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Entrevue avec Normand Baillargeon. Mondialisation et éducation

vieuxcmaq, Mercredi, Décembre 6, 2000 - 12:00

Lorraine Dumont (lor@lafac.qc.ca)

Dans un contexte de mondialisation des échanges, l’éducation n’échappe pas à l’idéologie dominante du néolibéralisme. Ainsi, les formules de partenariat qui incitent les entreprises à investir dans le milieu de l’éducation ou l’explosion des nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) nous exigent d’ouvrir le débat pour ne pas que l’école devienne une succursale du marché de l’emploi. Les professeurs, dans un tel contexte, se doivent de préserver l’autonomie et l’objectivité institutionnelle de l’école pour former des citoyens éclairés et des personnes humaines complètes.

Mondialisation et éducation

La responsable des affaires pédagogiques, Renée-Claude Lorimier, et la responsable de l’information, Lorraine Dumont, ont rencontré le professeur Normand Baillargeon du département des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). En tant qu’intellectuel engagé, M. Baillargeon pose un regard critique sur les répercussions de la mondialisation dans le milieu de l’éducation.

Factuel : De plus en plus d’entreprises privées investissent dans les écoles. Dans un de vos articles, vous vous appuyez sur Adam Smith, père du libéralisme économique, et sur le philosophe John Dewey, pour défendre des institutions publiques d’enseignement. Selon vous, l’idée d’intervention des entreprises privées dans le milieu de l’éducation est-elle nouvelle ?

N. Baillargeon : Ce n’est pas la première fois qu’on assiste à un effort soutenu par le monde des affaires de pénétrer le monde de l'éducation. Le premier exemple bien connu se passe au début du siècle aux États-Unis, lorsque les gens d'affaires se rendent compte que les Allemands ont souvent l'avantage sur eux quand ils les rencontrent comme concurrents à l'échelle planétaire. L'Association des manufacturiers américains (AMC) a réagi en disant : " Si les Allemands sont si bien préparés à la concurrence, c'est parce que leur système d'éducation le permet ; or le nôtre ne le permet pas, il faut donc le transformer. " À partir de 1900, l'AMC fera un effort vraiment soutenu pour pénétrer les écoles, puis se les approprier. Ce qu'on a oublié, c'est que John Dewey commence son travail de pédagogue dans ce contexte en écrivant dans son livre Démocratie et éducation1 que ce n’est pas à un groupe social dans une démocratie de définir à quoi ressemblera l'éducation.

La volonté délibérée des entreprises privées d’intervenir en éducation revient aujourd'hui sous des formes nouvelles, probablement plus terrifiantes, et depuis cinq ans environ. C’est que le contexte de sous-financement des dernières années, qui a eu pour conséquences de démanteler, d'attaquer, d'éroder fortement les services sociaux tels que l’éducation, a préparé le terrain à cette pénétration.

Factuel : Actuellement l’OMC supervise des négociations qui visent à ouvrir davantage le marché des services. En éducation, la pénétration des entreprises privées se traduit entre autres par la venue de la publicité dans les écoles et par l’offre de matériel didactique réalisé par des compagnies. Ne croyez-vous pas que dans cette situation, le milieu de l’éducation est livré, pieds et poings liés, aux lois du marketing ?

N. Baillargeon : Le Conseil canadien des politiques alternatives (CCPA) a résumé les effets prévisibles et les visées de cette pénétration. La première visée concerne l'allégeance idéologique. Il s’agit de préparer les gens à penser que les valeurs qui doivent nécessairement être promues à l’école sont celles de l'entreprise. Aux États-Unis, les entreprises donnent massivement aux écoles du matériel pédagogique, et cela donne des résultats cocasses. Les élèves apprennent à lire avec Coca-Cola ou à compter avec des " chips ". On trouve même des programmes d'écologie financés par des groupes d'entreprises qui font des coupes à blanc ! Ces faits sont réels, je ne les invente pas. Aussi, dans les universités américaines, il y a maintenant des entreprises qui paient des étudiants pour enregistrer leurs professeurs sans qu’ils le sachent pour ensuite les diffuser sur Internet. Dans ce cas, les profs n'osent même plus parler parce qu'ils craignent que leurs travaux soient pillés. Il y a donc appropriation privée d'un bien collectif et cela pose de sérieux problèmes. C’est la même chose avec le financement de la recherche ou du savoir. Au cégep, vous allez vivre cela aussi, mais c’est déjà à l’œuvre dans les universités : on finance la recherche uniquement dans la perspective où elle peut avoir des applications pratiques à court terme. Ceci pose un problème sur la nature des recherches qui sont faites, la nature du savoir qui est développé.

La deuxième visée, que Dewey avait prévue au début du siècle, consiste à faire de l'école une succursale du marché de l'emploi. L'école telle qu’on la connaît doit donc être repensée, redéfinie, reconstruite en fonction des finalités qui ont un rapport à ce marché. Par exemple, l'école deviendrait un lieu où on forme des cadres pour MacDonald. Ce mouvement large n'est pas simple et ne se fait pas d'un seul coup car, heureusement, il y a beaucoup de résistance. Nous sommes en droit de nous demander si, par exemple, c'est à l'Association des manufacturiers québécois ou aux chambres de commerce du Québec de dicter à l'école sa mission. La réponse démocratique, si on a à cœur un peu la démocratie, c'est que cette décision doit être collective. Or ce débat démocratique n’a pas lieu malgré la surabondance de consultations et de supposés consensus.

À mon avis, comme le disait Dewey, le but de l'école est de préparer à la vie démocratique, et non pas de faire des soldats dociles qui seront au service de l'entreprise et qui ne questionneront jamais les ordres. Le but de l’école est de former des citoyens libres, des citoyens complets, des personnes ouvertes à toutes sortes d'intérêts et de perspectives. Cette transformation des finalités de l'école selon le seul point de vue du marché, notamment du marché de l'emploi, est mutilante pour l'être humain et pour la démocratie. C'est miner le sens même de l'éducation que de ne pas l'ouvrir à une multitude de perspectives. Cependant, il ne faut pas nier toute finalité de l'école en relation avec l'emploi. Cela serait aussi une erreur. Les gens ne sont pas bêtes quand ils demandent que l'école leur fournisse des savoirs, lesquels les habiliteront au travail et leur permettront d'être utiles socialement.

La troisième visée est l’attaque soutenue contre la démocratie et la solidarité sociale. Déjà, il n'y a plus de valeurs sociales, de bien commun. Les gens pensent à leur retraite et investissent dans les fonds de placement en bourse. Ils veulent payer le moins d'impôts possible, cherchent des abris fiscaux. Ils exigent la meilleure éducation pour leurs enfants et si un jeune dans l'Est de Montréal n'a pas d'éducation, ils estiment que ce n’est pas leur problème. Cette attaque contre la solidarité sociale atomise les gens. Cette logique mise en place est poussée à ses limites : les gens ne sont plus censés se préoccuper de ce qui arrive aux autres, aux plus démunis. Cela me fait peur parce que c'est une perte du sens et du bien commun. Il y a quelque chose de barbare dans cette façon de penser parce que dans la vie de tous les jours, la plupart des gens ont un souci relatif des autres. Ils sont conscients qu'ils vivent dans une collectivité où il y a des biens communs, mais ils ne sont plus censés y penser.

Factuel : Comme la mondialisation repose sur la primauté des intérêts et de la liberté d’action sans frontière de l’entreprise privée et qu’elle produit davantage de richesses tout en créant encore plus de misère, comment pouvez-vous expliquer que le discours des intellectuels invitant à une résistance critique devant la montée des inégalités entre le Nord et le Sud, et les riches et les pauvres soit timide, presque aphone ?

N. Baillargeon : Ma réponse est que les intellectuels de tout temps réagissent peu et sont du côté du pouvoir, car ils occupent des positions de prestige dans la société. Les professeurs de cégep, aussi des intellectuels, font partie de cette classe la plus servile de la population. Pourtant, les intellectuels disposent de loisirs pour apprendre ce qui se passe et seraient donc en mesure de le faire savoir. Mais c’est un fait historique : les intellectuels ne s'intéressent pas beaucoup aux questions économiques et sociopolitiques. Ils consentent donc volontiers à ce qui se passe.

Factuel : Que pensez-vous du discours actuel de l’excellence et de la réussite ?

N. Baillargeon : Les gens de gauche, les gens progressifs et les syndicats devraient être les premiers à défendre l'éducation au nom de valeurs communes qui transcendent les simples valeurs utilitaristes. Ces valeurs communes posées comme supérieures sont l'esprit critique, la distance, le savoir théorique, la réflexion personnelle autonome, l'effort et même l’excellence. Mais je trouve qu’au Québec comme dans d'autres pays, on a eu trop tendance à laisser aux gens de droite, aux gens plus conservateurs, le monopole du discours de l’excellence et de toutes ces valeurs. Quand on veut défendre les normes de l'éducation en toute objectivité, on ne devrait pas avoir de mal, même si on est de gauche, à défendre ces valeurs. Moi qui suis de gauche, je n’ai pas de mal à me déclarer tout à la fois syndicaliste et prof exigeant, à refuser l’incompétence et à exiger l’excellence.

Factuel : Comment voyez-vous l’explosion des nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC), y compris Internet, et leur entrée dans les écoles ?

N. Baillargeon : Au départ, rappelons que le développement d’Internet a été réalisé grâce aux fonds publics et qu’il a servi à l'armée américaine avant d’être utilisé par les universitaires. Jamais une entreprise n’aurait envisagé de développer un tel système d’elle-même. Ce n’est qu’en 1995 que les gouvernements ont littéralement donné cette technologie aux entreprises pour qu’elles s’enrichissent. À ce sujet, quand Internet est apparu dans le discours public, on parlait de l'autoroute de l'information, puisque cette technologie devait permettre de mettre chaque personne en lien avec les autres. Mais à partir de 95, il se produit un glissement sémantique, et dès lors on ne parle plus de l’autoroute de l’information mais de commerce électronique. On peut raisonnablement penser qu’à partir du moment où cette technologie cesse d'être l'autoroute de l'information pour devenir le commerce électronique, ce qui va circuler dans Internet va être largement déterminé par les entreprises privées. En effet, à partir du moment où les entreprises, de manière plus concentrée, se sont approprié les médias, on a remarqué que les représentations du monde et les informations qui y circulaient étaient en symbiose avec les intérêts de ces dernières.

Depuis quelques années, Internet est devenu un enjeu en éducation. Il permet aux entreprises privées d’avoir accès à un fantastique marché de 1 000 milliards de dollars. Ainsi, les gens d’affaires ont donné aux négociateurs de l’OMC le mandat de dérégulariser ce secteur. Il existe déjà un grand nombre d’universités virtuelles qui offrent des programmes complets aux États-Unis. Donc, depuis quelques années, les entreprises investissent massivement dans l'éducation à l'aide d'Internet. Nous pouvons avoir de sérieuses interrogations quant au contenu des formations qui seront offertes par ce média.

Factuel : Croyez-vous qu’il faille intégrer davantage les nouvelles technologies dans nos pratiques pédagogiques comme le souhaitent certains ?

N. Baillargeon : En ce qui concerne l'utilisation des ordinateurs à l'école, j’aimerais préciser qu’il n'y a jamais eu de débat de société sur leur pertinence et leur utilité. On a acheté d'abord les ordinateurs, puis on a demandé aux profs de s’en servir. C'est le contraire qu'on aurait dû faire.

Par ailleurs, je crois que l’utilisation des ordinateurs est extrêmement limitée. Aucune étude ne montre de manière concluante qu’il y a de grands bénéfices à recourir à l'ordinateur ou à Internet en éducation. Il y a certes des gains notables pour les enfants défavorisés ou handicapés, mais pas pour l’ensemble des enfants. Un rapport de Alliance for Childhood soutient comme moi que l’ordinateur n'est pas un outil utile et efficace dans l'enseignement primaire : il coûte très cher pour ce qu’il rapporte. Aussi, il faut penser que les enfants passent déjà un grand nombre d'heures à jouer à des jeux vidéo et à regarder la télévision. Faut-il qu’ils soient encore devant un écran à l’école primaire, alors qu'ils ont besoin d'aller dehors, de contacts réels, de parler à des individus ? Les études tendent à démontrer la même chose pour le secondaire. Dans la revue The Atlantic Monthly, Ted Oppenheimer a écrit une série intitulée The Computer Delusion dans laquelle il se penche sur la question. Cependant, il est bien clair qu'au cégep ou à l'université les ordinateurs sont fort utiles.

Factuel : Comment pouvez-vous expliquer que vous soyez un grand utilisateur d’Internet malgré vos réticences vis-à-vis les utilisations pédagogiques des nouvelles technologies ?

N. Baillargeon : Je crois qu’Internet a des possibilités émancipatoires très grandes et peut être un outil extrêmement important pour l'avenir. Mais cela dépendra largement de ce qu'on en fera. Si des entreprises se l'approprient, on peut prédire raisonnablement que cela va avoir des effets sur le contenu, sur la nature des formations, sur les coûts et sur l'accessibilité de ces formations. Par contre, si Internet demeure un outil démocratique, il pourrait avoir des effets extrêmement positifs. Tout n'est pas noir ou blanc. Pour l’instant, je suis plutôt un " techno-sceptique ". Mais il ne faut pas non plus devenir technophobe et rejeter toutes les utilisations souhaitables d'Internet.

En tout cas, il faut bien dire qu’Internet, depuis quatre ou cinq ans, s’est révélé un important outil de résistance. Par exemple, le combat contre l'AMI a galvanisé les luttes contre la mondialisation de l'économie et a permis la diffusion des conséquences de cet accord à la population. Il y a eu tellement de bruit fait autour de l'AMI que l’accord a été retiré. Mais la résistance par Internet ne peut pas se substituer à l’action militante, car il faut agir comme citoyens dans des relations directes avec des gens. En effet, tous les objectifs poursuivis dans l’AMI sont récupérés par l’OMC et l’OCDE. Donc, nos victoires sont partielles et provisoires.

Factuel : Quel serait le rôle véritable des professeurs dans un contexte de mondialisation ?

N. Baillargeon : Ce que les professeurs défendent, dans un contexte de mondialisation, c’est un certain modèle de civilisation, une certaine autonomie et objectivité institutionnelle de l'école pour former des citoyens éclairés. En effet, les professeurs forment des citoyens, des personnes humaines complètes, des personnes qui ont de larges intérêts. L'école est le lieu où les gens peuvent connaître et comprendre une part de l'héritage de l'Humanité auquel ils n’auraient pas eu accès autrement. Concrètement, cela signifie que les professeurs doivent être des intellectuels agissants. Par exemple, un prof de cinéma en région pourrait organiser un ciné-club ouvert au public ; un prof de philo pourrait animer un café philosophique ; un prof en techniques administratives pourrait enseigner l’histoire de l’administration, etc. Je sais que le pouvoir des professeurs est minuscule face à toutes ces corporations transnationales et à ces États qui, au sein de l’OMC, sont en train de planifier le vol de l'éducation à l'échelle planétaire. Mais le peu qu’on a est extrêmement puissant : c'est communiquer notre passion, notre savoir dans une perspective large. Il est inadmissible que des élèves puissent passer à travers le cégep ou même l'université sans avoir goûté à cette brûlure, à cette passion pour la culture et le savoir qui marque toute la vie.

Factuel : Pour terminer, pouvez-vous commenter cette phrase de la philosophe Hannah Arendt que vous citiez dans votre article Éducation et avenir commun : " Toute éducation qui n’est pas conservatrice est condamnée à être très sévère ".

N. Baillargeon : Tout comme Hannah Arendt, je crois que l’école conserve un certain nombre de valeurs dans la civilisation. Dans le tumulte du monde, l’école est un lieu à part, un lieu coupé, un lieu où d'autres valeurs peuvent exister, un lieu où on peut conserver le passé. Et quand je dis qu'il y a une certaine objectivité de l'école de ce point de vue, ou du cégep ou de l'université, c'est justement qu'on transmet cette tradition aux gens en leur disant : " Allez agir, ensuite, inventez à votre tour "; voilà où on en est, ce qu'on pense. Donc, si on fait une formation uniquement axée sur le présent, on est réactionnaire nécessairement parce que le point de référence de l'école, c'est ce passé qu'on préserve.

Site de la Fédération autonome du collégial (FAC) sur lequel on peut trouver la revue Factuel DOSSIER MONDIALISATION de laquelle est tirée l'entrevue avec Normand Baillargeon.
www.lafac.qc.ca


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