Cet exposé présenté aux journées d'études d'Alternatives essaie de comprendre le vide politique qui a permis l'élection du gouvernement Charest, évalue ce dernier comme plus opportuniste qu'idéologiquement structuré et propose une lutte serrée dossier par dossier.
L'épisode Charest et la reconstruction des liens entre l'État et la société au Québec
André Thibault
Exposé présenté aux journées d’étude d’Alternatives en août 2003-08-07
Un nouveau rapport au social
Étant sociologue et non politologue, et enraciné dans une tradition autogestionnaire très éloignée de la conception hégélienne de l’État, c’est toujours à partir du social que je m’aventure à décrypter un peu les énigmes du monde politique. Je vais donc d’abord chercher dans quel contexte social se produit le retour au gouvernement d’un parti libéral dont les gestes ont une tonalité de droite accentuée. Mes réflexions à ce propos vont s’inspirer de quelques analyses et propositions de Riccardo Petrella à l’assemblée générale des Amis du Monde Diplomatique en juin 2000.
Il lui apparaît prioritaire de " comprendre et organiser les espaces principaux d’existence sociale de référence pour toute personne et communauté humaine ". C’est à cette condition qu’on peut selon lui " participer au mieux à la maîtrise du devenir individuel et collectif ", ce qui serait une bonne définition de la démocratie, du moins dans sa version participative. Depuis au moins un quart de siècle, dans l’imaginaire politique québécois, un seul espace principal d’existence sociale suffisait à répondre à cette question : c’était le Québec lui-même, espace relativement homogène ou au moins convergent, dont les Québécois les plus politisés escomptaient que la souveraineté allait lui conférer bientôt la pleine maîtrise de son développement. Les mécanismes de la social-démocratie que nous avons essayé de nous donner reposaient sur une régulation centralisée et standardisée dans un État québécois confiant de jouir d’une relative autarcie qui ne pourrait aller qu’en s’accroissant.
Or, nous sommes à l’heure où, pour reprendre l’exemple de Petrella, " la survie " de " paysans indiens " dépend " des agissements d’une compagnie multinationale ‘américaine’, Monsanto ". On y goûte abondamment au Québec. Les spectaculaires exemptions fiscales et non moins spectaculaires participations de la Caisse de Dépôt pour attirer chez nous de gros employeurs sont devenues aussi négligeables pour les décideurs des transnationales que coûteuses aux dimensions du budget québécois, et rien ne laisse présager qu’il en irait autrement dans un Québec souverain. La population québécoise est de plus en plus consciente et critique face à ces données. Mais cette population qui avait fait montre d’une immense sympathie pour les protestations alter ou antimondialistes au Sommet de Québec s’est trouvée incapable d’actualiser cette conscience dans un choix électoral cette année et nos propres dilemmes le jour de l’élection ne nous permettent pas de le prendre de haut.
Si, selon Petrella, nous savons peu de choses sur " la vision et la vécu de sa ‘citoyenneté’ [de] la femme analphabète d’un ouvrier turc peu qualifié immigré en Allemagne ", un peu tout le monde peut voir à la télévision des images difficilement supportables d’individus et de collectivités subissant la misère la plus crue. Si cela améliore le niveau général de sensibilité aux injustices mondiales, un effet indirect est de nous faire relativiser notre propre sort et il est de plus en plus difficile de nous représenter comme les " nègres blancs d’Amérique ", n’en déplaise à Falardeau. Le militantisme local ne peut plus se nourrir d’une rhétorique nous présentant comme des victimes de série A. Autrement dit, la culture militante chez nous est acculée à une mise à jour qui doit ajouter à l’énergie nourrie par les émotions et les convictions éthiques un savoir et une compétence analytique qui puisse situer nos problèmes et nos stratégies dans cette vision élargie des problématiques mondiales. Alternatives , l’AQOCI et d’autres y apportent une contribution précieuse. Mais reconnaissons que cela n’a pas encore beaucoup transformé le discours tant communautaire que syndical, et à peu près pas le discours politique. Alors comment pouvait-on voter à la dernière élection québécoise? Je fais remarquer que l’intervenant mondialiste Amir Khadir et l’intervenante multiethnique Jill Hanley sont les deux candidats de l’UFP qui ont eu les scores les plus honorables.
Parlant de la jeunesse, Petrella soulignait le contraste entre " le jeune soldat éthiopien envoyé au massacre pour massacrer d’autres jeunes Érythréens " et " le jeune Suédois étudiant en management et gestion, auquel on promet une brillante carrière s’il fait preuve de capacités ‘entrepreneuriales’ combatives, compétitives et ultra-performantes ". Voilà qui nous touche de plus près et nous envoie en pleine gueule une des patates chaudes les plus brûlantes qui confronte la gauche : l’adulte québécois, sensible au drame du jeune Éthiopien et prêt à envoyer des sous et à signer des pétitions en sa faveur, risque d’être aussi un parent québécois inquiet de l’avenir de sa progéniture dans l’environnement économique qui est le nôtre. Après tout, même Marx hésitait à accepter Paul Lafargue comme gendre de peur que ce militant n’ait pas les moyens d’assurer à mademoiselle Marx une vie matérielle décente. Or soyons francs : durant la Révolution Tranquille et les années qui l’ont suivie, c’est le développement du secteur public qui offrait aux enfants des Québécois les meilleures perspectives de carrière. Plus maintenant!
J’arrive au défi intellectuel que nous propose l’auteur, soit celui d’avoir une lunette à doubles foyers pour percevoir avec lucidité le très proche et le très lointain, soit " l’espace social spécifique, ‘local’, propre à chaque groupe " et la " mondialité de la condition humaine " que tous " subissent — bon gré mal gré ", mais tous de façon différente. Aucun parti politique n’est très avancé dans cette prise de conscience. Une des raisons de l’élection de partis de droite et du tassement à droite de partis socio-démocrates en Occident réside tout simplement dans le choc culturel vécu dans la gauche dans un environnement qui désarçonne ses analyses et stratégies traditionnelles. Quel parti politique aurait pu s’ajuster avec la rapidité de Speedy Gonzalez à " un monde de conditions plurielles, d’appartenances et d’interdépendances multiples " pour citer une dernière fois Petrella? La droite est aussi dépassée par ailleurs et ne manquera pas de décevoir à son tour les attentes de son électorat, ou plus exactement de cette masse flottante d’indécis dont les perceptions de dernière minute infléchissent les résultats électoraux.
Un gouvernement énigmatique
Évidemment, un coup le gouvernement élu, on est anxieux de prévenir les dégâts. Encore faudrait-il les voir venir! Là aussi, on est pris de court. Autant, lorsqu’il s’agit d’expliquer les intentions gouvernementales, le Parti Québécois était verbeux, autant le gouvernement libéral de Jean Charest est laconique. Comme le constatait Jean-Robert Sansfaçon dans le Devoir de mardi dernier, nous devons ingurgiter des annonces d’intentions en pièces détachées sans que nous soit livré le plan de match. Or, nous avions bien rodé face PQ des virtuosités d’argumentation qu’on pouvait déployer lors de commissions parlementaires et autres activités de consultation, à partir des pré-projets et livres de toutes sortes de couleur où le pouvoir politique nous livrait sa philosophie. Mais comment discuter de philosophie avec un comptable compulsif qui semble chercher indistinctement les occasions de couper comme d’autres collectionnent des papillons.
Devant ce mystère pas du tout glorieux, nous sommes portés à attribuer au gouvernement Charest une idéologie de droite bien articulée. Il est possible que nous projetions sur lui à la fois notre propre besoin de rationalité et de cohérence et le portrait tristement exact des gouvernements Bush, Tatcher, Klein ou Harris. J’ai beau chercher où serait le Milton Friedman ou le Wolfowitz à l’intérieur de l’équipe Charest : ou bien ce gourou a un talent extraordinaire pour la dissimulation, ou bien le gouvernement se limite à surfer sur la mode du jour, sans analyse et sans vision d’ensemble.
À mon avis, cette dernière hypothèse, décevante si nous attendions " l’ennemi qui nous fera héros ", est plus vraisemblable et en pratique encore plus dangereuse. On est alors menacé par un ensemble de décisions irresponsables et irréfléchies, dont les effets pervers risquent d’être désastreux.
Cela nous pose un problème de stratégie. Nos critiques de fond contre la logique ultralibérale sont d’une urgente nécessité face aux organismes qui régissent l’économie mondiale, et au Gouvernement canadien qui est impliqué dans des négociations cruciales avec eux. Mais ici au Québec, comment discuter d’idées avec un interlocuteur qui se contente d’appliquer fébrilement des recettes? Comment discuter bien commun avec une équipe essentiellement clientéliste, qui considère être près des gens en ignorant les groupes sociaux organisés pour réserver l’accès à ses oreilles aux plaintes individuelles dont la juxtaposition est présumée représenter la majorité silencieuse?
Pourtant, la social-démocratie a plus que jamais besoin d’analyses en profondeur et la présente période de stagnation nous donne le recul pour le faire. C’est même indispensable pour revigorer les visions de la gauche tant sociale que politique pour le moment peut-être pas si lointain où elle devra reprendre le leadership. Mais face au gouvernement Charest, on risque, si on se limite aux débats de fond, de monologuer face à un protagoniste qui après une écoute distraite n’aura d’autre réponse que : " C’est très beau votre affaire, j’admire votre contribution à la productivité culturelle du Québec, mais on n’a pas les sous ".
À moins que survienne un strip tease soudain qui nous livrerait un de ces jours l’improbable pensée idéologique charestienne dans sa nudité intégrale, je considère donc plus plausible l’hypothèse qu’il n’y a rien à lire entre les lignes et que le seul fil conducteur de la prétentieuse " révision de tous les programmes " que claironne le premier ministre se limite à une obsession comptable. L’insignifiance de sa feuille de route et de celle de plusieurs membres de son cabinet et de son entourage me conforte dans cette supposition. Cela entraînerait de concentrer nos raisonnements en termes d’éthique et de pensée sociale dans des lieux où ils ont plus de chances d’être compris, et de confronter ce gouvernement sur son propre terrain.
Je vois deux volets à une telle stratégie. Le premier est de multiplier les protestations sectorielles, comme veulent le faire les associations étudiantes à l’automne. De façon plus crue et immédiate que les discours qui les accompagnent, elles véhiculeront une réfutation vivante de la prétention qu’affiche ce gouvernement à représenter les vraies aspirations de la population. Le nombre de courriels envoyés, le nombre de signatures recueillies, le nombre de têtes de pipes à la manif, constituent un langage clair pour ceux qui méprisent ouvertement les raisonnements théoriques.
Ensuite, nous devons développer une compétence à réfuter les chiffres à leur face même. Je me parle autant à moi-même qu’à vous tous sur ce point. Un trait commun au parcours scolaire de la plupart des militants sociaux chez nous, c’est d’avoir détesté les mathématiques. S’ajoute à cela un héritage culturel que partagent la plupart d’entre nous, originaires du Québec ou d’ailleurs : je veux parler d’un humanisme selon lequel les valeurs ne sont pas des marchandises et transcendent n’importe quel argument monétaire. Il n’est pas question d’y renoncer pour déraper du pragmatisme au cynisme, à la Tony Blair. Mais je ne puis oublier le conseil reçu, quand j’étais croyant, à l’effet que les " enfants de lumière " devraient être aussi habiles que les " enfants des ténèbres ". Le Collectif pour l’élimination de la pauvreté ou le GRIC se sont retroussé les manches et savent opposer des chiffres plus crédibles à ceux que les pouvoirs en place essaient de nous faire gober. On peut démontrer mathématiquement que le workfare et la dérégulation de certains services publics coûtent non pas moins mais plus cher, que l’accroissement incontrôlé du prix des médicaments pèse plus lourd sur le budget de la santé que le vieillissement de la population. Et jusqu’à preuve du contraire, je vois comme guichet non pas unique mais principal où diriger ces arguments le Ministre des finances Yves Séguin : non seulement c’est lui qui gère le budget global mais il est moins cabotin donc davantage capable d’écouter que Jean Charest, et contrairement à ce dernier, il semble capable de comprendre de quoi on parle. Ses quelques échanges avec François Legault en Commission parlementaire étaient relativement rafraîchissants si on les compare aux lamentables pitreries auxquelles nous ont habitués les batailles de coqs entre Charest et Landry.
Le terrain privilégié des politiques sociales
Un des terrains où jusqu’à présent l’équipe gouvernementale nous donne une image particulièrement criante d’incompétence et d’amateurisme est celui des politiques sociales, comme l’a bien montré entre autres dans le Devoir de jeudi l’organisateur communautaire Denis Lévesque. Ça tombe bien : voilà un domaine où notre réseau de mouvements sociaux comprend de nombreuses personnes dont les connaissances et l’expérience surpassent de beaucoup celles des apprentis sorciers qui nous gouvernent. Nous devons offrir à nos alliés sur ce terrain le maximum de support et de visibilité pour leur permettre non seulement de réfuter et de dénoncer les mesures gouvernementales mais de faire la démonstration, aux yeux d’un public qui n’est pas si bête, qu’aux mêmes problèmes il existe des solutions plus intelligentes.
La gaffe majeure commise par le ministre Claude Béchard en lançant son opération " Place à l’emploi " offre à la gauche sociale la première occasion en or de revitaliser le débat public. Cela me paraît un cas type, et il vaut donc la peine de le creuser un peu. Où est l’erreur? Non seulement, comme le souligne Denis Lévesque, d’avoir entériné le préjugé " que les prestataires de l’aide sociale sont des paresseux ou des lâches " mais d’en tirer la conséquence encore plus grossière qu’il suffit d’un coup de pied au cul pour vous réintégrer tout ça dans la population active.
Il faudrait tout un atelier comme celui-ci pour disposer d’un des volets majeurs du sophisme des postulats sous-jacents, en établissant que les choix économiques actuels ont pour effet de réduire le nombre d’emplois disponibles, surtout d’emplois durables. Lévesque dans son article amorce cette critique en montrant que " le nombre de prestataires à la sécurité du revenu fluctue en lien direct avec le taux de chômage ".
Je vais plutôt me concentrer sur la chimère selon laquelle une approche punitive ou un programme fast food peut corriger en criant ciseau un problème de désinsertion et de marginalisation face au monde économique, ce qui veut toujours dire aussi au monde social. Non seulement le bilan des expériences tentées dans cet esprit démontre que ça ne donne pas les résultats attendus, mais il existe une abondante documentation illustrant d’autres approches d’insertion dont les résultats sont beaucoup plus probants et justifient les ressources qu’on y a investies.
Je vais prendre un exemple qui — ô horreur! — est de juridiction fédérale, soit le programme CLIC ou Cours de langue pour les immigrants au Canada, organisé par Citoyenneté et Immigration Canada. Aux yeux de l’équipe qui s’est aussi donné la mission de nous réintégrer dans la communauté politique canadienne, ça devrait constituer une référence.
Je me limite à un détail, mais très révélateur. On alloue aux postulants jusqu’à trois ans à compter du début de la formation pour compléter le programme. C’était plus court que ça au début. L’immigrant était réduit à son statut standardisé d’apprenant linguistique. Il était présumé à cent pour cent disponible, n’ayant pas d’autre problème que son besoin d’apprendre la langue du pays. L’expérience obligea à une meilleure compréhension contextuelle de la situation des apprenants. On procéda notamment à une évaluation des décrochages qui ont enfoncé les personnes dans la résignation à la marginalité.
Le temps alloué est assez long pour tenir compte des fragilités de la clientèle. Pour la plupart, voler de ses propres ailes revient à faire de l’acrobatie sans filet et constitue un passage difficile, quel que soit le degré de préparation. Il reste que — non pas les lâches et les paresseux — mais les plus insécures et les plus dépendants sont tentés d’en différer l’échéance le plus longtemps possible, de devenir accros aux cours de langue. Alors on met un maximum.
Ce que je veux dire, c’est qu’il existe des mesures à la fois généreuses et réalistes, dont plusieurs ont été expérimentées et évaluées et que les résultats sont connus, quoique trop peu connus. Je veux surtout en faire une illustration que nous sommes loin d’être désarmés pour faire face aux débats musclés auxquels nous convie le portrait désolant du gouvernement que le peuple québécois s’est donné par défaut. J’ajouterais même qu’après l’expérimentation des pièges que comportaient les relations incestueuses entre le PQ et les mouvements sociaux, ces partenariats très inégaux aux monologues déguisés en dialogues, c’est de nature à nous revigorer de faire face à un adversaire dont l’identité d’adversaire est parfaitement claire.
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