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Aide juridictionnelle française et jurisprudence européenne (II)

usager-administré, Sunday, November 25, 2007 - 05:59

Usager-administré

Nicolas Sarkozy, François Fillon, Rachida Dati et Roland du Luart savent sans doute très bien que leurs attaques contre le principe de la gratuité de l’aide juridictionnelle en France ne sont pas incompatibles avec la lecture officielle des droits « minimaux » énoncés par la Convention Européenne dite « des Droits de l’Homme ». Une situation d’autant plus préoccupante, que l’évolution institutionnelle vers une justice de plus en plus sommaire et avec de faibles moyens ne cesse de s’accélérer, et que les dotations budgétaires destinées à préserver les droits des citoyens semblent constituer une cible naturelle dans un contexte de « construction » de l’Europe militaire. Nicolas Sarkozy ne semble point tenir à évoquer ces questions dans la transparence devant les citoyens, à la veille de la signature d’un nouveau Traité européen sur lequel il refuse toute perspective d’un référendum.

La ministre française de la Justice Rachida Dati déclare à présent que « pour l'instant », la gratuité totale de l'aide juridictionnelle pour les plus faibles revenus ne sera pas supprimée. De son côté, le Haut-commissaire aux solidarités actives Martin Hirsch « ne pense pas que ce soit le moment de le faire ». Partie remise donc, mais le projet proposé par des sénateurs et mis en avant par Rachida Dati il y a une dizaine de jours n'est certainement pas abandonné. Bien au contraire, la signature d'un nouveau Traité européen ne fera qu'encourager de telles initiatives. La jurisprudence (arrêt Del Sol) de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) dit uniquement que la Convention que cette Cour est censée faire respecter « garantit le droit à l'aide judiciaire gratuite sous certaines conditions dans les procédures pénales ». La CEDH souligne d’ailleurs que la définition du droit à un procès équitable donnée dans l'article 6 § 1 de ladite Convention « ne renvoie pas du tout à l'aide judiciaire ». Un élément important dans l'évolution, en France et à l’échelle européenne, vers une justice de plus en plus expéditive et difficile d'accès, au détriment de la grande majorité de la population.

Suite de la partie I

Même si l'Union Européenne et le Conseil de l'Europe sont formellement des entités différentes, cette séparation institutionnelle relève surtout de la propagande et de la préservation de certaines apparences. Le tissu économique mis en place par les multinationales et les lobbies financiers s'articule dans l'ensemble des quarante-sept pays membres du Conseil de l'Europe, Russie comprise. L'Europe du grand capital s'étend bien jusqu'à Vladivostok. La Cour Européenne des Droits de l'Homme, tribunal déclaré supérieur à toutes les juridictions nationales, est une émanation du Conseil de l'Europe et applique une convention minimale faite pour que des régimes politiques très « variés » puissent y adhérer. Or, la situation de supériorité hiérarchique de cette Cour par rapport au Conseil d'Etat français ou à la Cour de Cassation, et par là à l'ensemble de la justice française, encourage en France comme ailleurs une évolution institutionnelle dans le sens de la disparition des droits civiques « nationaux » dépassant le « droit minimal » de la Convention européenne.

Le comte Roland Le Gras du Luart de Montsaulnin, vice-président du Sénat français, sénateur de la Sarthe et président de son Conseil Général, ne semble point craindre un désaveu de la part des institutions européennes lorsqu’il signe, au nom de la Commission des finances du Sénat, un rapport présenté avec cet encadré :

« M. Roland du Luart, en sa qualité de rapporteur spécial de la mission « Justice », a souhaité effectuer une mission de contrôle budgétaire du système de l'aide juridictionnelle (AJ). Le dispositif de l'AJ se caractérise par un accroissement considérable du nombre des admissions depuis 1991 : + 159,5 %. Parallèlement, l'enveloppe budgétaire consacrée à cette aide a progressé de + 391,3 % entre 1991 et 2006. En 2007, elle représentait 5,2 % des crédits dédiés à la justice avec un montant de 328,7 millions d'euros. Le poids de cette action dans le budget de la justice et sa dynamique depuis 1991 font de cette dépense une variable dont l'évolution est très préoccupante. La crise que traverse l'AJ est autant financière que morale. La réforme de l'AJ ne peut plus attendre. Elle doit s'articuler autour d'un système équilibré, où chacune des parties prenantes contribue à l'effort de solidarité nationale : les avocats et les auxiliaires de justice, le justiciable lui-même et l'Etat. La réforme ici proposée repose sur les principes de transparence et de responsabilité. Il s'agit tout à la fois de préserver le « contrat social noué » autour de l'AJ et d'assurer la pérennité d'un système garantissant l'accès au droit et à la justice des plus démunis des justiciables. »

(fin de citation)

Le rapport propose, entre autres, « la création d'un « ticket modérateur justice » [lequel] doit contribuer à responsabiliser le bénéficiaire de l'AJ ». Il est exact que l’arrêt Del Sol (voir aussi mon premier article) ne paraît pas de nature à l’en dissuader. A la lecture de cet arrêt, on peut même penser qu’en matière de suppression de l’aide juridictionnelle les gouvernements peuvent se permettre d’aller beaucoup plus loin. Ce qu’à terme ils ne manqueront de faire, si la « construction européenne » se poursuit. Ceux qui voudront avoir des droits devront « travailler plus pour gagner plus »…

La CEDH est a également apporté une claire caution aux procédures éliminatoires sommaires progressivement mises en place dans la Section du Contentieux du Conseil d’Etat ou à la Cour de Cassation (procédures d’admission des pourvois de cassation, rejets par ordonnance...) et, par osmose, dans l’ensemble de la justice française. Les manuels de droit citent, à ce sujet, la décision partielle Société anonyme Immeuble Groupe Kosser c. France, du 9 mars 1999, requête n° 38748/97, accessible sur le site de la Cour dans la rubrique « décisions » (ne pas confondre avec l’arrêt rendu sur le fond en 2002, rubrique « arrêts »). La décision dit notamment, à propos d’un refus d’admission d’un pourvoi en cassation par le Conseil d’Etat :

« La requérante se plaint que, saisi du pourvoi, le Conseil d’Etat s’est borné à rappeler succinctement le contenu du moyen et à le rejeter en énonçant seulement qu’il n’était pas de nature à permettre l’admission de la requête.

La Cour rappelle que le droit d'accès aux tribunaux consacré par l'article 6 de la Convention peut être soumis à des limitations prenant la forme d'une réglementation par l'Etat. Celui-ci jouit d'une certaine marge d'appréciation (...) [La Cour] rappelle la jurisprudence selon laquelle l’article 6 n’exige pas que soit motivée en détail une décision par laquelle une juridiction de recours, se fondant sur une disposition légale spécifique, écarte un recours comme dépourvu de chance de succès (...). En l'espèce, la Cour note que la décision de la commission d’admission des pourvois en cassation était fondée sur l'absence de moyens de nature à permettre l’admission de la requête au sens de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987. Dans ces conditions, elle ne décèle aucune apparence de violation de l'article 6 § 1 de la Convention. »

(fin de citation)

Une jurisprudence à laquelle Guy Canivet s’est référé dans une communication à la réunion des premiers présidents de cour d’appel en septembre 2002. Evoquant la mise en application de la Loi organique 2001-539 du 25 juin 2001, l’alors président de la Cour de Cassation déclarait :

« Ainsi, restaurant une procédure d'examen préalable pratiquée depuis la création du tribunal de cassation, en 1790, jusqu'à la suppression de la chambre des requêtes, en 1947, la loi organique 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature, a, par son article 27, modifié l'article L. 131-6 du Code de l'organisation judiciaire selon lequel, désormais, la formation de trois magistrats de chaque chambre de la Cour, "après le dépôt des mémoires", "déclare non admis les pourvois irrecevables ou non fondés sur un moyen sérieux de cassation".

Cette disposition, analogue à celle par laquelle la loi du 31 décembre 1987 avait institué devant le Conseil d'Etat une procédure préalable d'admission des pourvois en cassation (art. L 822-1 du Code de la justice administrative), permet à la Cour de cassation, en écartant les nombreux pourvois irrecevables ou voués à un échec certain, de se consacrer plus efficacement à sa mission normative et disciplinaire.

La conformité de ce dispositif aux standards de procédure imposés par la Convention européenne des droits de l'homme n'est pas discutable. La Cour de Strasbourg a en effet jugé, aux termes de plusieurs arrêts, que "l'article 6 de la Convention n'interdit pas aux États contractants d'édicter des réglementations régissant l'accès des justiciables à une juridiction de recours, pourvu que ces réglementations aient pour but d'assurer une bonne administration de la justice" (…) »

(fin de citation)

C’est donc un acquis citoyen des années ayant suivi la Libération, qui a été supprimé par la loi de 2001 précitée. Le refus d’aide juridictionnelle au motif d’une prétendue « absence de moyens sérieux » relève de la même politique. Le fait que la Loi organique évoquée par Guy Canivet ait été adoptée alors que Lionel Jospin était premier ministre et Marylise Lebranchu Garde des Sceaux, illustre également le caractère « transversal » et « consensuel » des restrictions croissantes imposées au droit d’accès à la Justice depuis les années 1980. Voir aussi l’ article de Justiciable du 18 novembre, ou encore celui d’Universitaire 1995 évoquant le refus d’aide juridictionnelle opposé à une doctorante qui demandait cette aide pour se pourvoir en cassation sur la question de la valeur réglementaire de la Charte des Thèses.

Mais, en matière de procédures éliminatoires, la CEDH elle-même a été, et reste, bien en avance : environ 60.000 recours enregistrés par an, et autour de 3000 seulement passés en audience publique pendant la même période. La majorité des recours est éliminée par un comité de trois juges qui, en vertu de l’article 28 de la Convention, peut opposer au justiciable une « déclaration d’irrecevabilité ». A savoir : « Un comité peut, par vote unanime, déclarer irrecevable ou rayer du rôle une requête individuelle [par opposition aux requêtes introduites par les Etats] (…) lorsqu’une telle décision peut être prise sans examen complémentaire. La décision est définitive ». C’est, sauf pour un petit pourcentage, la destinée de la plupart des requêtes dont la Cour est saisie. La lettre type déclarant la requête irrecevable n’est assortie d’aucune motivation circonstanciée, ni même d’un résumé du recours déposé. On pourrait a première vue s’en étonner, à la lecture de l’article 45 de la Convention intitulé précisément : « Motivation des arrêts et décisions », et qui prescrit notamment : « Les arrêts, ainsi que les décisions déclarant des requêtes recevables ou irrecevables, sont motivés ». Mais toute la subtilité réside dans le fait que la « lettre type » n’est ni un arrêt, ni une décision. Il s’agit d’une « déclaration » d’irrecevabilité. Ce que la grande majorité des lecteurs de la Convention ne remarque pas forcément, sauf à s’y trouver directement impliqué.

Le « petit justiciable » qui saisit la CEDH pourrait croire que l’obligation de motivation est générale aux termes de l’article 6.1 de la Convention (droit à un procès équitable). Car comment vérifier que le droit est appliqué de la même façon pour tous, en l’absence d’un descriptif de chaque requête et d’une motivation explicite de chaque décision prise ? Mais ni les gouvernements, ni les représentants des parlementaires, ni les juges désignés ne l’entendent manifestement pas de cette façon. Pourtant, avec tout le respect dû à la Cour, on peut penser à la lecture de la « lettre type » que, même lorsqu’une requête se heurte à une déclaration d’irrecevabilité, un rapport ou synthèse a dû être élaboré avant de prendre une telle décision, et des notes de la délibération ont dû être prises. Dans ce cas, la motivation écrite de la décision ne serait pas, en principe, une lourde tâche. La même remarque paraît valable pour le Conseil d’Etat français ou la Cour de cassation.

Autant de problèmes de fond que Nicolas Sarkozy, François Hollande et la grande majorité du monde politique se gardent bien d’évoquer dans la clarté devant les citoyens, à la veille de la signature d’un nouveau Traité européen. Il s’agit pourtant de questions essentielles pour l’avenir de nos droits civiques. Mais, justement, les partis politiques dominants ne veulent pas entendre parler d’un référendum, pas plus que d’un débat transparent. C’est d’ailleurs par la presse étrangère, en l’occurrence le Telegraph britannique, que l’on apprend que, dans une réunion à huis clos de parlementaires européens, Nicolas Sarkozy a estimé qu’un éventuel référendum serait perdu en France, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays. Pour le président français, « la France a simplement été en avance [en 2005, avec le rejet du projet de Traité Constitutionnel Européen, TCE] par rapport aux autres pays... (...) Un référendum maintenant mettrait l’Europe en danger ». D’après le même article, Sarkozy espère profiter de sa prochaine présidence de l’Union Européenne pour faire adopter un renforcement des pouvoirs de cette institution en matière militaire. Une opération qui consommera des moyens très conséquents, au détriment d’autres budgets.


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