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Témoignage d'une française sur l'insurrection égyptienne

Anonyme, Friday, February 4, 2011 - 14:17

La situation est tout à fait extraordinaire, aussi me permettrez-vous d’apporter ma modeste contribution pour compléter les informations qui vous parviennent par les médias traditionnels ou non.

J’ai été à la manifestation de vendredi [28 janvier] et toute la journée les policiers ont tenté de repousser les manifestants qui souhaitaient accéder à la place Tahrir. Jamais de ma vie je n’ai vu autant de bombes lacrymo lancées par les forces de l’ordre, l’air était irrespirable par moment. Partout, les gens s’entraidaient — j’ai découvert à cette occasion que pour lutter contre la brûlure des lacrymos, il fallait se rincer le visage au Pepsi Cola ou au Coca, ou encore respirer des oignons et du vinaigre — et distribuer à tour de bras mouchoirs et masques chirurgicaux. J’ai bien retenu la leçon de l’Égyptien qui nous a accompagnés au début de la manif, quand il faut courir, il faut courir, et beaucoup de gens couraient pour éviter les bombes. Pour la première fois, les hommes regardaient les femmes comme des égales, sans arrière-pensée genrée, ce qui reste encore vrai aujourd’hui. Tout le jour, des groupes de 100 ou 200 personnes arrivaient de partout, grossissant les troupes des manifestants se dirigeant vers la place de la Libération (ça veut dire ça Tahrir), sans pour autant parvenir à percer les cordons de police. Il y avait beaucoup de jeunes, habillés à l’occidentale mais pas seulement, des hommes, des femmes, et même des enfants — un peu, et beaucoup moins que les jours suivant. Dans leur voix, il y avait une rage, un souffle, une détermination que je n’avais jamais rencontrés chez personne auparavant. J’ai vu des blessés, des gens qui avaient dû se battre aux premières lignes, le sang qui leur coulait sur le visage, les jambes, ou un œil complètement tuméfié. Il n’y avait pas encore beaucoup de banderoles, mais des slogans chantés par des meneurs sans porte-voix mais assis sur les épaules d’autres manifestants qui reprenaient comme un seul homme des cris comme «Le peuple veut faire chuter du système» ou «C’est incorrect» ou «Descendez, descendez» aux gens qui re-[…].

Entre chien et loup, les policiers ont commencé à se retirer, et il a été possible d’avancer sur le pont menant à la place. À ce moment la nuit est tombée, et la terreur a commencé. De nouvelles lacrymo ont été lancées, sauf qu’on ne les voyait plus parce qu’il faisait nuit, et on entendait des coups de feu sans que l’on sache s’il s’agissait de balles réelles, de balles en caoutchouc, ou de bruits liés au lancement des lacrymos. C’était absolument terrifiant. On a essayé de se réfugier dans un des hôtels de luxe près du Nil — toutes les rues autour étaient barrées par les flics — les gens criaient «Asile ! asile ! asile !», mais l’hôtel avait fermé ses portes et ne faisait que distribuer de l’eau pour se donner bonne conscience. Avec le copain avec qui j’étais, on a cherché à quitter les lieux, je ne voulais pas prendre le pont de crainte d’un mouvement de foule. On a fini par trouver une famille égyptienne qui nous a accueillis toute la nuit, nous a nourris et laissés dormir chez eux. Toute la nuit, les gens se sont battus dans la rue, à balles réelles cette fois-ci, j’ai cru que cette apocalypse n’en finirait jamais. Finalement, à 5h40, on n’entendait plus rien.

Quand on est sortis le matin, les rues du centre-ville avaient des airs d’après-guerre : voiture et camions de police calcinées, vitrines cassées, immeuble du parti national en feu, gens dormant sur la place. Ils avaient tellement lancé de lacrymo qu’on ne pouvait pas s’empêcher de pleurer, plusieurs heures après la fin des combats. Je crois que l’image la plus forte que je garde de ce jour-là reste le petit groupe de personnes qui à 8 heures s’étaient de nouveau rassemblées sur la place encore fumante et qui criaient de nouveaux slogans. Il y a eu beaucoup de blessés, et des morts aussi. On a su ensuite qu’à la nuit les manifestants avaient réussi à prendre la place, et que de là, les combats avaient commencé, où l’avantage n’était pas toujours du côté de la police, sauf pour les armes à feu. Samedi, on est retourné plus tard sur la place, il y avait beaucoup de monde, et surtout des fraternisations avec les militaires qui se faisaient photographier avec les manifestants main dans la main.

Les jours suivants, les manifs ont grossi, tous les jours les gens ont rempli la place tahrir, organisant des sittings la nuit. J’ai eu l’impression qu’ils ont appris à manifester plus systématiquement que ce que j’avais vu auparavant, utilisant force banderoles et panneaux. Beaucoup d’enfants dans les rues, et des scènes très drôles, avec des petites filles sur les épaules de leur père, lançant des slogans que la foule reprend en cœur : «Le peuple veut faire chuter le président». Il y a quelque chose de très beau et de typiquement égyptien, c’est la manière dont les gens inventent et chantent les slogans politiques. En temps normal, les Égyptiens sont des gens qui chantent tout le temps, on peut rencontrer des hommes dans la rue ou sur leur moto qui reprennent des airs populaires et font de la musique avec un rien ou avec leurs mains. Alors là, tous ces gens dans les rues et sur la place ne font que continuer cette habitude et chantent ensemble. Le soir, ça prend des airs de fête, des types avec leur darbouka qui donnent les rythme et les sitters qui frappent des mains. Les rues sont encadrées par les tanks qui de plus en plus font des contrôles d’identité pour sécuriser la place. Un homme à qui on demandait comment c’était la place avant d’y entrer nous a répondu : «C’est une fête de mariage !» Je suis restée un soir avec un de mes profs d’arabe et ses amis, c’était très chouette. En fait, depuis cinq jours, tout le monde parle politique dans la rue, ce qui change énormément d’auparavant où c’était le sujet tabou. On rencontre des gens nombreux qui affirment qu’ils veulent juste que le président s’en aille. Un jeune m’a raconté toute sa résignation, toutes les humiliations et les frustrations qu’il a subies ces dernières années, et se disait prêt à mourir maintenant qu’il avait retrouvé sa dignité. Il m’a dit «Ou il part, ou c’est la mort. Je ne continuerai pas comme auparavant.» Il était très sérieux. Il y a aussi les gens qui soutiennent le gouvernement. L’armée a une réputation du tonnerre, et dès le lendemain de vendredi on entendait des gens crier «Le peuple, l’armée, une seule main». J’ai vu des scènes de charivari avant-hier, avec humiliation symbolique d’une effigie de Moubarak qu’on pendait, ou des tas de poubelles surmontées d’un panneau «Ici, le siège du parti national» (de Moubarak).

Place Tahrir, le 1er février

Hier, il y a eu un monde fou. Ça ressemblait au Premier Mai à Paris. Il fait très beau en plus ces derniers jours, sauf les nuages hier. Les gens étaient très heureux, et optimistes. Ça a duré toute le journée, on est rentré en milieu d’après-midi. J’ai vu un type qui arborait une pancarte de soutien à Moubarak, il s’est fait prendre à partie par un groupe de personnes qui ont fini par déchirer sa pancarte dans des cris de joie. Il n’a pas plu, certainement que dieu est contre Moubarak et n’a pas voulu que les manifestants se dispersent.

Aujourd’hui, tout avait l’air calme et comme d’habitude. Ce matin les gens klaxonnaient dans la rue comme pour une victoire au football, j’ai vu un défilé de taxis en klaxon, et j’ai croisé un groupe qui criait «Nous sommes l’Égypte». Depuis 14 heures cependant, on voit à la télé des combats de rue qui opposent pro- et contre-Moubarak. C’est d’une violence inouïe, il y a même des chevaux, des chameaux et des genres de barricade. Je pense qu’une partie de cette contre-manif est le fait de la police en civil, parce que je ne vois pas d’où sortiraient les chevaux entraînés à la foule autrement. Je ne sais pas comment la situation va évoluer.

Les images que vous voyez à la télé, apocalyptiques, doivent être relativisées : les luttes ont lieu dans des endroits très circonscrits de la ville, l’hyper-centre pour l’essentiel. Ailleurs, la vie continue, jusqu’au couvre-feu où des groupes de voisins s’organisent pour faire des cordons de protection et défendre magasins et maisons le soir. En général, tout est plutôt calme et l’ambiance et plutôt bon-enfant, les gens sont pleins d’espoir et s’aident, distribuant des vivres et de l’eau aux manifestants et aux sitters. Très bon-enfant donc, jusqu’à aujourd’hui tout du moins. En général, il ne faut pas s’inquiéter. Avec mes amis, nous descendons régulièrement parce qu’on ne peut pas faire autrement, sauf aujourd’hui où on a vraiment le sentiment que ça chauffe. Je ne pense pas rentrer pour le moment, en tout cas, pas tant que l’ambassade n’a pas demandé aux Français de rentrer en France. Je vais peut-être ouvrir un Facebook.

Voilà. Je vous mets quelques photos, sauf celle de vendredi, je n’avais pas mon appareil, je craignais qu’on le confisque. Les photos de foule avec des gens sur les tanks sont de samedi, et une image d’un tag sur la ligne de métro, d’un type qui a remplacé le nom de la station Moubarak par «25 hanvier 2011», le jour de sa chute (in cha’Allah). Suite des photos dans un prochain mail.

Je vous embrasse tous et essaie de vous tenir au courant. Merci encore pour vos mails attentionnés. Et ne dites ren à ma famille surtout, pas de gaffe, ils ont déjà assez peur sans savoir que je sors dans les manifs. Joyeux anniversaire Sébastien, je suis sûre que le président a rouvert internet aujourd'hui pour que je puisse te le souhaiter. Excusez les fautes de ce mail aussi, je n’ai pas le temps de bien le relire.

J’ai oublié de vous dire : pour ce qui est des images de gens en prière sur la place, il n’y a vraiment pas de quoi être terrifié. Les gens sont très croyants ici, et prier à l’heure de la prière est tout à fait normal, rien de particulier là-dedans. Pour ce qui est des Frères Musulmans, ils étaient totalement absents vendredi, mais semblent profiter de la situation pour réapparaître sur le terrain politique. On les voit sur la place le soir, à faire du sitting, et ils sont plutôt bien organisés : tentes, feu de bois, nourriture… cela ne signifie pas qu’ils représentent une force majoriaire, j’ai discuté avec des tas de gens qui, pour être pratiquants, ne les soutiennent pas pour autant.

Les images que je vois à l’instant de la place ressemblent à une guerre civile. De chez moi on n’entend rien, mais ça a l’air très grave. Je connais des gens qui y sont, et j’ai vraiment peur pour eux. Il y a trois jours, on avait entendu des avions de chasse, et je soupçonne fortement le président d’organiser cette anarchie et cette violence. C’est une honte ! Je vous en prie, allez manifester en France, il faut que ça bouge, il y a une jeunesse sacrifiée ici !

Voici l’adresse d’un blog avec de magnifiques photos (merci Samir) : blogs.denverpost.com/captured/2011/01/31/captured-protests-in-egypt-continue/2628/

Pour répondre aux questions des uns et des autres, les Égyptiens savent ce qu’ils ne veulent surtout pas, en revanche, il n’y a rien de clair qui ressort pour ce qu’ils voudraient. Ils veulent que le président parte, mais je n’entends rien sur un après. À vrai dire, avant il y a une semaine, la plupart des gens que j’avais rencontrés n’avaient pas de discours politique, il parlaient de ce sujet sur le ton de la blague, en parlant de «Monsieur 30», ou en faisant semblant d’adorer leur président tout en se moquant de lui. Aujourd’hui, tout le monde ose parler et même avoir une opinion politique. Au supermarché avant-hier, le caissier me disait que le peuple en avait assez et qu’il fallait que le président parte. De même dans le métro, ou alors lorsque les gens acclament le moindre militaire ou le premier tank qui passe ou huent la police. Je suis rentrée l’autre soir avec mes amis égyptiens, qui dans la nuit chantaient des slogans et étaient accueillis en frères dans la rue. Depuis une semaine, j’ai eu l’impression qu’une opinion publique s’était formée, avec quelque chose d’une certitude d’être dans le vrai qui s’entend dans le regard des gens, dans leur voix. Les gens aspirent vraiment à la liberté, qui est un très beau mot en arabe parce qu’il sonne comme un cri de guerre et de l’âme — «horia» — que les gens entonnaient dans la rue d’ailleurs. Ce sont les jeunes qui ont fait cette révolution, mais pas seulement, j’ai vu des familles, et même des personnes âgées. Il y a un ras le bol généralisé et une aspiration réelle à quelque chose de neuf. Un jeune m’a dit qu’après cela, on respectera de nouveau l’Égypte. C’est comme si les gens avaient retrouvé une dignité. Pour ce qui concerne l’attitude envers les étrangers, la plupart des Égyptiens qu’on a rencontrés nous ont remercié de les soutenir, en nous demandant pourquoi on était là, et ensuite en nous souhaitant la bienvenue en Égypte. Je n’ai rencontré qu’une femme qui s’en prenait aux étrangers en nous disant : «Vous êtes qui pour nous dire ce qu’on a à faire ?»

Les Frères Musulmans sont organisés mais se sont fait réprimer. Je crois que les chefs sont encore en prison, mais il y a des militants qui ont saisi l’opportunité au vol.

Quant à ce que vous entendez à la radio sur les évènements d’aujourd’hui, je suis restée à la maison, je ne peux pas les confirmer directement, mais Al Jazira nous donne les mêmes infos que vous en ce moment.

Je ne sais pas si le président s’en ira, il a l’air très accroché au pouvoir. Ici, la corruption inerve toute la société, de la police, aux hommes d’affaire et aux hommes politiques. Je pense que ses soutiens vont bien au-delà de ses proches, à la différence de Ben Ali en Tunisie qui avait concentré toutes les sources de pouvoir économique et politique entre les mains de sa famille ou de celle de sa femme. Par ailleurs, l’anarchie qui est en train de s’organiser ne joue pas forcément en faveur des manifestants. S’il part, rien ne permet de dire ce qui se passera. Je ne crois pas que les extrémistes arriveront d’emblée au pouvoir, peut-être dans un second temps si le processus échoue parce qu’il est vrai que la société n’est pas du tout laïque, la religion est très prégnante ici, la société conservatrice et que l’Égypte n’est pas la Tunisie. Les marques de la colonisation sont beaucoup moins fortes ici. Par ailleurs, le processus démocratique est beaucoup plus en danger ici, aussi à cause de la violence dans laquelle se passe la révolution, qui est une révolution du peuple, mais où aucun leader crédible ni aucune force politique ne semble sortir du lot.

Mais, je ne vous donne là que mon avis, qui ne vaut ni comme prédiction, ni comme analyse historique.

Bons baisers à tous.

Mailing - Sarah, 3 février 2011.



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