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Nehru Place, au fief du marché gristartosuc, Lundi, Mars 1, 2004 - 12:25
Anne Goldenberg
De Bangalore, d’Hyderabad et de Chennai (anciennement Madras), des hauts lieux de l’informatique en Inde, on ne cesse de répéter que Nehru Place n’a pas trouvé son pareil sur le sous-continent indien. Ce surprenant marché de l’informatique, de renommée internationale, a pris pied dans un quartier de l’est de Delhi. Qu’est-ce qui se trame dans ce complexe de buildings souffreteux, délabrés côté place, plus rutilants sur l’extérieur ? Un manège appliqué et concentré semble indiquer une activité intense mais mesurée, organisée, une sorte d’institution à part entière. Le marché gris, ou marché semi-noir de l’informatique, semble avoir ses lois, ses habitudes, ses habitués. De vieilles tours tristes et carrées, au style communisant entourent ce petit marché grouillant, où se côtoient tout un monde de boutiquiers, de cuisiniers de rue, de conteurs de bonne aventure, de marchands de breloques, de vendeurs de CDrom bigarrés, pièces électroniques et informatiques. Les bâtiments sont délabrés, surchargés, comme fatigués de tant de vie trop intense, les pigeons, les vaches et les chiens venant parfaire la salissure des lieux. Sur la place, d’énormes UPS à Kérosène attendent patiemment la prochaine panne de courant. Des cages d’escaliers et ascenseurs fantomatiques invitent le visiteur à préférer les escaliers externes pour accéder au deuxième étage de boutiques. Pourtant, de loin, en fait sur l’extérieur, il y paraît moins, les tours bien entretenues abritent côtés face, des compagnies toute bienséantes. Nehru place est le fruit d’un hasard avisé. Le complexe, créé dans les années 70, devait, à l’instar des nombreux autres Business Center qui peuplent la capitale, accueillir les grandes compagnies, sociétés de services, boîtes informatiques, qui allaient enrichir le pays. Le complexe a bien joué son rôle de centre d’affaires, les entreprises se sont rapidement pressées dans les locaux de bétons sérieux. Qui dit compagnies dit besoin en matériel bureautique et informatique. (L’Inde a dès les années 80 placé le secteur informatique au centre de ses priorités). Mais le marché qui s’est mis en place allait se faire alternatif, un marché parallèle, pour connaisseurs prêts à marchander, un marché protéiforme, où tout et rien trouve sa petite place, son utilité, sa rentabilité. Vêtements, logiciels, puces électroniques et pièces informatique, gadgets, patates douces, samosa, Coca-Cola et thé massala. Quelque part, près d’une des entrées, Microsoft a installé ses bureaux de verre et d’acier dans un petit coin protégé du tumulte bruyant et poussiéreux environnant, par une rangée d’arbres freluquets quoique bien soignés. Un garde en uniforme fait les cent pas et les gros yeux à mon appareil photo certainement suspect. Drôle de monde de silence comme étriqué et insolemment chahuté par le royaume du piratage qui s’étale à ses pieds. Sur le marché, en dehors de deux magasins climatisés à outrance et visiblement ennuyeux et donc désertés (IBM etc.), toutes les petites échoppes grouillent de clients enthousiastes, passionnés, appliqués. C’est un monde pour les habitués, ce capharnaüm est organisé. Au centre de la place, les Kabadi Wala, (les ramasseurs d’ordures, souvent spécialisés dans le recyclage de tel ou tel déchets) qui ont appris à reconnaître et trier les pièces informatiques et électroniques, vendent sur de petites nattes à même le sol, cartouches, claviers et autres cartes maîtresses, tirés des vieux ordinateurs délaissés par les compagnies environnantes. A leurs côtés, les logiciels, les jeux et les films se vendent à la sauvette, dix roupies pour ceux sous-tirés des magazines, cinquante pour les autres, en bon état de marche apparemment, le royaume des pirates a ses propres lois. Bien sûr, quelques contrôles ont lieu de temps à autre, mais les jeunes garçons employés pour vendre les CD piratés ont moins à craindre des amendes et autres sanctions. Et puis, bien souvent, les programmes les plus sujets à droit de licence ne sont pas visiblement en vente. Les petits marchands demandent quel programme veut le client, et puis dans une camionnette qui attend plus loin, ils font en dix minutes une copie du logiciel en question. Les PC tournent sur de petites batteries à essence. Une invention a même pris naissance dans le marché, une carte permettant de copier de lecteur à lecteur sans passer par un PC. D’un côté de l’allée centrale, sur deux étages, de petites échoppes bondées débordent de pièces de Hardware, à supputer, à rassembler, à reconstituer. De l’autre, se disputent les accessoires et consommables. Un service après vente parfois pour le matériel acheté ; les boutiques ont leur carte de visite, la concurrence fait rage, les réputations en jeu font office d’assurance. Dans les petites boutiques, trois qualités de matériel, les pièces dans leurs emballages, « boxed version » (les originaux doit-on croire) ; leurs versions contrefaites, « repacked version » avec leur mois de garantie ; et puis pour les plus aventureux, les pièces vendues telles quelles, à l’air libre, « no boxed », sans tentative de camouflage de leur très incertaines origines, avis aux néophytes, aux amateurs, et aux experts en définitive.Evidemment les prix suivent en fonction, et sont matière à marchandage. Mais pas seulement. Dès son heure d’ouverture vers les 11h00, les acheteurs doivent se faire attentifs, les prix sont sujets à variation d’heure en heure selon la demande. En effet, une sorte de « stock exchange » a pris cours au sein même du marché. Un site Internet suit d’ailleurs les cours de la bourse de ce petit marché (www.NPITHub.com). Les marges de profit sont très minces, on frôle les 1 à 2 %, mais les vendeurs comptent sur la quantité, les meilleurs clients ont une camionnette qui attend un peu plus loin, les moyens de transport personnel permettant de camoufler ces marchandises fortement sujettes aux taxes interrégionales. Cependant, si cette joyeuse turbulence peut plaire au client de passage, le charme s’estompe quand il se fait quotidien. Le bruit, le monde et l’odeur… tout cela lasse un jour me confie un employé d’une des compagnies du Nehru Place « coté face ». D’ailleurs, la plupart des entreprises préparent leurs déménagement vers la mégalopole naissante qui vient compléter Noïda et qui s’étend, en Haryana aux abords de Delhi : Gurgaon. On fuit l’engorgement, l’air plombé de poussière, la pollution sonore, pour ces espaces encore vides qui s’organisent de façon très planifiée. Là-bas, les grandes surfaces et centres commerciaux fleurissent en masse et ouvrent les portes du consumérisme. Les tours de verre se font concurrence, et s’étalent de loin en loin, comme dans un autre monde. On rêve de petits Singapours. Doit-on entrevoir ici les débuts d’un divorce entre ces joyeux souks et l’univers aseptisé qui se met en place ? Peut-être pas tant que ça. A Delhi, tout informaticien qui se respecte passe de temps à autre à Nehru Place, pour faire des pieds de nez silencieux aux licences des logiciels propriétaires et aux prix du marché. Ici, le marchandage traditionnel reprend ses marques. Il y a la loi d’un côté, et puis des façons de faire et de vendre bien plus rentables. Aucune mesure sérieuse n’est véritablement prise à l’encontre de ce type de marché, car si Nehru Place devait fermer, tout le monde y perdrait, le gouvernement en premier. Dans un mouvement inverse au déménagement vers Gurgaon, de grosses compagnies d’informatique ont choisi d’installer leur bureau et magasin au cœur de Nehru place, car malgré le paradoxe apparent, c’est bien ici que palpite le cœur du marché informatique du pays. Le fief du marché gris pourrait bien s’étendre et occuper le coté face peu à peu délaissé par les compagnies, dont les locaux vieillissent aussi. Un mode de socialisation et d’économie « à l’indienne» va-t-il perdurer dans ce monde tellement sujet à l’internationalisation ? Le besoin se fera-t-il toujours ressentir d’un peu de chaleur à la sortie des bureaux A/C, d’un peu d’humain aux cotés des PC, d’un peu de désordre aux cotés des feuilles de routes ? Univers épuré et climatisé versus anarchie poussiéreuse et aménagée, ces mondes s’observent, se côtoient, s’articulent, se jaugent, et se font concurrence. De plus en plus on sait que du matériel et des logiciels performants circulent en dehors des marchés balisés. Les lois se font, se contournent, et se défont, tranquilles bras de fer sous les yeux d’acheteurs attentifs. Par la force des choses, le fief du marché gris semble dicter ses lois, et l’acheteur averti peut avoir le choix. Concurrence et innovation par le bas, par la nécessité, par le bricolage. Affaire à suivre…
Bourse en-ligne du marché gris d'informatique de Delhi
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