde » - ou les contre-mesures proposées par Jean Puyade dans Carré Rouge, « aligner tous les travailleurs sur les acquis des fonctionnaires », sont de ce point de vue significatives. La question est assez sensible en France pour qu'on s'y arrête, d'autant que le simple énoncé des faits est éloquent. Quels étaient donc ces acquis du régime de retraite des fonctionnaires brésiliens ? Sans aucun plafonnement, tout fonctionnaire ayant dix ans de service pouvait partir de plein droit à la retraite à 48 ans pour les femmes et 53 ans pour les hommes, avec l'intégralité de son dernier traitement augmenté à l'échelon supérieur ; en cas de décès du retraité, les ayants droit directs continuaient de toucher l'intégralité de la retraite du défunt sous forme de pension. L'âge moyen d'entrée dans la fonction publique est de 34 ans, celui du départ en retraite de 54 ans, et la mortalité moyenne à 77 ans. Ce régime concerne actuellement environs 5 millions de fonctionnaires, fédéraux, des États, et municipaux, répartis globalement entre une moitié d'actifs et une autre moitié de retraités. 13 milliards d'Euros sont consacrés par la contribution publique à financer les seules retraites de 3,2 millions d'ex fonctionnaires en y incluant les militaires. C'est aussi la contribution publique qui finance les retraites du régime général, le secteur privé, mais pour un montant total de 5 milliards d'Euros seulement, répartis entre 21 millions de salariés du privé qui, eux, partent à 60 et 65 ans, pour une mortalité moyenne à 70 ans, avec une retraite de 70 % de la moyenne salariale calculée sur 40 ans, et plafonnée à 350 Euros, soit 3,5 SMIC. Un « complément » est possible dans le privé, en fonction des applications financières volontaires de chacun. Comme on le voit, l'inégalité est criante, et cela honore Jean Puyade de vouloir « aligner tous les salariés sur les acquis des fonctionnaires » ; mais pourquoi ne propose-t-il pas plus simplement l'abolition du salariat pour sortir du néolibéralisme ? En quoi consiste, principalement, la réforme du gouvernement Lula ? Tout d'abord, l'établissement, pour le publique et le privé, d'un plafond commun unique des retraites financées par l'État, d'un montant de 800 Euros, soit 8 SMIC, c'est à dire précisément le niveau de revenus à partir duquel commencent les 30 % de Brésiliens les plus aisés. Ensuite, l'établissement, pour le privé et le publique, du plein droit à la retraite à partir de 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes, sur la base de 30 et 35 ans d'activité, et 20 ans de service pour les fonctionnaires. Enfin, l'intégralité du dernier traitement pour la retraite des fonctionnaires est maintenu, jusqu'au plafond des 8 SMIC, les compléments, au-delà de ce plafond, pouvant être pris en charge par des fonds de pension exclusifs et publics, investis par l'État dans les budgets sociaux et d'équipement. Quant aux pensions des ayants droit, elles ne seront plus que de 70 % du montant de la retraite du défunt. Outre l'économie de 2 milliards d'Euros sur les budgets publics, et de l'extension prévue du système aux salariés jusque-là sans couverture vieillesse, la réforme permet une forte amélioration des retraites du privé et une répartition plus équitable des contributions par l'impôt de chacun, à la protection sociale de tous. Il reste de la marge avant de parler de réforme néolibérale. Il y a, c'est vrai, la question des fonds de pension, qui ne concerne que les hauts revenus ; mais ils existaient déjà, sous une forme totalement sauvage, et l'État ne vient qu'intervenir pour en réglementer et orienter l'utilisation. En clair, si pour le guichetier les choses ne changent guère sauf l'âge de son départ, le juge à la retraite, lui, par exemple, au lieu d'investir son revenu dans l'immobilier à Miami Beach, devra, pour garder l'intégralité de sa retraite, investir durant sa carrière dans la construction des viaducs reliant les régions rurales enclavées aux métropoles de la côte. Il y aurait sans doute à s'interroger sur le choix par nos amis trotskistes, de ce cheval de bataille, la réforme des retraites, pour lancer une campagne internationale, pétition à la clef, dénonçant pêle-mêle le « néo-blairisme » du gouvernement Lula accusé de fomenter « une agression généralisée (!) contre les conquêtes sociales ». La place manque ici pour s'y appesantir. Les difficultés politiques de leurs amis brésiliens y ont sans doute leur part. Made, made, made... made in Brazil ! À vrai dire, le mirobolant régime de retraites dont bénéficiaient (et bénéficieront encore, durant une transition graduelle) les fonctionnaires brésiliens ne tenait à aucune « conquête sociale », mais bien à l'héritage d'un État formé, au cours du siècle, à travers 40 ans de dictatures bureaucratiques et militaires. Il reflète, en même temps, une société exclusivement consacrée à la reproduction sociale de ses classes supérieures et dites moyennes, celles accédant à la consommation des biens marchands, et représentant environ un tiers de la population. La notion de service public, au Brésil, n'existe qu'à l'usage exclusif de l'élite, et des classes sociales travailleuses dont elle a besoin de s'entourer pour s'assurer les services et les biens d'usages nécessaires à ses modèles d'existence et de consommation. Les transports publics d'État n'existent que pour les voies aériennes ou le métro dans les capitales. L'enseignement public gratuit ne fonctionne que dans l'enseignement supérieur, pour ceux qui ont pu payer des études primaires et secondaires coûteuses. La liberté publique de la presse est du monopole exclusif de la corporation des journalistes diplômés, qui seul ont le droit légal d'écrire et de publier des journaux ... etc. Que le Brésil soit bien la société où la concentration des richesse et des revenus est la plus élevée et inégalitaire du monde, cela ne tient pas, et de loin, aux seules politiques néolibérales. Cela s'inscrit dans les tendances longues des cinquante dernières années, voire du siècle, et repose sur une concentration en biens fonciers supérieure à celle en revenus. La croissance des revenus et celle de la consommation sont ainsi liées à la concentration des richesses, développant le marché dans une sphère chaque fois plus restreinte et l'exclusion dans des espaces plus vastes. Enfin, parmi les 5 % les plus riches, la concentration de richesse croit de façon exponentielle, faisant de la richesse de quelques groupes le principal objet de la croissance générale. Cette richesse foncière, base de l'élite sociale, reste la source quasi unique de la puissance exportatrice du pays, parmi les dix premiers producteurs dans pratiquement tous les domaines agro industriels et extractifs. Pour cette « bourgeoisie », mais le terme d'oligarchie lui convient mieux, la productivité industrielle en biens d'usages, le développement technologique, la production de biens d'équipements, l'énorme production d'activités de services, autrement dit toute la devanture d'un capitalisme américanisé et ultra développé que le Brésil présente, ne sont que les terrains de consommation de sa puissance financière. Consommation pour compte propre, qui délimite les « frontières » de ce marché interne de 50 millions de consommateurs. Cela explique la place symbolique et politique de la notion de latifundio, comprise non pas comme simple disposition foncière mais comme représentation des rapports sociaux. C'est sur ce paradigme que fonctionne la société toute entière, autour d'une oligarchie qui n'existe que par son rapport au marché mondial dont elle dépend structurellement pour la réalisation de ses produits, et qui assure sa domination par l'exclusion hors du marché intérieur de 60 % de la population, soit 100 à 120 millions de personnes, à qui elle peut en redistribuer les biens et les accès au travail comme autant d'obligeances paternalistes source de redevabilité. Cela forme une culture du monopole et une culture d'élites qui se retrouvent dans tous les aspects de la représentation sociale. Le néolibéralisme n'a fait que porter ces tendances profondes du modèle brésilien à des logiques extrêmes [3]. Ce n'est donc pas seulement le modèle néolibéral qu'il faut remettre en cause, mais c'est aussi le modèle brésilien. Rien ne sert par exemple d'avoir une politique des revenus si elle n'est pas liée à une réorganisation de la répartition des richesses, ce qui suppose agir sur le régime de propriété, c'est à dire des changements institutionnels. Ces caractéristiques de la domination oligarchique et paternaliste ne se distinguent pas seulement des autres sociétés développées par l'exclusion du plus grand nombre du libre accès au marché, mais aussi par la place de l'État dans le dispositif de domination. Si le Brésil, comme le montre l'élection de Lula, est une démocratie, l'État et ses institutions sont, comme le dit Frei Betto, organisateur de la campagne Faim Zéro, « une démocratie pour montrer aux touristes anglais » . Héritier de la « République des propriétaires », et de l'épaisse couche bureaucratique de 40 ans de dictatures, il est le reflet et l'instrument de cette culture d'élites et de monopoles. Fragmentées en « autarchies » (sic) territoriales par le système fédéral, organisées sur le mode corporatif, les institutions sont entièrement et directement appropriées par les groupes oligarchiques maîtres du territoire et des richesses, qui s'en répartissent le monopole, formant ni plus ni moins ainsi la cartographie politique du pays. Quand, par exemple, le PT conquit pour la première fois la mairie de Sao Paulo, il découvrit que 53 entreprises seulement détenaient l'intégralité des marchés publics, des sous-traitances et des partenariats de la troisième ville du monde ! L'État, on l'a vu, reflète la concentration générale des richesses, en mobilisant pour son fonctionnement 57 % du PIB, mais si la moitié des budgets publics sont illégalement détournés par les élites politiques qui les tiennent comme leur bien propre et en usent à titre de privilèges, protections, ou faveurs, pour pérenniser leur domination, cela relève du mode « normal » de fonctionnement du système bien plus que de sa « corruption ». Ainsi l'État traverse-t-il la société toute entière, non pas comme un appareil de régulation et de cohésion sociale à travers une loi commune à tous, mais comme un instrument de lien clientéliste des monopoles paternalistes qui en assument la propriété directe, et dont la loi ne s'applique qu'aux « autres » [4]. On comprend au passage pourquoi tous les projets de développement nationaliste fondés sur les nationalisations, l'idée de se réapproprier la dette et de rétablir la souveraineté sur les richesses nationales, n'ont historiquement abouti qu'au renforcement des oligarchies paternalistes sous couvert de populisme, suivi de renégociations ultérieures avec les marchés internationaux. Il en découle que tout déploiement de l'État vers un nouveau modèle économique, requiert d'abord un profond changement des formes et des moeurs du pouvoir politique, une démocratisation de la nation ou, autrement dit, une désappropriation de l'État... Démocratie, justice, sécurité : réforme agraire Il n'est donc pas surprenant que ce soit sur les questions institutionnelles, celles des rapports entre la société et le pouvoir, que depuis l'investiture de Lula, s'accumulent les polarisations les plus porteuses de confrontations politiques et sociales. C'est autour de ces enjeux que l'action gouvernementale et les exigences populaires rencontrent la résistance la plus acharnée, brutale et retorse des oligarchies paternalistes et corporatistes, celles là même qui dominent les majorités parlementaires, qui contrôlent l'appareil judiciaire, les effectifs de la force publique, les gouvernements de la plupart des États, les institutions sociales et économiques, les médias ... et bien sûr, la terre. Il s'agit de questions qui touchent aux bases du modèle de domination paternalo-oligarchique brésilien, notamment : - La réorganisation de l'administration des États et des institutions de la Fédération et l'examen publique de leur corruption ; - la recomposition et le contrôle démocratique sur le pouvoir judiciaire ; - a réorganisation et le contrôle démocratique sur la force publique. La question de la réforme agraire condense, autour de la légitimité du droit foncier, ces trois questions en une seule. Et là, on est loin du consensus parlementaire que le PT a réussi à imposer pour faire accepter sa stratégie économique et la réforme fiscale ou celle des retraites. Le pouvoir politique réel se ramène aujourd'hui le plus souvent à celui de féodalités clientélistes, parfois familiales, régnant sur des États, des villes, ou des monopoles économiques entiers, détournant le bien public à leur gré en monnayant appui ou opposition au pouvoir fédéral sous la devise : « Après moi le déluge ». 30 milliards de dollars (le montant total de la ligne de crédit obtenu auprès du FMI on sait à quel prix !) détournés des administrations publiques à travers la banque d'État du Parana (Banestado) entre 1996 et 2000 dans un schéma impliquant plus de 400 politiciens et hauts fonctionnaires, découverts à New-York par la Police Fédérale Brésilienne ; 41 millions de dollars détournés du fisc par la seule camarilla familiale du gouvernement de Rio de Janeiro, gelés en Suisse à la demande du Ministère Public ; des États entiers placés, en tant que tels, sous enquête fédérale comme celui de l'Espirito Santo ... etc. Pour prendre la mesure : le volume de lavage d'argent concernant la corruption politique a dépassé depuis deux ou trois ans celui provenant du trafic de drogues et d'armes, ce qui tend à dire que ce n'est plus le gangstérisme qui peut corrompre le politique mais bien désormais le politique qui prend le contrôle du gangstérisme. C'est la définition d'un narco-État. Vue sous cet angle, la violence urbaine armée et organisée dans les grandes capitales d'États prend le tour d'un enjeu politique très lourd de danger. C'est par dizaine de milliers de tués chaque année que la population pauvre en fait les frais. Il est difficile de croire que la vague extrême et spectaculaire de violence armée qui déferle sur Rio et menace Sao Paulo depuis le printemps soit complètement étrangère aux calculs politiciens qui animent la résistance des oligarchies. Car, en même temps qu'il multiplie les investigations fédérales et les pressions sur la corruption et l'irresponsabilité des administrations politiques, le gouvernement lance une réforme (le SUSP, système unique de sécurité publique) pour retirer la force publique aux « autorités » locales, en placer l'organisation sous la sienne et instituer un contrôle des mouvements démocratiques sur son usage. L'appareil judiciaire et le système pénitentiaire sont la cible d'une réforme d'ensemble de même inspiration. Il ne s'agit pas là d'un débat général autour de textes juridiques plus ou moins conformes à l'esprit de Montesquieu. C'est une lutte politique à fer et à feu, qui met en jeu des secteurs sociaux ou institutionnels groupés autour d'intérêts tangibles. Opération « Banestado », opération « Sucuri », opération « Anaconda », opération « Peste d'Egypte » ... les enquêtes de la police fédérale se succèdent : des dizaines de juges fédéraux et de juridictions d'États, des colonels et des hauts commissaires de police, d'ex ou actuels gouverneurs, sénateurs, hauts fonctionnaires, se retrouvent incriminés par le Ministère Public pour trafics, détournements à grande échelle, lavages, assassinats collectifs, mise en place de systèmes d'exécutions extra judiciaires [5]. Il serait impossible, dans le cadre d'un tel article, de faire l'analyse d'une année politique marquée par la tension croissante entre le gouvernement et : les administrations politiques, régionales et d'États, sur le terrain de la corruption et de l'irresponsabilité criminelle ; l'institution judiciaire, sur la question de la corruption encore, et de l'impunité ; les appareils policiers (militaires et civils), sur les pratiques de corruption toujours, de terreur de masse (exécutions, massacres, torture), l'insécurité publique, et leurs liens multiples avec le crime organisé. Ces trois cibles sont, bien sûr, interdépendantes, et il faudrait analyser comment la lutte du gouvernement sur ces terrains se répercute, notamment au Parlement, sur les conditions des rapports de forces entre partis politiques. Ce serait le rôle, dans la presse de gauche, d'une attention suivie de l'expérience brésilienne, qui aille au delà des images stéréotypées qu'on y trouve d'ordinaire. Cette lutte pour le contrôle démocratique des institutions de pouvoir, a pour enjeu politique de fond, la réforme agraire, clef, en dernière analyse de la démocratisation de l'État. Dans les campagnes, la pression est considérable. 23 millions de sans terre attendent un établissement, alors que 27 000 propriétaires retranchés sur des domaines de plus de 15 000 hectares, annoncent, par la voix des politiciens ruralistes, leur intention de défendre le latifundio par leur propres milices qu'ils arment ouvertement. Depuis mars, le MST à lancé le mot d'ordre « Sus au latifundio ! ». En août, Lula a déclaré la réforme agraire « priorité de la période de transition ». Les occupations se multiplient, et déjà, en 2003, 72 militants ont perdu la vie dans ces luttes. L'attente est énorme. Le soutien politique de Lula, la reconnaissance institutionnelle du MST, la légitimation des occupations, l'appui du ministère et les crédits aux établissements coopératifs, ne suffiront pas si le gouvernement ne peut imposer sa loi au défi des lobbies ruralistes. Les bagues ou les doigts ! Le PT n'a pas l'ingénuité de croire aux seules vertus de « l'État de droit » pour vaincre dans ce bras de fer. Il n'a pas non plus celle de se croire « au pouvoir » ; il n'est qu'au gouvernement fédéral et, on le voit, il y a loin de la coupe aux lèvres. Mais cette configuration particulière qui consiste à occuper le pouvoir exécutif, malgré les pouvoirs législatif, judiciaire, et celui des monopoles oligarchiques sur les institutions, n'est pas pour lui une situation nouvelle. Que ce soit dans les municipalités, les capitales ou les États qu'il était parvenu à gouverner, jamais jusqu'à présent, même sous forme de front de gauche, il n'est arrivé à conquérir ne serait-ce qu'une majorité, dans des chambres représentatives ou législatives, fut elle municipale. Ce qui, aux yeux français, peut paraître une énigme, tient au fait que les pouvoirs exécutifs et législatifs sont, à tous les échelons, élus séparément et simultanément au suffrage universel direct, les premiers par scrutin majoritaire à deux tours et les seconds au scrutin de liste proportionnel. Ce que le PT a connu dans les gouvernements locaux, se reproduit en quelque sorte à l'échelle du gouvernement national. Faut il pour autant adopter comme ligne, le refus d'assumer les victoires électorales ? C'est une question que nos amis trotskistes, pourtant peu avares en conseils, se gardent d'aborder. Mais alors, que faire ? C'est ce qui a obligé le PT à avancer, en termes d'élaboration, sur la question de la démocratie et de la lutte politique dans la stratégie de transformation sociale. Trouver une issue à l'insoluble alternative : soit la confrontation directe, en mobilisant les masses autour de la légitimité politique du pouvoir exécutif contre les institutions représentatives et le pouvoir législatif, c'est à dire jouer l'avenir politique sur le coup de force ; soit l'enlisement social démocrate dans le respect de l'ordre constitué, la gestion loyale, et le renoncement dans les compromis entre palais gouvernementaux et lobbies parlementaires. Pour sortir du face à face sans issue entre la légitimité populaire de l'exécutif, et la légalité représentative du législatif et du judiciaire, il s'est agi d'organiser durablement, sur tous les terrains à vif de la crise sociale, les exigences populaires et démocratiques et d'en instituer l'expression, grâce à l'autorité du pouvoir exécutif, afin d'établir un contre poids actif et autonome au blocage des institutions réactionnaires ou conservatrices de la société. C'est l'idée, déclinée de façons diverses, de l'administration populaire participative. Instituer et non institutionnaliser, car elle ne repose sur aucun dispositif légal ou constitutionnel qui consacrerait l'existence d'un « quatrième pouvoir ». Elle n'a de sens qu'à travers, d'une part, la ligne politique et programmatique du parti dirigeant l'exécutif, le PT, et d'autre part, la dynamique et les objectifs de lutte des mouvements populaires sur lesquels elle s'appuie. Il ne s'agit donc pas d'apaiser les conflits, mais au contraire d'en faire reconnaître la légitimité, de les organiser, voire d'en assumer la violence, comme étant au fondement même de la démocratie [6]. C'est donc une vision fort éloignée de la conception social-démocrate de la concertation et de la collaboration de classe. Mais il ne s'agit pas plus d'une stratégie de double pouvoir tendant à se substituer aux institutions existantes pour les faire disparaître. C'est une stratégie destinée à maintenir ouverte la tension conflictuelle de la société, dans un processus visant la transformation des rapports sociaux et des représentations politiques structurants de la société ; son issue, à chaque moment transitoire, est la négociation imposée sur la base du rapport de forces, qui, alias, est sans doute le mot clef de la philosophie politique du PT, largement héritée de la culture syndicale de ses dirigeants. C'est pourquoi, si étrange que cela paraisse, aucune des luttes, manifestations, exigences des mouvements sociaux, quelle que soit la violence qui parfois en découle, ne sont interprétées par le PT ou le gouvernement comme des dangers à combattre ou écarter, des oppositions à apaiser, mais, bien au contraire, comme des atouts pour amener les puissances politiques et sociales à résipiscences. « Nous ne serons les pompiers de personne, ni du MST, ni des fonctionnaires, ni des syndicats, ni des mouvements de citoyens, avait publiquement prévenu José Genoino, président du PT dès le mois de février. Jamais je n'éteindrai les incendies. » Mais une chose est de pratiquer une telle stratégie au niveau des pouvoirs locaux, autre chose est de la mettre en oeuvre à partir du pouvoir politique lui-même et de la société toute entière, dira-t-on. Qu'est-ce qui permet alors de croire que les classes dominantes respecteront le cadre dans lequel elle se déploie sans tenter de le renverser par la force s'il leur devient par trop défavorable ? À cela les dirigeants pétistes opposent le contenu de ce qu'ils appellent « le pacte social », délicatement rappelé par Lula lors de son discours d'investiture, contenu parfaitement connu de tous au Brésil, mais fort éloigné de l'acception du terme en langue social-démocrate et européenne. Il tient à l'évaluation froide du degré abyssal de délitement de la société brésilienne rapporté à sa dimension continentale [7], et se résume dans la formule, martelée à toute occasion, tant par les leader gouvernementaux que par ceux des mouvements populaires, à l'adresse des puissants : « Il va falloir que vous lâchiez quelques bagues, si vous ne voulez pas qu'on vous coupe les doigts pour les prendre ! » Mais cette dernière hypothèse, même si certains militants rêvent encore de rejouer au Brésil la guerre civile russe ou celle d'Espagne, est celle que les dirigeants du PT cherchent par toutes leurs forces à éviter au pays ; à leurs yeux, elle signerait l'échec historique de leur existence, dans la certitude d'une sauvagerie terrifiante et sans fin. Cela mérite peut être d'être considéré. Notes 1) Alors que le pays, une des dix premières économies mondiales, est le seul d'Amérique latine à disposer d'une gamme complète d'industries et de technologies diversifiées, ainsi que de toutes les matières premières nécessaires, la plupart des investissements pour la production des biens d'usages sont dimensionnés et orientés vers un marché de 30 à 50 millions de consommateurs considéré comme porteur. À titre d'exemple, l'industrie automobile, une des plus emblématiques, déjà dimensionnée pour seulement 3 millions de véhicules a vu sa production tomber à 1,4 millions dans la stagnation industrielle de 2002. 2) La mobilisation engagée par la plupart des mouvements sociaux (MST, UNE, CUT, CNBB, Pastorales diverses etc.) contre l'ALCA, loin de constituer une opposition à la diplomatie brésilienne, lui a au contraire servi d'appui face aux craintes et à l'aversion qu'elle suscitait dans les milieux de l'oligarchie dominante dans le pays, et clairement exprimée par une des presses les plus serviles à l'égard des jugements du « premier monde ». 3) 1O à 15 ans de déréglementation néolibérale dans cette société structurellement inégalitaire aboutissent à un délitement social général et explosif que le système paternaliste ne peut plus contenir : 3 millions de personnes souffrent de la faim, 35 % de la population vit sous le seuil de misère absolue avec moins de 50 €/mois de revenu par foyer, 100 millions avec moins de 200 €/mois par foyer, au point que 29,4 % des naissances ont lieu sans acte de naissance légal, les parents ne pouvant en acquitter les frais, formant ainsi une génération de sans-papiers de naissance. 4) Lire à ce sujet, le remarquable essai de Christian Geffray, « Chroniques de la servitude » (Ed Karthala-Paris 1995), sur les rapports paternalistes dans la culture brésilienne. Christian Geffray était anthropologue à l'ORSTOM. 5) Un échantillon du climat : alertée par les ONG des droits de l'homme et soutenue par le gouvernement, l'ONU mandate une commission officielle qui rend, en septembre son rapport d'enquête, scrupuleux. Le Brésil y est relégué au rang d'États comme la Birmanie en matière d'arbitraire, torture, système carcéral, et surtout exécutions extra-judiciaires (plusieurs milliers de cas chaque année !). Le rapport désigne sans détour la police et l'administration judiciaire comme source principale de ces pratiques. L'ONU demande une mission d'inspection de l'appareil judiciaire brésilien. Le gouvernement, le ministère, Lula, acceptent et soutiennent l'ONU. Tollé de la magistrature, de l'Ordre des avocats, du Tribunal suprême, qui appellent au boycott de la mission onusienne, au nom de « l'indépendance nationale », et, pour que tout soit clair, deux témoins importants de l'ONU sont exécutés quelques jours après, par des tueurs. extra-judiciaires. 6) Voir à ce sujet, Mariléna Chaui, une des théoriciennes de la direction du PT les plus proches de Lula : « La démocratie n'est pas, comme le voudraient les libéraux, le régime de la loi et de l'ordre. La démocratie est le seul régime politique qui considère que les conflits sont au principe même de son fonctionnement. » Entretien avec la Folha de Sao Paulo, 7 août 2003. 7) 178 millions d'habitants dont 120 millions d'exclus ; 800 000 jeunes mineures dans la prostitution ; 8 500 homicides par an à Rio, autant à peu près à Sao Paulo, mais la ville la plus violente reste encore Brasilia ; 1,5 millions d'enfants de moins de 14 ans hors de l'école, 25 % d'analphabètes ; 21 millions de salariés disposant d'un contrat, 40 millions sans contrat ; 1 500 exécutions extrajudiciaires « reconnues » par an par les administrations d'États, (mais 13 400 pour la seule année 1999 recensées par les ONG de Droits de l'Homme) ; épidémies endémiques de choléra, de méningite, de malaria, dans les faubourgs des capitales ; la moitié du PIB de toute l'Amérique Latine, 17 fois la surface de la France ; un trafic d'armes équivalent à celui de Colombie ; cinquième producteur d'armes conventionnelles ; un tiers de la population urbaine en bidonvilles ; 490 000 travailleurs en situation d'esclavage direct selon les estimations de l'OIT, et plusieurs millions asservis à des dettes fictives ; le plus gros contingent de représentants parmi les 2 000 riches les plus riches du monde de la revue Forbes ; un jury de Cour d'Assise acquittant la gouroute d'une secte obscurantiste qui pratiquait à travers le pays l'émasculation et l'assassinat de jeunes enfants, etc., en vrac dans le flot quotidien des petites nouvelles de ce naufrage, plus tout ce qui est dit dans cet article.
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