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Un nouveau Brésil pour qui pourquoijplarche, Dimanche, Juin 8, 2003 - 11:48
Pierre BEAUDET
Il y a déjà quelques mois, un tremblement de terre politique a secoué le Brésil. Lula, élu par 55 millions de Brésiliens, devenait président de la République. Ouvrier métallurgiste, syndicaliste et fondateur de la Centrale unique des travailleurs (CUT), originaire du Nordeste (région la plus pauvre du Brésil), Lula de par sa personne inaugure un nouveau cycle dans l'histoire politique de ce pays de 178 millions d'habitants habitué à être gouverné depuis toujours par une micro élite. Le nouveau président réussira-t-il à rencontrer les gigantesques défis d'un pays "sens dessus dessous" (selon l'expression du ministre de la réforme agraire, Miguel Rossetto ?) Pourra-t-il mettre fin à un système qui reproduit la pauvreté, l'exclusion, la faim ? Saura-t-il trouver la marge de manœuvre lui permettant de tenir tête aux prétentions des États-Unis de maintenir l'Amérique du Sud dans son statut de "chasse gardée" ? Six mois plus tard, l'essentiel de ces questions reste posé mais jusqu'à date, le nouveau gouvernement affronte bien les défis. Des millions de Brésiliens ont voté pour Lula et le Parti des travailleurs (PT) pour une raison bien simple : ce pays produit de l'exclusion comme d'autres produisent du pétrole, à pleins barils et à chaque jour. Cinquante millions de Brésiliens, presqu'un tiers de la population, ont faim. Ce n'est pas juste la pauvreté, car la faim déshumanise, diminue, crée une "sous-humanité" en quelque sorte. Pour la classe dominante traditionnelle du Brésil, cette situation est triste mais "normale", héritée du ciel. On est pauvres parce que ses parents étaient pauvres. Pour le PT et les mouvements sociaux qui ont secoué la cage ces dernières années, la faim n'est pas une catastrophe naturelle, mais un système hérité et reproduit de l'inégalité et de l'injustice. Dans le vaste Nordeste, une population immense a vécu l'esclavage à travers le système des grandes plantations. Aujourd'hui, une partie des plantations a disparu, mais le système est demeuré. Une poignée de privilégiés dispose des terres, et de tout le reste, alors que la grande majorité n'a rien. Sur des kilomètres et des kilomètres, les terres des grands propriétaires sont laissées en friche, pour spéculer sur le prix des terrains. Les pauvres se partagent les quelques petits lots, et surtout s'entassent dans les bidonvilles (les "favelas") autour des grandes villes. Ce défi de la pauvreté est aussi le défi du développement. Comment penser sortir le Brésil de la dépendance et du mal-développement si un tiers de la population est exclu ? Le marché intérieur du pays reste confiné à une petite élite urbaine (15-20% de la population), alors que la grande majorité vit en marge, ou juste au-dessous du seuil de la survie. Bien que le Brésil dispose d'une industrie assez costaude et même d'un secteur de haute technologie, l'économie nationale reste atrophiée et distorsionnée par cette exclusion massive. Malheureusement, les politiques néolibérales qui dominent à l'échelle planétaire, ne permettent pas ce rééquilibrage. La macro économie dominée par les institutions financières internationales et les pays du G-8 imposent à des pays comme le Brésil d'autres priorités. Le remboursement de la dette (créée par les anciennes classes dominantes), l'alignement de l'économie nationale sur les priorités de l'économie mondiale (qui confinent les économies du sud dans la production de biens agricoles ou semi-industriels à bas prix), la dite ouverture des marchés qui permettent aux multinationales de prendre le contrôle au détriment de secteurs économiques nationaux, sont autant d'obstacles devant le gouvernement Lula. Alors que le G-8 se réunit sous la haute protection militaire à Evian, des millions de paysans et de petits travailleurs brésiliens pressent Lula de faire face au néolibéralisme, de déclencher une réforme agraire massive, de renationaliser certaines industries, de rompre avec la "logique" de la finance internationale. Réinventer la citoyenneté Au Brésil comme dans beaucoup de pays du tiers-monde, la norme au niveau politique est l'état d'exception, par la voie de dictatures plus ou moins évidentes. La démocratie est impensable et impensée. La grande masse des pauvres et des exclus ne peut pas, "logiquement" gouverner. Cet argument absurde est basé pourtant sur une réalité plate : la démocratie, le pouvoir des citoyens de déterminer leur destin, implique que le rapport de forces ne peut plus être toujours en faveur de la minorité privilégiée. Même en excluant un changement radical, une révolution "totale", la démocratie implique un immense compromis social, l'acceptation par les dominants, sous la pression des dominés, que la situation doit changer. Parce que cela survient rarement, c'est la "démocrature" qui s'impose la plupart du temps : fausses élections, manipulation de l'opinion, violences et répression, etc. Le Brésil, pour le moment, va dans une autre direction et le pari est très risqué. Le passage de la démocrature à la démocratie est très récent, un peu plus de dix ans. Les dominés ont joué le jeu et ils sont parvenus au pouvoir. Les dominants sont divisés, certains se disent en faveur d'un nouveau "deal" social, économique et politique. Pour le PT toutefois, il faut approfondir cette démocratie, sortir des ornières d'une optique où le gouvernement doit tout décider, une sorte de "tout-à-l'Etat" à la fois magique et autoritaire. La démocratie doit se démocratiser, laisser rentrer de l'air, permettre aux mouvements sociaux d'assumer pleinement leur rôle (et non pas de se contenter dans un rôle de cheer-leader), initier des formes de participation populaires innovatrices (comme le budget participatif), bref, changer les règles du jeu qui limitent traditionnellement, l'exercice du pouvoir à l'élite. Confronter le nouveau désordre mondial Certes, ces énormes défis ne peuvent être gagnés qu'au Brésil seulement. Depuis la fin de la guerre froide s'accélère un dangereux processus de militarisation et de confrontations animé par la seule superpuissance qui reste. Pour le moment, l'attention des États-Unis est concentrée vers l'Asie. Sur le fonds cependant, c'est toujours la doctrine Monroe qui domine et qui fait de l'hémisphère des Amériques une "chasse gardée" de Washington dans l'imaginaire de sa classe dominante. L'intégration continentale, au lieu d'être un véhicule pour unifier les Amériques, reste confiné à des objectifs de contrôle économique et commercial. Pour le nouveau Brésil, le projet de création d'une Zone de libre-échange pour les Amériques (ZLEA) doit être redéfini, d'abord pour mettre au premier plan le développement social et économique, ensuite pour ré-équilibrer la donne de façon à ce que les économies des pays pauvres puissent se développer. Il faut ensuite ralentir, sinon bloquer, la dérive unilatéralement actuelle, remettre l'ONU sur ses rails, diversifier les rapports en privilégiant l'Amérique latine. Un appel pour nous L'expérience brésilienne est riche et passionnante, à l'image d'un pays métissé et jeune. Il y a un million de raisons pour s'intéresser au Brésil, mais au-delà de la fascination sur sa culture et ses espaces, il importe pour nous de regarder la situation d'une façon réaliste. Face au géant américain, nous n'avons aucune chance de nous en sortir et de maintenir un minimum de souveraineté si nous ne développons pas d'autres alliances et d'autres synergies. Dans ce sens, l'évolution de l'économie canadienne depuis la mise en place de l'ALENA avec les États-Unis (et secondairement le Mexique) va à l'encontre de nos intérêts à long terme. Est-il encore temps pour sauver les meubles ? En tout cas, le gouvernement Lula et les autres gouvernements progressistes d'Amérique du Sud (la tendance est vers la gauche) sont prêts à revoir la situation avec le Canada. Reste à savoir si nos gouvernants sont prêts à prendre cette main tendue. |
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