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Noam Chomsky, à propos de Cuba

Anonyme, Jeudi, Février 19, 2004 - 22:42

Noam Chomsky

Interview réalisé par Bernie Dwyer, en rapport avec le point de vue du célèbre analyste politique nord-américain, Noam Chomsky, concernant Cuba

Noam Chomsky :
La contribution de Cuba à l'autolibération de l'Afrique est fantastique

Noam Chomsky : La contribution de Cuba à l'autolibération de l'Afrique est fantastique

Le célèbre analyste politique nord-américain Noam Chomsky déclare qu'«elle s'est faite en dépit du pouvoir concentré du monde» . Toutes les puissances impérialistes ont tenté de l'empêcher

PAR BERNIE DWYER, tiré de Radio Havane Cuba

LE 28 octobre 2003, le professeur Noam Chomsky se trouvait à Cuba pour participer à la 3ème Conférence des Sciences sociales d'Amérique latine et de la Caraïbe (CLACSO).

Bernie Dwyer: La devise du Forum social mondial auquel vous avez participé à Porto Alegre, au Brésil, proclamait qu'«un monde meilleur est possible». Y croyez-vous honnêtement?

Noam Chomsky: Possible, c'est certain. Qu'on y arrive¼ ça, c'est une autre affaire. Si les gens sont prêts à envisager sérieusement leurs responsabilités, il y aura beaucoup de possibilités d'aboutir à un monde meilleur. Malheureusement, le rapport est inversement proportionnel entre possibilité, dévouement et engagement.

Habituellement, ce sont ceux qui vivent sous la répression, dans des conditions précaires, qui sont pénalisés et qui n'ont aucun privilège, s' efforcent et travaillent durement pour construire un monde meilleur. Mais il est courant à travers l'histoire que tous ceux qui bénéficient des possibilités et de toutes sortes de privilèges soient des suppôts du pouvoir.

En fait, ce n'est pas une observation personnelle. Le fondateur et principal représentant de la théorie moderne des relations internationales, Hans Morgenthau - intellectuel très respecté -, a condamné, en termes très durs, ce qu'il a appelé notre subordination conformiste à ceux qui sont au pouvoir. Il parlait des classes intellectuelles des États-Unis et des nations occidentales en général.

En fait, une des raisons qui font que nous croyons qu'un monde meilleur est possible est le fait que nous vivons déjà dans un monde meilleur. Le monde est bien meilleur que ce qu'il était il n'y pas longtemps. Ce n'est peut-être pas le cas dans tous les aspects - certes, il y a eu un certain recul - mais il en est ainsi dans beaucoup de domaines. Et nous savons comment cette amélioration s'est faite. Ce n'est pas un cadeau que les dieux, le tout-puissant ou encore un dictateur compatissant nous ont fait. Cette amélioration a eu lieu parce que les gens ont lutté pour améliorer le monde et ce sont généralement ceux qui souffrent le plus qui ont mené cette lutte.

BD: Pensez-vous que ces mouvements populaires soient en train de prendre la place des partis politiques de la gauche organisée dans la construction d' une société nouvelle, comme on l'a dit plusieurs fois au cours de la conférence? Pourrait-on en déduire que la gauche est désorganisée ?

NC-: En réalité, je n'ai jamais cru que la gauche ait été particulièrement organisée pour ce qui est des questions politiques. Ce sont généralement des systèmes de pouvoir dont certains sont bons et d'autres mauvais. Je ne crois pas que ces nouveaux mouvements populaires s'y substituent car ils sont réellement nouveaux. Il n'y avait jamais eu auparavant rien qui ressemble au Forum social mondial. Le but de la gauche, si nous prenons comme référence ses origines modernes, a été la mise en place d'une véritable Internationale. On aspire créer une forme de solidarité internationale, une forme de soutien, etc. Cela n'a jamais marché. Les Internationales ont eu des objectifs très limités et elles ont toutes disparu, en fait, pour des raisons d'autoritarisme intérieur.

C'est différent maintenant. Ceci est réellement international et un large éventail des forces qui composent la société y participent: les paysans, les travailleurs, des écologistes, des intellectuels, des poètes, toutes sortes de gens. Et personne ne sait jusqu'où ils iront. Il y a un ensemble de forces négatives intérieures, beaucoup de pressions extérieures, beaucoup de difficultés et cela échouera peut-être. Mais, même dans ce cas, il y a des possibilités de succès car les fondations de ce qui viendra sont là. On ne peut pas s'attendre à ce que quelque chose d'important arrive du jour au lendemain, que ce soit l'abolition de l'esclavage ou la reconnaissance des droits de la femme. Tout cela prend du temps.

Un des problèmes de l'organisation dans le Nord, dans les pays riches, c'est que les gens - y compris les militants - croient souvent que la récompense va venir tout de suite. On entend dire constamment: «Ecoutez, je suis allé à une manifestation et nous ne sommes pas arrivés à empêcher la guerre. Donc, pourquoi aller manifester encore?» Mais ceux qui vivent la vraie vie savent que ce n'est pas ainsi que ça marche. Si vous voulez quelque chose, il faut d'abord jeter les bases.

Pour obtenir, disons, une victoire électorale qui signifie réellement quelque chose, il faudra travailler pendant des décennies pour jeter les bases des groupes de manière à ce que toutes les communautés locales puissent participer, d'une façon ou d'une autre. C'est plus facile dans les pays où il y a plus de possibilités, plus de richesse et moins de répression mais cela ne va pas se passer pour autant en quelques minutes. Le Forum social mondial ne va donc pas remplacer les partis de gauche. Son rôle est de favoriser le développement d'autres plus authentiques et je ne suis pas sûr que ce soient précisément des partis politiques que nous recherchons. Nous envisageons peut-être la mise en place de coopératives et de communautés qui établiront entre elles des rapports, ou des fédérations, pour construire une société nouvelle.

BD: En ces temps de domination mondiale nord-américaine, quel est le rôle de Cuba?

NC: Cuba est devenue un symbole de résistance courageuse face à l'agression. Depuis 1959, Cuba a été la cible de l'agression de la superpuissance de l' hémisphère. Elle a été envahie et a dû faire face à la terreur, probablement bien plus que n'importe quel autre pays du monde, et sur le plan économique elle s'est vue imposer une camisole de force déclarée illégale par tous les organismes mondiaux d'envergure. Elle a été la cible du terrorisme, de la répression et des accusations, mais elle survit.

Passant en revue toute une liste de révélations et de problèmes que Cuba posait et qui faisaient qu'il fallait l'attaquer, un analyste spécialiste du renseignement a signalé que «l'existence même du régime de Castro est en soi un défi aux politiques des États-Unis qui remontent à plus de 150 ans.» Il ne parle pas des Russes mais de la doctrine Monroe, selon laquelle nous sommes les maîtres de cet hémisphère. Il faut ajouter que le danger réside dans le fait que Cuba propose un modèle que d'autres voudraient adopter. C' est cela qu'on appelle «agression communiste». Il y a un modèle que quelqu' un veut imiter. Il faut détruire le virus.

Tel est le cas de Kissinger qui, la veille de l'autre 11 septembre, celui de 1973, était préoccupé par la contagion que la victoire démocratique et les programmes sociaux d'Allende risquaient de disséminer, non seulement en Amérique latine, mais jusqu'en Italie, où les États-Unis menaient en même temps des opérations subversives à grande échelle dans le but de saper la démocratie italienne, à tel point qu'ils en sont même arrivés à apporter leur soutien aux partis fascistes italiens.

Oui, Cuba est le symbole d'un défi efficace qui donne lieu à cette hostilité empoisonnée. L'existence même du régime, indépendamment de ses actions et du fait qu'il ne se soumet à aucune puissance, est un défi inacceptable pour le reste du monde. C'est un symbole de ce qu'il est possible de faire sans tomber dans les extrêmes. C'est encore la preuve du fait que ce sont ceux qui souffrent des situations les plus difficiles qui arrivent à faire ce que les autres ne peuvent pas faire.

Il ne faut pas oublier, par exemple, le rôle qu'a joué Cuba dans la libération de l'Afrique. C'est un succès étonnant qui a pourtant été quasiment gommé. On trouve maintenant des travaux sur cela dans les milieux intellectuels, mais la contribution de Cuba à l'autolibération de l'Afrique est fantastique. Et elle s'est faite en allant à l'encontre de tout le pouvoir concentré du monde. Toutes les puissances impérialistes ont tenté de la bloquer. Mais cela a finalement abouti et la contribution de Cuba a été unique. C'est encore une raison pour haïr Cuba. Le simple fait que des soldats noirs cubains soient arrivés à repousser une invasion sud-africaine en Angola a répercuté comme un écho sur tout le continent. Les mouvements noirs y ont trouvé une source d'inspiration. Les Blancs sud-africains ont été affectés sur le plan psychologique par le fait que les forces sud-africaines pouvaient être mises en déroute par une armée de Noirs. Les États-Unis en étaient furieux. L'analyse de ce qui s'est passé pendant les deux années suivantes permet de constater que les attaques terroristes contre Cuba ont empiré.

Bien sûr que c'est un exemple de défi couronné de succès. On peut penser ce qu'on veut sur ce type de société ou sur ce qu'elle fait, mais c'est aux Cubains de décider et, en ce qui concerne le monde, sa signification symbolique ne peut pas être prise à la légère.

BD: Vous connaissez la situation difficile des cinq prisonniers politiques cubains aux États-Unis. Vous connaissez également les abus flagrants commis non seulement sur le plan judiciaire mais aussi en ce qui concerne les droits de l'homme des prisonniers et le droit de visite des femmes des prisonniers ainsi que de la fille de cinq ans de l'un d'entre eux, René Gonzalez. À votre avis, pourquoi l'Union européenne, l'ONU et d'autres organisations internationales, pourtant censées se soucier du respect de la démocratie, admettent-elles le maintien de cette attitude répressive ?

NC: Malheureusement, l'explication est simple. On ne peut pas défier le parrain mafieux. Tout le monde le sait. Si ce que fait le parrain ne vous plaît pas, il n'y a rien à faire. Vous ne pouvez que vous taire. C'est la raison essentielle.

La deuxième raison est que l'élite européenne partage les intérêts du pouvoir nord-américain. Elle n'apprécie peut-être pas trop que les États-Unis marchent sur ses plates-bandes, notamment quand ils s'immiscent dans ses affaires, mais il n'y a pas de désaccord sur l'essentiel. Ils sont d'accord pour soutenir les mêmes programmes d'intégration économique, les programmes dits néolibéraux. Les élites européennes ne sont pas gênées de voir le pouvoir des États-Unis écraser ceux qui se lèvent et qui leur barrent la route.

L'affaire des cinq Cubains est si scandaleuse qu'il est même difficile d'en parler. Cuba était en train de renseigner le FBI sur les actes terroristes qui avaient lieu aux États-Unis mêmes, des actes criminels. Mais, au lieu d' arrêter les terroristes, ce sont les personnes qui fournissaient ces renseignements qui ont été arrêtées. C'est si absurde qu'il est même difficile pour moi d'en parler. Les prisonniers sont incarcérés dans des conditions très difficiles mais on n'en parle pas, on ne lit rien là-dessus. Donc rien ne change parce que personne n'en sait rien. C'est une des raisons. On en a parlé très peu mais c'est pour dire qu'ils étaient en train d'informer Cuba sur le fait qu'un avion, qui ne portait pas d'armes, allait survoler La Havane. C'est tout ce qui a été dit. La réalité n'est pas un secret mais les gens ne la connaissent pas.

Prenez l'affaire de l'embargo, dénoncé par le monde entier. Lorsque l'Union européenne leur a lancé un défi au sein de l'Organisation mondiale du commerce, les États-Unis l'a simplement envoyée balader. À l'époque, l' administration Clinton avait répondu en tout et pour tout que l'Europe était en train de mettre en cause trente ans de politique nord-américaine. C'était une politique nord-américaine dont le but était de renverser le gouvernement sans accepter même le fait que oui, «nous sommes des criminels internationaux et vous êtes sur notre chemin, donc vous n'avez rien à dire» et ensuite, les États-Unis se sont simplement retirés des négociations et, alors, qu'est-ce que les Européens pouvaient encore faire?

Je dis que les États-Unis sont un grand débiteur. Leur dette envers le monde est énorme. Qu'arriverait-il s'ils décidaient que nous n'allons pas honorer la dette? Ce n'est pas la même chose que l'Argentine. Le Fonds monétaire international ne dira rien, c'est en fait une succursale du Département au Trésor, et s'il disait quelque ils l'enverraient balader.

Il suffit de voir la liste d'affaires graves dans lesquelles les États-Unis sont impliqués. Prenons le cas de la guerre du Vietnam. Le monde s'y est opposé. Mais on n'en a jamais parlé aux Nations unies parce que, comme un haut fonctionnaire de l'ONU me l'a dit, si la question de la guerre au Vietnam était évoquée devant ce forum mondial, cela aurait signifié tout simplement la disparition de l'ONU. Quand la Serbie a été bombardée, il y a eu un court moment - cinq secondes peut-être - où il a semblé que le Tribunal international allait s'occuper des crimes de l'OTAN. La presse canadienne de droite, The National Post, avait alors demandé à un membre du Congrès des États-Unis ce qui allait se passer si le Tribunal international s'occupait de l'affaire et le congressiste à répondu qu'il «détruirait brique par brique l'édifice de l'ONU à New York et les jetterait dans l' Atlantique». C'était une métaphore, bien entendu.

Comptons le nombre fois où le veto a été utilisé. Au début, les États-Unis étaient à la tête des Nations unies à cause de la distribution du pouvoir. Dans les années 60, un reflet de l'opinion mondiale a commencé à apparaître. La décolonisation avait déjà eu lieu et il y avait beaucoup de participants. Or, vers la moitié des années 60 les États-Unis arrivaient de loin en tête du nombre des résolutions auxquelles ils avaient opposé leur veto. La Grande-Bretagne était deuxième.

Mais personne n'en parle. On n'évoque même pas le fait que l'ONU était paralysée par le refus nord-américain de se plier aux décisions internationales. L'an dernier il y a eu tout un tollé sur le fait que l'Irak ne respectait que partiellement les résolutions de l'ONU. Il fallait, bien entendu, les respecter entièrement. Mais si l'Irak avait eu le droit de veto, il n'aurait pas été obligé de violer les résolutions des Nations unies. Je veux dire que le veto est le moyen le plus puissant et arbitraire pour violer les résolutions de l'ONU. Donc, si l'on veut aborder la question sérieusement, il faut évoquer le veto. À ma connaissance, dans toute la presse nord-américaine il n'y a pas eu un seul article qui en ait parlé.

Et ce ne sont pas des résolutions banales. Les États-Unis ont utilisé le veto contre des résolutions qui appelaient tous les États à respecter la loi internationale. Ils ont opposé leur veto à la résolution du Conseil de sécurité qui confirmait la sentence du Tribunal mondial condamnant les États-Unis pour une aggravation du terrorisme international. Mais personne n 'en parle, personne ne le sait. Cela ne fait pas partie des choses que les gens savent. Vous allez au club de la faculté, aux salles de rédaction et personne n'en a jamais entendu parler. C'est cela la possession du pouvoir absolu et l'existence d'une classe intellectuelle très soumise. C'est exactement ce qu'avait signalé Morgenthau : l'Histoire n'en parle pas, cela n'est jamais arrivé.

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