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«Les droits de l’homme. Un bras de fer entre Washington et La Havane»

Claude Morin, Jeudi, Mai 6, 2004 - 15:55

Claude Morin, professeur, histoire de l'Amérique latine, Université de Montréal

On y expose les dessous et les enjeux du bras de fer qui oppose les États-Unis et Cuba à propos des droits de l'homme. L'hostilité des États-Unis est le plus grand obstacle au pluralisme à Cuba.

Tous les ans, en mars et en avril, depuis une dizaine d’années, la Commission des droits de l'homme de l'ONU tient à Genève une session de six semaines au cours de laquelle elle adopte une centaine de résolutions. Cuba a immanquablement fait l’objet d’une de ces résolutions, toujours à l’instigation des États-Unis, le texte s’adaptant chaque fois à ce qu’ils pensaient pouvoir obtenir d’une majorité des 53 pays membres.

Cette année les États-Unis avaient rédigé une résolution qu’ils ont fait présenter par le Honduras. En servant de pion à Washington, contre des promesses d’assistance économique, le Honduras a démontré une servilité humiliante. Washington a, pour sa part, en choisissant le Honduras comme porte-étendard, affiché son mépris pour les droits de l’homme. Le Honduras n’est-il pas ce pays où des organisations locales ont recensé l’assassinat de plus de 2000 jeunes depuis 1998, de 25 militants écologistes, de 200 homosexuels? Les droits économiques n’y sont pas mieux respectés que le droit à la vie. L’administration Bush, le président en tête, s’est ensuite employée à obtenir qu’un maximum de pays latino-américains (sept sur dix) appuient la résolution. Seuls trois pays ont résisté aux pressions et opté pour l’abstention : l’Argentine, le Brésil et le Paraguay.

Discutée le 15 avril, la résolution a été adoptée de justesse par 22 voix pour, 21 voix contre et 10 abstentions. Le texte se limitait pourtant à inciter Cuba à ne prendre aucune mesure menaçant la liberté d’expression et le droit à une procédure équitable. Un texte plus musclé condamnant Cuba aurait sans doute donné lieu à une rebuffade pour l’instigateur. L’administration Bush recherchait moins par cette proposition à clouer Cuba au pilori qu’à maintenir le sujet à l’ordre du jour d’année en année et à ainsi démontrer son hostilité envers le gouvernement de La Havane. Elle utilise ce forum pour tenter d’isoler Cuba et le faire mal paraître. Rien pourtant dans la situation des droits de l’homme à Cuba, prise globalement, ne devrait justifier qu’on fasse de Cuba une cible prioritaire. Bien d’autres pays devraient figurer sur une liste de nations attentatoires à ces droits, et parmi eux au moins neuf pays qui ont voté en faveur de la résolution, tels le Salvador, le Guatemala, le Pérou, etc. Même les États-Unis sont mal placés pour faire la leçon à Cuba en raison de l’application de la peine de mort, de la situation des prisonniers sur la base de Guantanamo, de la discrimination à l’endroit des prisonniers mexicains ou des réfugiés haïtiens, etc. Ils ont d’ailleurs été le seul pays à voter contre une résolution, présentée par Cuba devant la même Commission, sur le droit à l’alimentation. Et ils ont fait des pressions pour que la Commission ne débate pas d’une résolution présentée par Cuba sur la situation des prisonniers à Guantanamo. Cette résolution, qui prévoyait l’envoi de missions d’enquête à Guantanamo, même si elle ne visait pas à condamner directement les États-Unis, embarrassait beaucoup l’Union européenne et les alliés, car elle les forçait à choisir entre la position de principe et la complaisance. Cuba, consciente qu’on voterait une résolution d’inaction en la matière, ce qui aurait enterré la question, a choisi de ne pas soumettre sa résolution à un vote le 22 avril.

Cuba et les États-Unis défendent l’un contre l’autre deux conceptions de la liberté. La liberté que proclame Cuba est celle de choisir sa voie sans ingérence extérieure : liberté rime ici avec souveraineté. Pour les États-Unis, la liberté devient un levier d’intervention dans les affaires cubaines. Washington se préoccupe-t-il de multipartisme et de liberté en Arabie saoudite, même en Chine?

S’agissant des droits de la personne, on assiste au même dialogue de sourds. Cuba distingue les droits socio-économiques et les droits civiques. Les premiers sont des droits sociaux. Cuba fait tout ce qui est en son pouvoir pour rendre effectif l’accès universel à l’éducation, à la santé, au logement, au travail, à la culture. Les droits civiques, à caractère individuel, qu’elle reconnaît, sont assortis de devoirs déterminés par les intérêts collectifs. Cuba admet le principe de la jouissance responsable des droits individuels. Elle respecte les libertés religieuses. Elle respecte la liberté d’association dans la mesure où l’association n’est pas jugée contraire aux intérêts nationaux. Elle respecte également la liberté d’expression. Les citoyens peuvent tenir entre eux des propos qu’ils veulent dans la mesure où ils ne prônent pas des actions extrémistes ou irresponsables. Ils peuvent se plaindre des lenteurs du transport, des pénuries, de la morgue des bureaucrates. Mais le régime n’admet pas l’expression médiatisée d’opinions contraires aux politiques définies par l’État et le parti. Ces opinions ne peuvent donc pas s’exprimer dans les médias cubains ni déterminer la formation d’associations pour les véhiculer. Or des journalistes viennent de l’extérieur recueillir les propos d’opposants. Ils ne s’intéressent pas aux points de vue de ceux qui défendent la Révolution. Les médias étrangers s’arrogent ainsi le pouvoir de décider qui a droit à la parole. Seuls les opposants (les «dissidents») sont courtisés, recherchés, écoutés, diffusés. C’est contre ce traitement unilatéral que le gouvernement et beaucoup de Cubains s’élèvent.

Il y a plus de 40 ans les États-Unis ont imposé un embargo contre Cuba dans le but d’asphyxier la Révolution qu’ils ne pouvaient tolérer avant même qu’elle ne tisse des liens avec l’Union soviétique. Ils ont incité leurs alliés à les imiter afin d’isoler l’île. Ils ont multiplié les actions hostiles (tentatives d’assassinat des dirigeants, sabotages de l’économie, soutien à toutes les catégories d’opposants, hébergement de criminels et de terroristes, incitation aux départs illégaux, etc.). L’obsession punitive chronique s’est même renforcée depuis 1990 avec la disparition de l’URSS. Cette hostilité entraîne sa riposte : une mentalité de siège règne à Cuba. Tout est jugé en fonction de ce prisme, imposant le secret en haut, la prudence en bas, enfermant le débat dans une camisole de force. Cuba se pense et se vit sur le modèle de la citadelle. La consigne est de ne pas fournir de munitions à l’ennemi. Dans le contexte d’une société assiégée, il s’avère difficile de concilier la liberté individuelle et les objectifs collectifs. La critique peut être vue comme faisant le jeu de l’ennemi et être qualifiée de trahison. Cet argument dont usent (et abusent) les autorités n’est pas qu’un prétexte facile. Les opposants et les États-Unis forment un couple de fait. Washington cherche par tous les moyens à faire naître et à organiser une opposition qui deviendrait son instrument pour une reconfiguration du pouvoir et de la société en vue de la reconquête d’une position perdue en 1959. Rares sont les opposants qui savent garder leurs distances vis-à-vis de Washington qui leur offre argent et reconnaissance.

Pour comprendre la complexité de la question et ses ramifications géopolitiques, on rappellera un incident récent. Il y a un an 75 opposants ont été arrêtés à Cuba. Ils ont été jugés et condamnés à des peines allant de 6 à 28 ans d’incarcération. L’opinion publique internationale s’est beaucoup émue. Des intellectuels sympathiques à la Révolution cubaine ont dénoncé ces condamnations. L’Union européenne a adopté des sanctions diplomatiques. Tous ont jugé des événements, graves en soi il faut en convenir, sans égard aux circonstances et aux tensions qui les expliquaient.

Les médias ont fait des prisonniers des intellectuels. Selon les informations communiquées à la presse par le chancelier Felipe Pérez Roque, un tiers des 75 prisonniers ont un diplôme universitaire et 20 % auraient des antécédents criminels allant du vol au viol et au trafic de stupéfiants. Selon l’organisation Reporters sans frontières qui fustige les atteintes à la liberté de presse, 30 des condamnés seraient des «journalistes indépendants». Or il s’avère que seulement quatre ont fait des études en journalisme, alors qu’il y a à Cuba 2 000 journalistes formés avec des titres et des licences.

L’important est ailleurs. Tous ces gens n’ont pas été sanctionnés pour leurs idées, mais pour leurs conduites. Les procès ont démontré qu’ils avaient coopéré directement avec les États-Unis et qu’ils avaient participé à des réunions organisées par la Section des Intérêts Nord-Américains (SINA) à La Havane (qui tient lieu d’ambassade des États-Unis) dont ils avaient reçu argent et équipement. Pour démontrer le bien-fondé de ces accusations, l’État a présenté douze témoins qui ont révélé être des agents de la sécurité cubaine infiltrés dans des organismes voués à la promotion des droits de l’homme. Les biens saisis montraient également que les accusés vivaient mieux que la majorité des Cubains et que la «dissidence» pouvait être une activité lucrative. D’autres opposants, autrement plus actifs comme Oswaldo Payá et Elisardo Sánchez, n’ont pas été inquiétés dans la mesure où ils n’avaient pas collaboré à cette stratégie de provocation pensée à l’étranger.

L’enquête a aussi révélé que le chef de la SINA, James C. Cason, un ami du président Bush, se comporte à Cuba au mépris des conventions diplomatiques. La SINA octroie des laissez-passer permanents à des opposants qu’elle conseille et finance et elle utilise la valise diplomatique pour convoyer des fonds et des moyens (ordinateurs, télécopieurs, etc.) aux opposants qui collaborent avec elle. Cason a poussé l’ingérence jusqu’à fonder une aile jeunesse du Parti libéral cubain. Ces actions sur place s’ajoutent à la campagne médiatique. Les États-Unis financent la diffusion de 2 200 h de radio vers Cuba par semaine, sur 24 fréquences, en violation du droit international. C’est la liberté de presse qu’imposent les États-Unis en utilisant même à l’occasion un aéronef militaire pour diffuser des programmes de Televisión Martí depuis l’intérieur de l’espace aérien cubain. L’agence USAID a dépensé depuis 1997 plus de 26 millions de dollars afin de fabriquer une opposition interne. On crée des ONG pour acheminer des fonds, on fait du lobbying pour que des opposants cubains reçoivent des prix internationaux. Reporters sans frontières, organisme dont le siège est à Paris, très actif à promouvoir le «journalisme indépendant» à Cuba, a bénéficié de subventions. Raúl Rivero, un poète converti au journalisme de choc, lui doit sa consécration internationale confirmée récemment par un prix de l’Unesco.

Dans un article récent, René Vázquez Díaz, écrivain cubain exilé, jugeait des condamnations d’avril 2003 à la lumière du code pénal en vigueur en France et en Suède qui prévoit des peines sévères pour la collaboration avec une puissance étrangère en vue de susciter des actes hostiles ou pour la transmission d’informations tendancieuses. Or Cuba vit dans un contexte de guerre larvée. Et les faits reprochés aux accusés tombent dans la catégorie des actes passibles de sanctions graves dans les pays ci-dessus mentionnés. Ces prétendus journalistes se sont comportés à la façon de mercenaires. Il n’est pas exclu qu’ils aient été utilisés comme leurres par la superpuissance qui cherchait à provoquer une réaction de La Havane. Pour cette raison et par principe, nous aurions souhaité que le gouvernement cubain fasse preuve de clémence. En frappant de la sorte des opposants, il en a fait des «martyrs de la liberté», leur conférant un statut qu’ils ne méritaient pas. Certes il a sanctionné une conduite susceptible de déboucher sur une escalade grave, mais la sanction semble participer de la «guerre préventive» que défend l’administration Bush.

La politique d’hostilité de Washington est le pire obstacle à une normalisation de la société cubaine et à l’avènement d’un pluralisme nécessaire à son épanouissement. Elle entretient le syndrome de l’île assiégée, un climat impropre au débat intérieur et au pluralisme, auquel il convient de répondre par l’unité vue comme le meilleur rempart défensif. Les autorités cubaines sont ainsi justifiées de combattre tout mouvement téléguidé de l’étranger et de corseter les libertés au nom de cette défense de la patrie en danger. L’analyste qui observe la scène cubaine depuis un quart de siècle a constaté des cycles de durcissement et de tolérance qui épousent les rythmes des tensions suscitées par Washington ou Miami à l’endroit de La Havane.

Cuba est une nation soumise aux harcèlements d’une superpuissance voisine qui ne cache pas sa volonté d’en finir avec la Révolution cubaine, une anomalie sur ce continent aux yeux de Washington, un anachronisme avec la fin de la Guerre froide et l’effondrement des régimes communistes. À défaut d’envahir Cuba, les États-Unis cherchent à subvertir par tous les moyens l’ordre interne. C’est dans ce contexte qu’il convient de juger de la question des droits de la personne à Cuba. Ne pas en tenir compte serait se faire complice d’une campagne de désinformation. C’est seulement après avoir admis ce contexte et les contraintes qu’il fixe à l’État cubain que l’on peut débattre avec sérénité et esprit constructif de la situation des droits de la personne à Cuba pour eux-mêmes.

On pourra alors reconnaître qu’il y a à Cuba des prisonniers condamnés en vertu de lois qui n’ont plus d’équivalent chez nous, mais qui ont permis d’incarcérer des opposants (au Québec en octobre 1970) et de détenir dans des camps des Canadiens d’origine allemande, italienne ou japonaise durant la Deuxième Guerre mondiale. On s’entend aujourd’hui à juger ces lois abusives, mais ce consensus n’avait pas cours lorsqu’elles furent appliquées. L’historien rappellera les circonstances qui ont présidé à leur application et s’étonnera qu’on exige de Cuba une conduite irréprochable en la matière sans égard ni à son histoire ni à sa condition de nation assiégée.

La partialité des médias est patente sur un autre dossier concernant Cuba. La situation des droits de l’homme, c’est aussi le sort des cinq Cubains détenus prisonniers aux États-Unis et qui n’ont pas bénéficié de l’attention médiatique. Accusés de «conspiration» pour se livrer à de «l’espionnage», ils ont été condamnés en 2001 à des peines extravagantes (deux perpétuités + 15 ans pour Gerardo Hernández, l’un des cinq), alors que leur seul crime est d’avoir infiltré des organisations anticastristes afin de déjouer des projets terroristes (pose de bombes dans des installations touristiques, sabotages d’infrastructures, interférences dans les messages entre les avions et les tours de contrôle) et subversifs (propagande pour stimuler des départs illégaux, violents). Le procureur avait reconnu que les accusés n’avaient eu accès à aucun renseignement touchant la sécurité nationale des États-Unis. Mais leur infiltration des organisations anticastristes pouvait révéler des complicités embarrassantes entre des criminels et des instances gouvernementales. Les conditions du procès et de la détention ne correspondent pas aux droits reconnus aux détenus aux États-Unis. Ces prisonniers ont séjourné des mois en isolement complet, y compris au mitard («trou»), n’ont pas accès à des visites de leur famille, à qui on refuse des visas. Leurs avocats choisis par la cour n’ont reçu qu’une fraction des dossiers d’accusation. Ainsi les États-Unis réclament pour leurs collaborateurs cubains prisonniers un traitement qu’ils refusent aux agents de l’État cubain.

Note de l’auteur. Cet article avait été proposé successivement, dans une version un peu plus brève, à La Presse et au Devoir. Aucun de ces quotidiens qui publient à l’occasion des articles dénonçant l’atteinte à la liberté de presse à Cuba n’a accepté de l’accueillir, préférant continuer à juger de la question cubaine avec les œillères et la partialité qu’ils reprochent aux médias cubains. La propagande n’est pas seulement là où on veut la voir!



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